Le zeugme du dimanche matin et de Thomas C. Foster

Thomas C. Foster, How to Read Literature Like a Professor, éd. de 2014, couverture

«After spending all her money and psychic energy in this mad plunge into a fantasy image, she is caught out in a rainstorm that ruins her clothes, her packages, and her coiffure.»

Thomas C. Foster, How to Read Literature Like a Professor. A Lively and Entertaining Guide to Reading Between the Lines, New York, HarperPerennial, 2014, xxx/336 p., p. 72. Revised Edition.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Sur deux vers de Gérald Godin

Gérald Godin, les Cantouques, éd. de 1971, couverture

Ils se trouvent dans le poème «Cantouque du mauvais jour» (p. 50-52) du recueil les Cantouques (1967) :

et la taverne du coin
par la draffe d’air et celles qu’on boit (éd. de 1971, p. 50)

Godin évoque un lieu masculin : la loi a réservé les tavernes québécoises aux hommes jusqu’en 1979; dans les faits, elles mettront encore quelques années à toutes s’ouvrir aux femmes.

Le poète donne un bel exemple de diaphore : «On répète un mot déjà employé en lui donnant une nouvelle nuance de signification», dixit le Gradus de Bernard Dupriez (éd. de 1980, p. 155). Pour des masses d’autres exemples, vous pouvez aller ici.

Godin parle d’abord des courants d’air qui circulent dans les tavernes : voilà sa première draffe.

Les secondes se boivent : la bière en fût est de la draffe (on entend aussi draft).

À la taverne, il y a (eu) de l’anglais : draught et on draught (draft et on draft aux États-Unis).

Puis il y a eu de la poésie.

 

Références

Dupriez, Bernard, Gradus. Les procédés littéraires (Dictionnaire), Paris, Union générale d’éditions, coll. «10/18», 1370, 1980, 541 p.

Godin, Gérald, les Cantouques. Poèmes en langue verte, populaire et quelquefois française, Montréal, Parti pris, coll. «Paroles», 10, 1971, 52 p. Édition originale : 1967.

Les zeugmes du dimanche matin et de Ken Dryden

Ken Dryde, Scotty, 2019, couverture

«And to make that even more unavoidable, running down the middle of every building from top to bottom like an umbilical cord, connecting every flat, was a ventilation shaft that amplified each sound and smell and drama» (p. 27).

«Cournoyer’s injured back, which had taken away his speed and joy, wouldn’t be getting better, and so he retired» (p. 213).

Ken Dryden, Scotty. A Hockey Life Like no Other, Toronto, McClelland & Stewart, 2019, viii/383 p. Ill.

P.-S.—L’Oreille tendue a présenté ce texte le 4 novembre 2019.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Les quinze nouveaux mots du vendredi matin

Il y en a en français.

Une situation politique explosive ? De la nitro-politique.

Partager une moto ? Du comoturage.

Conseiller des vins ? S’imposer comme vinfluenceur.

Consommer activement ? Être un consommacteur.

De la musique qui stresse ? Une pulsion électroppressante.

Souvent faire la grève ? Participer à la gréviculture.

Rendre plus agile (en langue managériale) ? Agiliser.

Du fromage, mais végétal(ien) ? Du vromage.

Après l’interdisciplinarité, la transdisciplinarité et la multidisciplinarité ? La paradisciplinarité.

Des minoritaires qui s’imposent ? Des manoritaires.

Être outré par profession ? Pratiquer l’outrisme.

Il y en a en anglais.

La renaissance du gin ? La ginaissance.

Un promoteur de la culture du bain ? Un bathfluencer.

Drôle et mauvais à la fois ? Hilaribad.

Un mot qui peut être son propre antonyme ? Un contranym.

P.-S.—Certains de ces mots sont plus récents que d’autres. C’est comme ça.

La voix de Malcolm Gladwell

Gladwell, Malcolm, Talking to Strangers, 2019, couverture

La Mort de Roi est un roman québécois, de Gabrielle Lisa Collard, qui paraîtra dans une quinzaine au Cheval d’août. À un moment de l’intrigue, sa narratrice se demande ce qu’elle doit faire d’un personnage encombrant appelé Stéphane. Cet inconnu vient de la draguer agressivement, ce qu’elle n’a pas apprécié. Elle est un peu stressée; on le serait à moins. Que va-t-elle faire ? Prendre la route.

Je cognais déjà des clous quand j’ai pris place derrière le volant pour sortir de son garage. Heureusement, j’avais downloadé des podcasts. La voix de Malcolm Gladwell allait m’accompagner à travers les montagnes et la nuit (p. 101).

Cette voix de Malcolm Gladwell, on peut bien sûr l’entendre dans ses balados, Revisionist History ou Broken Record. (L’Oreille tendue en causait justement pas plus tard que l’autre jour.) Elle est aussi dans la version audio de son plus récent livre, Talking to Strangers (2019).

Maxime Johnson, pour le magazine l’Actualité, a interrogé Gladwell au sujet de la nature de cette version et de ses effets sur l’écriture de l’ouvrage : «Votre travail sur le livre audio a-t-il influencé la rédaction du livre papier ?»

Je pense que oui. Plusieurs personnes m’ont dit que le livre ne se lit pas de la même façon que mes ouvrages précédents. Je savais tout au long du projet que j’allais réaliser un livre audio, alors j’écrivais autant un livre qu’un script. Ça a influencé le ton de l’œuvre.

Allons-y voir de plus près : comment le «ton» a-t-il été «influencé» ?

On pourrait disserter sur l’usage par Gladwell des points d’exclamation («She’s right !», p. 182; «Wait !», p. 376), sur son usage répété de la même question rhétorique («Right ? Wrong», p. 157, p. 161, p. 205, p. 320) ou sur sa façon de s’insurger («Give me a break», p. 374). Tout cela confère une évidente oralité au livre.

C’est également vrai d’un autre procédé, autrement plus important : la volonté continuellement renouvelée de créer de la connivence. Les formes de cette connivence sont nombreuses; voici quelques-uns des procédés employés par Gladwell s’agissant de son lecteur.

Prévoir ses réactions : «In case you were wondering […]» (p. 35 n.); «I’m sure you are wondering […]» (p. 40 n.); «Can you blame him ?» (p. 177); «You can guess, can’t you ?» (p. 360)

Former un tout avec lui : «The issue with spies is not that there is something brilliant about them. It is that there is something wrong with us» (p. 68); «CIA officers are — like the rest of us — human […]» (p. 86); «It’s why you and I would want to work for him» (p. 142); «I was convinced Nervous Nelly was lying. You would conclude the same, if you saw her in action» (p. 175); «You or I would probably […]» (p. 184); «Police officers are no different from the rest of us» (p. 308).

L’accompagner : «Keep in mind […]» (p. 48, p. 323); «You can be forgiven if you find this confusing» (p. 134); «Did you follow all that ?» (p. 147); «as you will recall» (p. 171).

Solliciter son assentiment : «I think you’ll agree that this is baffling» (p. 41); «If I can convince you of one thing in this book, let it be this : Strangers are not easy» (p. 50).

Lui proposer des expériences de pensée : «Now imagine […]» (p. 132); «Imagine the following scenario» (p. 160); «If you knew my father […]» (p. 163); «So, suppose that you are a successful professional comedian» (p. 209); «If you talk to someone from Seattle […]» (p. 285 n.).

Le conseiller : «If you want to understand how deception works, there is no better place to start» (p. 69 n.); «If you would like to go down the Sandusky rabbit hole, you may want to start with Ziegler» (p. 357); «if it interests you, there’s much more to read !» (p. 368)

Le diriger : «Take a look» (p. 274, p. 285 n., p. 287, p. 376); «But think about it» (p. 297); «Think back […]» (p. 337).

Faire appel à ses souvenirs : «Just think about how many times you have criticized someone else, in hindsight, for their failure to spot a liar» (p. 78); «If you read about the Sandusky case at the time […]» (p. 119).

Demander sa confiance : «I could give you a point-by-point analysis of what was wrong with the investigation of Kercher’s murder» (p. 170); «Believe me, there are more like this» (p. 180).

Le féliciter (l’auteur et le lecteur ont appris des choses ensemble) : «I hope by now, however, that you aren’t satisfied with this account of Sexton’s death» (p. 290); «I think you can guess» (p. 311 n.); «At this point, I think we can do better» (p. 320); «If you can make sense of those numbers, you’re smarter than I am» (p. 376).

La plupart de ces adresses au lecteur peuvent viser un interlocuteur singulier. Le pluriel est aussi possible : «Do you think the judge was right ? I’m guessing many of you do» (p. 154).

Le choix des pronoms personnels va aussi dans le sens d’une inclusion du lecteur. Au lieu de «I’ll call him Philip», «Let’s call him Philip» (p. 69). Au lieu de «One would think we’d be good at it», «You’d think we’d be good at it» (p. 72). Au lieu de «But I’m gettind ahead of myself», «But we are getting ahead of ourselves» (p. 142).

Tout cela mis ensemble fait que le ton de Talking to Strangers ne peut pas ne pas rappeler celui de Revisionist History. Ce n’est évidemment pas un reproche. C’est de cela qu’est faite la voix de Malcolm Gladwell. Voilà pourquoi elle nous accompagne, parfois dans des situations douloureuses.

P.-S.—De quoi est-il question dans Talking to Strangers ? Du fait que souvent nous «lisons» mal les personnes que nous voyons pour la première fois. Pourquoi ? Certains voudraient que nous soyons systématiquement méfiants envers elles, alors que ce n’est pas dans le meilleur intérêt de la société; nous croyons pouvoir saisir leur personnalité sur leur visage; nous faisons comme si nous n’avions pas à tenir compte du contexte de la rencontre. Sur ces trois plans, collectivement, nous avons tout faux.

 

Références

Collard, Gabrielle Lisa, la Mort de Roi. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2019, 132 p.

Gladwell, Malcolm, Talking to Strangers. What We Should Know about the People We Don’t Know, New York, Boston et Londres, Little, Brown and Company, 2019, xx/386 p. Ill.