L’oreille tendue de… Blaise Cendrars

Cendrars, Bourlinguer, éd. de 1966, couverture

«Aux atterrages de Naples, comme convenu, le cher Domenico me cacha dans le poste désert, me dissimulant dans sa couchette, et, pour que la petite bosse que je formais sous la couverture ne se remarquât pas, il jeta par-dessus suroît et maillots sales, comme s’il venait de changer de tenue, et, avant de sortir, il ajouta encore au tas la guitare de l’unijambiste. Je ne pouvais pas bouger, et c’est le cœur battant et l’oreille tendue que j’entendis le tambour du cabestan se dérouler avec fracas juste au-dessus de ma tête, une ancre tomber à l’eau, des coups de sirène et de sifflet, des cris et des appels, le chuintement des vedettes à vapeur des autorités du port qui accostaient le navire, le tapage des treuils, puis les colloques et les longs marchandages des bateliers qui venaient embarquer les passagers car à cette époque lointaine un transatlantique du tonnage de l’Italia n’allait pas encore à quai; puis, à deux ou trois reprises, et je ne sais pas au bout de combien de temps car le temps me paraissait terriblement long, il me sembla que l’on m’appelait par mon nom, mais je suffoquais et m’endormis, asphyxié par l’odeur des pieds du géant et les émanations pharmaceutiques des onguents et des liquides dont il faisait un si furieux usage et qui imprégnaient sa couchette.»

Blaise Cendrars, Bourlinguer, Paris, Denoël, coll. «Le livre de poche», 437-438, 1966, 440 p., p. 27-28. Édition originale : 1948.

La clinique des phrases (124)

La clinique des phrases, Charles Malo Melançon, logo, 2020

(À l’occasion, tout à fait bénévolement, l’Oreille tendue essaie de soigner des phrases malades. C’est cela, la «Clinique des phrases».)

Certains n’ont rien à faire des répétitions dans un même texte. C’est le cas de Paul Léautaud dans son Journal littéraire : «Je ne changerais pour rien au monde une phrase qui contient deux fois, même trois, le même mot, si elle dit ce que je veux dire et si elle est venue ainsi» (16 juin 1905, p. 182).

D’autres, par exemple l’Oreille tendue, sont moins tolérants.

Soit la phrase suivante, tirée d’un quotidien montréalais :

Tout en enchaînant les rôles d’idiote sexy, elle quitte son mari et se marie avec Mickey Hargitay, un ex-Monsieur Univers d’origine hongroise avec qui elle aura trois enfants.

Ça fait un peu désordre, non, «son mari et se marie» ?

Proposons donc ceci :

Tout en enchaînant les rôles d’idiote sexy, elle quitte son mari et épouse Mickey Hargitay, un ex-Monsieur Univers d’origine hongroise avec qui elle aura trois enfants.

À votre service.

 

Référence

Léautaud, Paul, Journal littéraire. I. 1893-1906, Paris, Mercure de France, 1975, 364 p. Ill. Édition originale : 1956.

Avec ou sans bines

Yves Beauchemin, le Matou, éd. de 2007, couverture

Dans une aventure antérieure, nous avons croisé la binerie, cet endroit où l’on sert des bines (des fèves au lard). La plus célèbre, notamment grâce au roman le Matou (1981) d’Yves Beauchemin, est la Binerie Mont-Royal, qui est toujours en activité ici.

Le dictionnaire numérique Usito étend cette définition : «Familier. Commerce ou entreprise de petite taille, générant peu de revenus.»

La forme négative est fréquente : «L’accusation provient des Nations unies, qui n’est pas précisément la binerie d’à côté» (la Presse+, 10 juillet 2025).

À votre service.

 

Référence

Beauchemin, Yves, le Matou. Édition définitive, Montréal, Fides, 2007, 669 p. Édition originale : 1981.

Accouplements 267

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Au moment de mourir, le film de notre vie défilerait devant nos yeux, dit-on. Avec Woody Allen et Paul Quarrington, les choses sont un peu plus compliquées.

Pour le premier, dans son monologue «Down South», on s’est trompé de film.

 

«And suddenly my whole life passed before my eyes. I saw myself as a kid again, in Kansas, going to school, swimming at the swimming hole, and fishing, frying up a mess-o-catfish, going down to the general store, getting a piece of gingham for Emmy-Lou. And I realise it’s not my life. They’re gonna hang me in two minutes, the wrong life is passing before my eyes.»

Pour le second, dans son roman King Leary (1987), le film est trop long.

«Poppa Rivers was standing down the hallway.
He was as ancient a bugger as I’d ever seen. He looked like God Almighty had forgot to punch his time clock.
“Christ,” I muttered.
“He’s old,” said Manfred. He was wont to say that sort of thing.
“Old ? If his life flashed in front of his eyes there’d have to be an intermission”» (p. 135).

Tout bien considéré, peut-être vaut-il mieux ne pas mourir.

 

Référence

Quarrington, Paul, King Leary. A Novel, Toronto, Doubleday Canada, 1987, 232 p.

Curiosité voltairienne (et sédentaire)

Bixi et carré rouge, Montréal

«Ma vie manque d’aventure, de cabanes au Canada, de trappeurs, de grands espaces, d’arpents de neige, de carcajous, d’aurores boréales. Ma vie attend à un feu rouge, elle ne trouve pas de borne libre pour garer son vélo BIXI, elle constate avec dépit que ses céréales favorites sont en rupture de stock au supermarché. Ma vie ne se rend pas au pôle Nord en traîneau à chiens, elle fait de l’insomnie.»

Nicolas Guay, «Fragments par 5, numéro 54», blogue le Machin à écrire, 18 février 2024.

 

Au début du vingt-troisième chapitre de Candide (1759), le conte de Voltaire, «Candide et Martin vont sur les côtes d’Angleterre; ce qu’ils y voient», Candide discute avec Martin sur le pont d’un navire hollandais : «Vous connaissez l’Angleterre; y est-on aussi fou qu’en France ? — C’est une autre espèce de folie, dit Martin. Vous savez que ces deux nations sont en guerre pour quelques arpents de neige vers le Canada, et qu’elles dépensent pour cette belle guerre beaucoup plus que tout le Canada ne vaut.»

 

Voltaire est toujours bien vivant.