Le zeugme du dimanche matin et de Guy Delisle

Guy Delisle, Chroniques de Jérusalem, 2011, couverture

«Mine de rien, cette bouteille de cornichons fait quand même son poids. Je me donne en spectacle devant un parterre de journalistes, essayant tant bien que mal de garder mon équilibre et le peu qu’il me reste de fierté.»

Guy Delisle, Chroniques de Jérusalem, couleur : Lucie Firoud & Guy Delisle, Paris, Guy Delcourt productions, 2011, 333 p., p. 44.

P.-S. — Ce n’est pas le seul zeugme de ce livre et de Guy Delisle (voir ici).

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

L’oreille tendue de… William S. Messier

William S. Messier, le Basketball et ses fondamentaux, 2017, couverture

«Cet après-midi, un cri provenant de l’autre côté de la haie de cèdres nous sort de notre sieste. Huguette se redresse dans le lit. Elle ne devait pas dormir. Pauvre Huguette. On se lève pour aller voir dans la cuisine. Huguette tend l’oreille par la porte-patio. Elle ouvre la porte de vitre et tient la poignée de la moustiquaire en appuyant sur la barrure.
— Ça sonne comme Ninon.»

William S. Messier, le Basketball et ses fondamentaux. Nouvelles, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 12, 2017, 239 p., p. 198.

Étrange, vous avez dit étrange ?

William S. Messier, le Basketball et ses fondamentaux, 2017, couverture

Soit la phrase suivante, tirée du livre récent de William S. Messier, le Basketball et ses fondamentaux :

Le vendredi de la première semaine, un petit groupe des comptes recevables et quelques étranges des services informatiques et de la comptabilité nous ont invités à prendre un verre au Pub McIntosh, à Granby (p. 65).

Étranges peut donc être, au Québec, un substantif désignant une personne. Il renvoie à quelqu’un de différent de soi : les gens «des services informatiques et de la comptabilité» ne sont pas comme ceux «des comptes recevables».

L’étrange peut être (relativement) proche, comme chez Messier, ou il peut venir de loin (c’est un immigrant). C’est le cas chez Michael Delisle, dans Tiroir no 24 (2010) :

De toute façon mon idée est faite. Je passerai pas l’été ici-d’dans. Ça va assez mal de même sans qu’on commence à se faire souffler la clientèle. Par des étranges par-dessus le marché ! (p. 56)

Cet étrange-là est belge.

Pareille utilisation d’étrange est-elle propre au français du Québec ? En français moderne, probablement. En français ancien, non. On la trouve par exemple dans la littérature poissarde, en l’occurrence dans les Lettres de la Grenouillère, le roman épistolaire de Vadé (1749) :

Jarny ! que j’étois aise d’être content en mangeant ste salade aveuc vous, Maneselle, de chicorée sauvage, il me semblit que je grugeois du sellery, tant vos yeux me donnont des échauffaisons; j’ai dansé nous deux vote mère; mais alle n’danse pas si ben qu’vous. Alle vouloit pourtant dire que si, moi j’nay pas voulu ly dire qu’non, parce qu’alle n’est pas une étrange, mais vous qu’avez une téribe grâce quand vous dansez l’allemande (éd. de 1983, p. 377).

Vadé, Delisle, Messier : même combat.

 

Références

Delisle, Michael, Tiroir no 24, Montréal, Boréal, 2010, 126 p.

Messier, William S., le Basketball et ses fondamentaux. Nouvelles, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 12, 2017, 239 p.

Vadé, Lettres de la Grenouillère entre M. Jérôme Dubois pêcheux du Gros-Caillou et Mlle Nanette Dubut blanchisseuse de linge fin, dans Lettres portugaises, Lettres d’une Péruvienne et autres romans d’amour par lettres, textes établis, présentés et annotés par Bernard Bray et Isabelle Landy-Houillon, Paris, GF-Flammarion, coll. «GF», 379, 1983, 403 p., p. 365-396.

Sacrons avec William S. Messier

William S. Messier, le Basketball et ses fondamentaux, 2017, couverture

Le plus récent ouvrage de William S. Messier, le Basketball et ses fondamentaux, a beau être sous-titré Nouvelles, il mêle plusieurs genres, la nouvelle, évidemment, mais aussi les souvenirs et l’essai.

Il aborde une question chère au cœur de l’Oreille tendue, le juron.

Tel sacre s’insère dans la série créée à partir d’hostie : «Comme l’ostique de Samuel Desrochers, qui est toujours là à bosser le monde sans demander l’avis de personne, sauf à son ostique de chien de poche, Hugo Quesnel» (p. 10). Un autre vient remplir une case vide de l’herbier de l’Oreille : «Bref, le coup à la gorge sert moins à blesser quelqu’un qu’à jouer dans sa tête. Je dis ça, mais pour de vrai, ça fait mal en criffe» (p. 21). Il lui manquait un exemple avec cibole ? Plus maintenant : «Le coach Côté dit que, sauf le respect des élus, tout ce qu’il sait, lui, c’est qu’au cœur du véhicule, à un moment donné, le temps d’un tonneau, t’oublies le dehors. Il dit que tu te fies juste à ce que tes sens perçoivent et il dit que cibole, ce qu’ils perçoivent, c’est ton corps et celui de tes joueurs qui revolent et rebondissent tellement naturellement avec les cossins, les sacs de sport et les ballons de basket que tu jurerais que les parois de la van font des exercices de passes» (p. 79-80).

(La dernière citation provient de la nouvelle «Transport», peut-être la plus forte du recueil.)

Il y a surtout le paragraphe qui ouvre «La défaite de Big Dawg» :

Big Dawg fait le voyage du trou au truck en écoutant son patron. Jeff est le genre de gars qui ponctue chacune de ses phrases d’un sacre. Personne ne parle comme ça dans la vie. Big Dawg se dit que, s’il croisait un étranger qui sacrait autant que son patron, il penserait au syndrome de Gilles de La Tourette. Jeff ne sacre pratiquement pas quand il s’exprime dans sa langue maternelle, pourtant. Mais d’ajouter des ta-burn-ack et des caw-liss à ses phrases lui donne peut-être confiance. Comme si les sacres compensaient son accent. Dans le fond, Big Dawg fait un peu la même chose quand il parle en anglais. Il lance des shit et des fucking à gauche et à droite. Ça lui donne l’impression d’être crédible. Il ne s’arrête jamais pour réfléchir au fait que, dans sa langue maternelle, il utilise les sacres de façon beaucoup moins libérale, avec parcimonie (p. 85-86).

On sacrerait plus dans sa langue seconde que dans la première ? Voilà une hypothèse à laquelle l’Oreille tendue n’avait jamais réfléchi. Elle va s’y mettre.

P.-S. — «Personne ne parle comme ça dans la vie» ? Peut-être, mais au théâtre, si.

 

Référence

Messier, William S., le Basketball et ses fondamentaux. Nouvelles, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 12, 2017, 239 p.

La concaténation téléphonique

Jean Dubuffet, «Le supplice du téléphone», 1944, Metropolitan Museum of Art

Soit les phrases suivantes :

«Décroche, passe à un autre appel, reviens sur terre» (Vie d’Anne-Sophie Bonenfant, p. 240).

«Comment ne pas espérer que l’on passe à un autre appel ?» (le Devoir, 3 mars 2017, p. B3)

Passer à un autre appel, donc. Au Québec, l’expression renvoie à la nécessité de laisser tomber, de passer à autre chose.

Pourquoi cette dimension téléphonique (appel) ? À cause de l’habitude des animateurs de tribunes téléphoniques (les lignes ouvertes) d’annoncer la fin d’une conversation et le passage à une autre par la formule «On passe à un autre appel».

 

Illustration : Jean Dubuffet, «Le supplice du téléphone», 1944, Metropolitan Museum of Art, New York

 

Référence

Blais, François, Vie d’Anne-Sophie Bonenfant. Roman, Québec, L’instant même, 2009, 241 p.