Mitraille, ou pas

Du cochon et de la tirelire

Soit le texte suivant, tiré de l’excellent Synapses de Simon Brousseau (2016) :

À un certain moment dans ta carrière il t’a fallu admettre que ton apparence, et plus spécifiquement ton uniforme, constituait pour tes collègues comme pour les clients le gage de ton professionnalisme, de sorte que tu as dû abandonner les vêtements amples et confortables que tu aimes pour les remplacer par des tailleurs mortifères et des bas collants qui, s’ils te font une belle jambe, te donnent aussi l’impression d’être une madame trop coincée pour qu’on l’invite à sortir, une femme d’affaires qui ne pense à l’amour que le soir lorsqu’elle grignote des crudités devant sa télé, seule dans sa vieille robe de chambre, et si l’on vante ton élégance, il te faut tout ton petit change pour ne pas hurler (p. 43-44).

Qu’est-ce que ce «petit change» ?

Au sens (im)propre, petit change, au Québec, sous l’influence de l’anglais small change, désigne la petite (la menue) monnaie, la mitraille.

Au sens figuré, qui a besoin de (tout) son petit change doit faire des efforts considérables, aller puiser loin la force nécessaire pour mener quelque chose à terme ou pour résister à une envie ou à un besoin. Au-delà du petit change, il n’y a plus rien.

 

[Complément du 14 août 2022]

Chez Patrice Desbiens, dans «tous nos grands lacs» (60 poèmes), on lit ceci :

on brasse
notre petit change
dans nos culottes et
cela fait un tintement
de menottes dans
la nuit

 

Références

Brousseau, Simon, Synapses. Fictions, Montréal, Le Cheval d’août, 2016, 107 p.

Desbiens, Patrice, 60 poèmes, Montréal, L’Oie de Cravan, 2021, s.p.

Divergences transatlantiques 047

Brique

Soit le texte suivant, tiré du recueil de nouvelles le Palais de la fatigue de Michael Delisle (2017) :

Pourquoi étais-je incapable de suivre ma voie avec l’allant de ce gars dans la brique de Flaubert qui courait d’une demi-mondaine à l’autre, louait des étages d’hôtel, commandait des portraits, engageait des avocats, se présentait comme politicien et intriguait pour obtenir des charges ? Pourquoi étais-je incapable de faire autre chose que de rester assis à attendre qu’on me verse des litres de piquette jusqu’à ce que je m’écroule, offert au premier prédateur qui passe ou qui, désormais, passerait tout droit parce que j’étais trop vieux ? (p. 76)

Un ami français de l’Oreille tendue, appelons-le Le Flaubertien, s’est étonné à la lecture de cette citation devant le mot brique. Il aurait dit, lui, pavé.

L’Oreille, jusque-là, ne s’était jamais avisée de ce sens québécois du mot brique. En revanche, le dictionnaire numérique Usito l’a repéré : «Fam[ilier]. Livre volumineux, à la lecture parfois laborieuse.»

Merci à l’ami et au dictionnaire.

P.-S. — Un lecteur d’un des livres de l’Oreille a déclaré un jour, à la télévision, le tenant dans ses mains, que c’était «toute une brique». Le livre fait 125 petites pages. On peut penser que c’était ironique.

 

[Complément du 28 mars 2017]

Sur Twitter, Michel Francard, le coauteur du Dictionnaire des belgicismes (2010), écrit que cet emploi de brique existe aussi en Belgique.

 

Références

Delisle, Michael, le Palais de la fatigue. Nouvelles, Montréal, Boréal, 2017, 137 p.

Francard, Michel, Geneviève Geron, Régine Wilmet et Aude Wirth, Dictionnaire des belgicismes, Louvain-la-Neuve et Paris, De Boeck et Duculot, coll. «Langue française – Ouvrages de référence», 2010. Ill. Préface de Bruno Coppens.

Les zeugmes du dimanche matin et de Grégoire Courtois

Grégoire Courtois, les Lois du ciel, 2016, couverture

«Si ce type n’arrivait pas dans les cinq prochaines minutes, elle se disait qu’elle n’aurait plus qu’à se laisser tomber de l’autre côté du tronc, baisser son short et sa culotte et passer la nuit là, sur le flanc, se vidant douloureusement de ce qui lui restait de bile et de décence» (p. 38).

«Quand on a six ans et qu’on rampe dans un boyau mouillé qui s’effrite sous les doigts et trempe les paumes et les genoux et qu’on a peur la nuit de ne plus jamais revoir ses parents, ni ses frères et sœurs ni peut-être la lumière du jour, cette odeur et cette sensation c’est comme si l’arbre vous mangeait» (p. 83).

«Alors une branche de conifère avait stoppé net la litanie de Nathan en même temps que sa course, écorchant partiellement la peau de son visage» (p. 115).

«Nathan avait passé plusieurs heures à crier, à appeler sa mère, ou quiconque aurait pu passer par là et par miracle au beau milieu de la nuit» (p. 131).

«Sans clé, sans route, sans camp, sans signe ni flèche ni plan, dans les méandres d’un labyrinthe courbe, fait de vent et de vagabondage, nous sommes là […]» (p. 136).

«l’apaiser plutôt, l’encourager à s’asseoir et attendre que la nuit tombe et puis que la nuit passe à consoler ce petit être perdu dans le bois et le reste de sa vie» (p. 149).

«Et ces trois enfants de même mouraient devant eux, vomissant du vide et l’horreur d’être encore en vie […]» (p. 159).

«Si c’était le cas, Enzo n’en avait rien vu et n’avait trouvé en fouillant l’orbite que pulpe et sang, mélasse salissante et déception de renoncer une fois de plus à une part de la magie qu’on lui avait promise» (p. 162).

Grégoire Courtois, les Lois du ciel. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 99, 2016, 195 p.

P.-S.—L’Oreille tendue a présenté ce texte le 15 mars 2017.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)