Avoir l’œil, et le bon

Les Blue Jays de Toronto — c’est du baseball — viennent de remporter un match crucial. Pour quelques heures, tout le Canada aurait appuyé cette équipe de la Ville-Reine (ça se discute).

Dans l’avion qui transportait l’Oreille tendue à Vancouver, une hôtesse de l’air a donc tenu les passagers informés du pointage du match. Elle avait beau être francophone, elle ne maîtrisait malheureusement pas le vocabulaire du plus beau des sports. Au lieu de parler de manches (il y en a habituellement neuf dans un match) ou d’innings (dans la langue de Jackie Robinson), elle parlait de «périodes» — c’est du hockey — ou de «parties». C’est cela les deux solitudes : ceux qui aiment le baseball et ceux qui ont le tort de ne pas l’aimer.

Pendant le même vol, l’Oreille lisait le plus récent roman d’Emmanuel Bouchard. Elle y trouve l’expression suivante : «Méchant visou !» (p. 174)

Méchant ? Il en a déjà été question ici : c’est bon, ou pas.

Visou : qui en a vise juste.

Hier, certains joueurs des Blue Jays ont eu un méchant visou. Ils s’en réjouissent, et leurs partisans avec eux.

 

Référence

Bouchard, Emmanuel, la Même Blessure. Roman, Québec, Septentrion, coll. «Hamac», 2015, 216 p.

Oto-alerte

Avenue des œuvres, Saint-Côme, Québec, août 2021

L’oreille de l’Oreille tendue s’est tendue la première fois à l’écoute d’entrevues avec l’inénarrable président de l’Association des pompiers de Montréal, Ronald Martin : pourquoi diable disait-il si souvent «l’ensemble de l’œuvre» ?

L’expression est commune dans le monde de l’art, mais on devrait pouvoir convenir que la pratique artistique n’est pas ce qui définit d’abord et avant tout l’activité des pompiers.

Puis hier, dans le Devoir, se trouve cette déclaration du ministre de l’Économie du Québec, Jacques Daoust, au sujet de l’entente de Partenariat transpacifique : «Il y a l’épisode relatif à la gestion de l’offre, mais l’ensemble de l’œuvre est drôlement intéressant pour nous» (p. B3).

Une recherche rapide dans les périodiques québécois parus dans les trente derniers jours révèle que l’expression ensemble de l’œuvre peut s’appliquer au ministère de l’Éducation du Québec (le Journal de Montréal, 6 octobre 2015), au premier ministre du Canada Stephen Harper (le Nouvelliste, 2 octobre 2015), à un conducteur de VTT (le Journal Saint-François, 30 septembre 2015), à l’autoroute Laurentienne de Québec (le Soleil, 23 septembre 2015), à l’église Sainte-Maria-Goretti de Charlesbourg (Charlesbourg Express, 22 septembre 2015), voire à la classification des handicaps du parakayak (le Jacques-Cartier, 9 septembre 2015). Tous ces exemples sont réels, promis juré.

De deux choses l’une. Ou bien l’art pénètre de plus en plus dans nos vies. Ou bien l’ensemble de l’œuvre n’est qu’une autre de ces boursoufflures qui caractérisent le français contemporain (problématique pour problème, sociétal pour social, etc.).

Quoi qu’il en soit, continuons à tendre l’oreille.

 

[Complément du 7 mai 2017]

Écoutant le match entre les Prédateurs de Nashville et les Blues de Saint-Louis — c’est du hockey —, l’Oreille tendue découvre qu’en anglais body of work paraît aussi banalisé qu’en français ensemble de l’œuvre, sa traduction.

 

[Complément du 8 février 2018]

Tony Accurso est un entrepreneur en construction québécois. Un jury vient de l’acquitter dans un procès pour corruption. Commentaire d’un avocat criminaliste dans la Presse+ du jour : «Par conséquent, la poursuite ne pouvait pas aborder le profil de l’accusé ou l’ensemble de son œuvre, y compris ses démêlés avec la justice.» Tony Accurso, artiste ?

 

[Complément du 21 juin 2019]

Le Parti libéral du Canada, artiste ?

Manchette de la Presse+, 21 juin 2019

 

[Complément du 5 janvier 2021]

À la lecture du roman Épique, de William S. Messier, l’Oreille découvre une autre dimension de l’œuvre :

J’haïssais pas ça mais, pis je dis pas que je sentais rien, non, c’est juste que ça se passait tellement vite que c’était dur de savoir si ce que je sentais, c’était juste sa pissette, mettons, qui me rentrait dedans ou l’ensemble de son œuvre, comme on dit, les coups de hanches, son souffle, ses grognements, les bruits sourds de la friction entre son affaire pis ma viviane qui sifflait presque (p. 191-193).

On notera que cette œuvre — le roman — date de 2010.

 

[Complément du 24 mars 2024]

Autre exemple romanesque, dans La soif que j’ai (2024) : «Il a des yeux bruns corrects, un nez droit, pas d’acné, rien. Malheureusement, l’ensemble de l’œuvre matche pas […]» (p. 48).

 

Références

Dufour-Labbé, Marc-André, La soif que j’ai. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2024, 139 p.

Messier, William S., Épique. Roman, Montréal, Marchand de feuilles, 2010, 273 p.

Penser historiquement janvier 2015

Patrick Boucheron et Mathieu Riboulet, Prendre dates, 2015, couverturePatrick Boucheron est historien. L’Oreille tendue avait lu un de ses articles paru en 2010 et elle l’avait entendu plusieurs fois à France Culture. Elle était admirative.

Voilà pourquoi elle a voulu lire le livre que Boucheron a signé avec Mathieu Riboulet, Prendre dates. Paris, 6 janvier-14 janvier 2015. Comment un historien et un écrivain peuvent-ils penser ce qui s’est passé à Charlie hebdo, à l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes et dans les rues de Paris au début de 2015 ?

Leur petit livre, publié en avril, a été écrit à chaud, durant «l’hiver de notre déplaisir» (p. 13), dans les jours qui ont suivi les événements, en état de «guerre civile» (passim), pour «occuper un peu, faute de mieux, cet entretemps incertain qui s’étire entre la stupéfaction de l’événement et le recul de l’histoire» (p. 136). Ils ont procédé par échanges, avant de publier un texte commun : on y trouve un je, qui fond, sans les distinguer, les deux signatures, mais aussi un nous et un tu (qui désignent-ils ?).

Organisé en dates, du 6 janvier, soit un jour avant l’attentat à Charlie hebdo, au 14, il vise à suivre le fil des événements, mais surtout à rapporter ces dates à d’autres, en un tourbillon. Lesquelles ? La Révolution, la Deuxième Guerre mondiale (Vichy, Auschwitz), la guerre d’Algérie, mai 1968, «la-montée-du-Front-national» (1984 : près de 10 % des voix aux élections européennes), l’attentat de la rue Copernic en 1980, la chute du Mur de Berlin, des faits divers qui ne le sont pas (1989, 1994, 2006), l’attentat de 1996 dans le RER parisien, ceux d’Utøya en 2011, de Toulouse en 2012 et de Bruxelles en 2014, la mort de Rémi Fraisse au barrage de Sivens le 26 octobre 2014, des attentats à Copenhague le 14 février 2015, à Tunis le 18 mars, à Sanaa le 20. «Ce qu’il fallait d’abord, c’est prendre dates, et le faire à deux pour se préparer à être ensemble, puisque deux en somme est le premier pas vers plusieurs» (p. 129).

Les sujets abordés sont graves (euphémisme) : «la faillite est l’horizon du monde» (p. 48, p. 54); «ne refaisons pas l’histoire, elle est déjà assez compliquée comme ça» (p. 49); leurs questions sont «profondément déplaisantes» (p. 57, par exemple). Pourtant, il faut écrire et penser. Boucheron et Riboulet sont évidemment du côté des victimes, mais sans aveuglement : «Ces trois morts [celles des terroristes], il se trouve qu’on ne les compte pas, qu’on parle des dix-sept morts de ces trois rudes journées, alors qu’ils sont vingt. Il y a, incontestablement, dix-sept victimes, mais vingt morts» (p. 102). Ils refusent la démission : «Tout est à refaire» (p. 137) sont les derniers mots du livre.

La langue tient nécessairement une place importante dans leur travail. Ils constatent l’omniprésence du «lexique guerrier» («périmètre de sécurité», «théâtre d’opérations extérieures») autour d’eux, et en eux (p. 67, p. 97), mais il y a aussi «la langue du capitalisme» (p. 18). Comment dire autrement ce qui vient d’arriver ? Ils ne le savent pas (encore). Sidération ? Stupéfaction ? Mais ils doivent chercher : «nous n’avons que ça, le corps et le langage, pour former tous les “nous” dont nous faisons partie» (p. 16); «Les corps sont là, déjà, le langage se prépare, s’entraîne, ici même c’est bien un peu de ça qu’on tâche de témoigner, pour la suite on verra» (p. 97). Ils donnent un nom aux victimes et aux tueurs — un visage. Ils s’interrogent sur le mot démocratie, sur le mot république (p. 123-125).

Mission accomplie : parler, faire penser.

 

Références

Boucheron, Patrick, «“Toute littérature est assaut contre la frontière.” Note sur les embarras historiens», Annales. Histoire, sciences sociales, 65, 2, mars-avril 2010, p. 441-467. https://www.cairn.info/revue-annales-2010-2-page-441.htm

Boucheron, Patrick et Mathieu Riboulet, Prendre dates. Paris, 6 janvier-14 janvier 2015, Lagrasse, Verdier, 2015, 136 p.

Génuflexions

Illustration tirée de Refrancison-nous, 1951, deuxième édition

L’Oreille tendue aime citer cette phrase d’André Belleau (parmi tant d’autres) : «La vérité, c’est que les langues sont des guidounes et non des reines» (éd. de 1986, p. 118). Elle l’a fait dans un article en 1991, et ici même le 2 février 2012 et le 12 novembre 2013. Et la liste n’est pas exhaustive.

Son sens ? Les langues ne sont pas à vénérer (ce ne sont pas des reines), mais à embrasser, voire plus si affinités (ce sont des guidounes).

L’Oreille pensait que cette vénération était propre au Québec. Ce n’est peut-être pas le cas. C’est du moins de ce que donne à penser la citation suivante, gracieuseté de l’émissaire québecquois de ce blogue :

Faire acte d’allégeance à la langue française, amour et soumission, est pour l’écrivain le seul espoir qui lui reste de se reconstituer entièrement, de se rétablir dans son intégrité primitive. À la suite de Charles d’Orléans, de Malherbe, de Jean de Sponde, et de tous ceux qui ont eux-mêmes suivi ces pères fondateurs, Racine et Pascal, Sade et Voltaire, Baudelaire et Hugo, Proust et Céline — deux par siècle, toujours — l’écrivain français doit user et fortifier sa langue, «au seing de la tant désirée France», écrit du Bellay, comme les premiers hommes conservaient le feu et se le transmettaient de père en fils. C’est dans son Enfer que Dante a mis un écrivain coupable d’impiété envers sa langue natale : pas de salut pour lui ! (p. 148)

«Faire acte d’allégeance», pratiquer la «soumission», ainsi que l’écrit Jacques Drillon en 1991, cela se conçoit certes pour une guidoune, mais encore plus facilement pour une reine.

 

Illustration : F. J.-F. [Frère Jean-Ferdinand], Refrancisons-nous, s.l. [Montmorency, Québec ?], s.é., coll. «Nous», 1951 (deuxième édition), 143 p., p. 14.

 

Références

Belleau, André, «Langue et nationalisme», Liberté, 146 (25, 2), avril 1983, p. 2-9; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Y a-t-il un intellectuel dans la salle ? Essais, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1984, p. 88-92; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1986, p. 115-123; repris, sous le titre «Langue et nationalisme», dans Francis Gingras (édit.), Miroir du français. Éléments pour une histoire culturelle de la langue française, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Espace littéraire», 2014 (troisième édition), p. 425-429; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 286, 2016, p. 113-121. https://id.erudit.org/iderudit/30467ac

Drillon, Jacques, Traité de la ponctuation française, Paris, Gallimard, coll. «Tel», 177, 1991, 472 p.

J.-F., F. [Frère Jean-Ferdinand], Refrancisons-nous, s.l. [Montmorency, Québec ?], s.é., coll. «Nous», 1951 (deuxième édition), 143 p. Ill.

Melançon, Benoît, «Le statut de la langue populaire dans l’œuvre d’André Belleau ou La reine et la guidoune», Études françaises, 27, 1, printemps 1991, p. 121-132. https://doi.org/1866/28657

André Belleau : pistes

Portrait d’André Belleau

Le colloque «André Belleau et le multiple» se termine aujourd’hui (programme ici). L’Oreille tendue a beaucoup écrit sur cet essayiste québécois essentiel. Ci-dessous, quelques rappels (la liste n’est pas exhaustive).

Une bibliographie de ses œuvres

Quelques citations

Des souvenirs

Un zeugme

Un conseil pédagogique

Une analyse du français de Pierre Elliott Trudeau

Deux lectures de Bernard Derome (ici et )

Un bel adage sur les guidounes (et les reines) (et les langues)

Une remarque sur Gérard Pelletier

Une réflexion de Pierre Nepveu