Congé de clavier

Quand on s’attache à la langue, une menace plane : «l’oreille tendue, son visage exprimait de l’ennui, de la mauvaise humeur, voire un sentiment qui, sans être de l’inquiétude, y ressemblait» (les Inconnus dans la maison, p. 901).

Pour éviter cela, une solution : prendre congé de clavier.

L’Oreille tendue sera de retour dans une dizaine de jours.

 

Référence

Simenon, les Inconnus dans la maison, dans Romans. I, édition établie par Jacques Dubois, avec Benoît Denis, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 495, 2003, p. 893-1042 et 1442-1458. Édition  originale : 1940.

Le zeugme du dimanche matin et de Simenon

Simenon, le Coup de lune, couverture

«Quand on eut dépassé Libreville, on vira de bord et quelques minutes plus tard on entrait dans la rivière en même temps que dans le soleil.»

Simenon, le Coup de lune, dans Romans. I, édition établie par Jacques Dubois, avec Benoît Denis, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 495, 2003, p. 319-437 et 1379-1398, p. 377. Édition originale : 1933.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Citation existentialo-grammaticale du samedi matin

Hervé Prudon, Tarzan malade, 1983, couverture

Dans Tarzan malade d’Hervé Prudon (1979), à la suite de la rencontre fortuite de Lucinda, Jean-Claude Ramier, petit professeur de français, voit son quotidien s’effondrer, la normalité perdre son sens : «Il ne s’accordait plus ni en genre ni en nombre avec ses antécédents» (p. 179).

 

Référence

Prudon, Hervé, Tarzan malade, Villeurbanne, Jean-Luc Lesfargues éditeur, coll. «Choc corridor», 1, 1983, 184 p. Édition originale : 1979.

MR et MR

Une photo de Maurice Richard dans les archives de Mordecai Richler (Université Concordia)

«Hockey, after all, is our game. The game.»
(Mordecai Richler, «Soul on Ice», 1983)

«Once, if the Canadiens won a Stanley Cup,
something of a habit in the old days,
the players who had turned the trick
were either from Montreal or Thurso
or Trois-Rivières or Chicoutimi,
which is to say they were Quebeckers
like the rest of us.»
(Mordecai Richler, «Cheap Skates», 1986)

 

Aux yeux de l’Oreille tendue, Mordecai Richler est, avec Réjean Ducharme, un des deux plus grands romanciers du Québec. L’un et l’autre, comme il se doit, s’intéressent au hockey (pour Ducharme, voir ici).

Dans «The Fall of the Montreal Canadiens» (1984), Richler a fait de Guy Lafleur un portrait en homme solitaire, «presque mélancolique» («almost melancholy figure», éd. de 2003, p. 255). Selon lui, dans le même texte, Jean Béliveau est un «artiste consommé» («the consummate artist», éd. de 2003, p. 251); voilà peut-être pourquoi il lui arrive d’être nostalgique, à 3 heures du matin, à Londres, en pensant à ce joueur de centre («Home Is Where You Hang Yourself», p. 6). S’intéressant aux relations entre «Writers and Sports», il constatait que Lorne Worsley était son gardien de but favori («My all-time favourite hockey goalie», 2003, p. 96) et qu’il aimait son esprit. Alors que d’autres se souviennent avoir dû remplacer la rondelle avec du crottin gelé, Richler se contentait de charbon (2003, p. 250). Comme n’importe qui, en 1986 et en 1999, il déplore l’absence de grands livres sur le hockey, lui qui lui a consacré des articles : sur l’équipe des Trail Smoke Eaters (1963) ou sur Wayne Gretzky (1985), entre autres textes journalistiques.

Tout cela n’est rien à côté de la vénération de Richler pour Maurice Richard, l’ailier droit des Canadiens de Montréal de 1942 à 1960.

Celui-ci est présent dans ses romans, par exemple Joshua Then and Now (1980) et le fabuleux Barney’s Version (1997); relisez la scène de la réception post-mariage dans les cinquième et sixième chapitres de la section intitulée «The Second Mrs. Panofsky». (Relisez bien sûr en anglais : le surnom de Maurice Richard est «Rocket», pas «La Fusée».) Traçant un portrait de Gordie Howe pour Inside Sports (1980), il lui faut nécessairement parler longuement de l’autre numéro 9 (Howe et Richard portaient le même numéro et ils ont fait l’objet d’innombrables comparaisons). Comme Béliveau, qu’il le veuille ou non, Richard était un artiste — «the exploding Rocket, whether he appreciated it or not, was an artist» (éd. de 2003, p. 170).

En matière de représentation richlérienne de Richard, la scène cruciale se passe peut-être à Eilat, en Israël, au mois de mars 1962; Richler la raconte dans un essai intitulé «This Year in Jerusalem. The Anglo-Saxon Jews» (1962). Au bar de l’Hôtel Eilat, Richler est en discussion avec un pêcheur israélien ivre. Or ce pêcheur, Bernard, n’aime pas les Canadiens, et il prend la peine de le répéter. Richler ne peut lui répliquer que ceci : «Well, I’m a Canadian. […] Like Maurice Richard» («Je suis un Canadien. […] Comme Maurice Richard», éd. de 1968, p. 153). Ce qui pourrait n’être qu’humour absurde — il est peu crédible que Bernard connaisse le joueur de hockey — tourne aussitôt à l’interrogation identitaire. De Richard, Richler passe à la définition de ce que c’est qu’un Juif canadien («I’m a Canadian Jew»), puis à la défense de tous les Juifs canadiens. Richler ne convaincra ni Bernard (qui l’accuse d’être assimilationniste) ni le barman de l’hôtel; la soirée sera «altogether unsatisfactory» («entièrement insatisfaisante»). Ce qui importe est la quête identitaire de Richler, et sa source.

On ne s’étonnera donc pas de voir deux photos des Canadiens — l’une de l’équipe au complet, l’autre du Rocket (ci-dessus) — dans les archives Richler conservées à l’Université Concordia (Montréal).

Ça va de soi, comme MR et MR.

P.-S. — Comme d’autres fans avant lui, Richler a parfois du mal avec les faits. Au début de «Québec oui, Ottawa non» (1964), il affirme que Richard a été suspendu en 1955 pour les trois premiers matchs de la finale de la Coupe Stanley. C’est faux : il a été suspendu pour les trois derniers matchs de la saison régulière et pour l’ensemble des matchs éliminatoires.

P.-P.-S. — Une partie de ce texte est reprise de l’ouvrage de l’Oreille tendue intitulé les Yeux de Maurice Richard (2006).

P.-P.-P.-S. — Parmi les MR, il y a aussi Maurice Roy et Martin Roy.

(Merci à Martine-Emmanuelle Lapointe pour la photo ci-dessus.)

Couverture de Home Sweet Home. My Canadian Album (1984)

 

[Complément du 26 août 2016]

Les murs de Montréal gardent désormais la trace du hockeyeur (rue Fleury) et de l’écrivain (rue Laurier).

Murales de Richard et de Richler

 

Références

Melançon, Benoît, les Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle, Montréal, Fides, 2006, 279 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Nouvelle édition, revue et augmentée : Montréal, Fides, 2008, 312 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Préface d’Antoine Del Busso. Traduction : The Rocket. A Cultural History of Maurice Richard, Vancouver, Toronto et Berkeley, Greystone Books, D&M Publishers Inc., 2009, 304 p. 26 illustrations en couleurs; 27 illustrations en noir et blanc. Traduction de Fred A. Reed. Préface de Roy MacGregor. Postface de Jean Béliveau. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2012, 312 p. 42 illustrations en noir et blanc. Préface de Guylaine Girard.

Richler, Mordecai, «This Year in Jerusalem. The Anglo-Saxon Jews», Maclean’s, 75, 18, 8 septembre 1962, p. 18-19, 34-44. Repris dans Hunting Tigers under Glass. Essays and Reports, Toronto et Montréal, McClelland and Stewart, 1968, p. 130-160.

Richler, Mordecai, «Bad Guys Finish Fourth — Mordecai Richler Reports from the World Hockey Tournament in Sweden», Maclean’s, 76, 9, 4 mai 1963, p. 15-17 et 45-48. Repris, sous le titre «With the Trail Smoke Eaters in Stockholm», dans Hunting Tigers under Glass. Essays and Reports, Toronto et Montréal, McClelland and Stewart, 1968, p. 37-45, dans Notes on an Endangered Species and Others, New York, Knopf, 1974 et dans Dispatches from the Sporting Life, Foreword by Noah Richler, Toronto, Vintage Canada, 2003, p. 57-67. Édition originale : 2002.

Richler, Mordecai, «Québec oui, Ottawa non», Encounter, 23, 6, décembre 1964, p. 76-84. Repris dans Home Sweet Home. My Canadian Album, New York, Alfred A. Knopf, 1984, p. 27-45.

Richler, Mordecai, Joshua Then and Now, Toronto, McClelland & Stewart, coll. «New Canadian Library», 1993, 375 p. Postface d’Eric Wright. Édition originale : 1980.

Richler, Mordecai, «Howe Incredible», Inside Sports, 2, 8, 30 novembre 1980, p. 108-115. Repris, sous le titre «Gordie», dans Dispatches from the Sporting Life, Foreword by Noah Richler, Toronto, Vintage Canada, 2003, p. 167-186. Édition originale : 2002.

Richler, Mordecai, «Soul on Ice», GQ, novembre 1983. Repris dans Dispatches from the Sporting Life, Foreword by Noah Richler, Toronto, Vintage Canada, 2003, p. 203-209. Édition originale : 2002.

Richler, Mordecai, «Home Is Where You Hang Yourself», dans Home Sweet Home. My Canadian Album, New York, Alfred A. Knopf, 1984, p. 3-9.

Richler, Mordecai, «The Fall of the Montreal Canadiens», dans Home Sweet Home. My Canadian Album, New York, Alfred A. Knopf, 1984, p. 182-209. Repris dans Dispatches from the Sporting Life, Foreword by Noah Richler, Toronto, Vintage Canada, 2003, p. 241-274. Édition originale : 2002.

Richler, Mordecai, «Gretzky in Eighty-Five», The New York Times Sport Magazine, 29 septembre 1985. Repris dans Dispatches from the Sporting Life, Foreword by Noah Richler, Toronto, Vintage Canada, 2003, p. 105-119. Édition originale : 2002.

Richler, Mordecai, «Cheap Skates», GQ, janvier 1986. Repris dans Dispatches from the Sporting Life, Foreword by Noah Richler, Toronto, Vintage Canada, 2003, p. 141-147. Édition originale : 2002.

Richler, Mordecai, Barney’s Version. With Footnotes and an Afterword by Michael Panofsky, Toronto, Alfred A. Knopf, 1997, 417 p. Paru en français sous le titre le Monde de Barney. Accompagné de notes et d’une postface de Michael Panofsky, Paris, Albin Michel, coll. «Les grandes traductions», 1999, 556 p., traduction de Bernard Cohen. Édition originale : 1997.

Richler, Mordecai, «Net Growth after Hockey : Great Ads», The Gazette, 28 novembre 1999.

Richler, Mordecai, «Writers and Sports», dans Dispatches from the Sporting Life, Foreword by Noah Richler, Toronto, Vintage Canada, 2003, p. 93-104. Édition originale : 2002.

Les Yeux de Maurice Richard, édition de 2012, couverture

Les deux Bill

«Finalement pourtant, sans que je les cherche,
les “quelques arpents de neige” s’imposèrent à moi,
lors d’un voyage à la Côte Nord.»
(Henri Vernes, le Petit Journal, 4 avril 1965)

Tous le savent : pas de Bob Morane sans Bill Ballantine.

Tous ne le savent peut-être pas : l’auteur de la série des «Bob Morane», Henri Vernes, a campé trois de ses romans au Québec, le Diable du Labrador (1960), Terreur à la Manicouagan (1965) et Des loups sur la piste (1980). En 2012, le romancier Bryan Perro a regroupé ces trois œuvres sous le titre Bob Morane au Québec.

En couverture du recueil, dessinée par Carl Loiselle, deux personnages filent en motoneige, devant un barrage hydroélectrique.

 

Bob Morane au Québec, 2012, couverture

Celui qui est derrière, fusil à la main, doit être Bob Morane; il était également armé sur la couverture de l’édition originale (Marabout, 1965). Celui qui conduit est nécessairement Bill Ballantine. Comment en être sûr ? Il est roux et, derrière le pare-brise endommagé, on voit clairement une bouteille sur laquelle on lit «77». Or le seul whisky que boit ce rouquin de Bill Ballantine — tous devraient le savoir — est du Zat 77.

Québec oblige, Ballantine porte un maillot des Canadiens, l’équipe de hockey de Montréal. Son numéro ? Le 4, comme celui que porte Jean «Le Gros Bill» Béliveau. Cela ne devrait pas nous étonner : «le commandant Morane et Bill Ballantine étaient des fervents du sport national canadien» (éd. de 2012, p. 164).

Bill et / en Bill.

P.-S. — Il y a plusieurs éditions de Terreur à la Manicouagan (1968, 1995, 2000…). Dans celle de 2000, on lit ceci : «On se souvenait, à Montréal, de cette mémorable soirée où, dans ce même Forum, également lors d’une rencontre pour le championnat professionnel de la ligue Nationale d’Amérique, les deux équipes en présence en étaient venues aux mains en une gigantesque bagarre à laquelle, aussitôt, s’étaient mêlés les joueurs de réserve, et qui avait ensuite gagné les gradins. Il avait fallu faire appel à la police et aux bombes lacrymogènes pour évacuer le stade, mais l’achaffourée [sic] s’était continuée au-dehors, se changeant en une émeute au cours de laquelle le quartier tout entier avait été mis à sac» (p. 112-113). L’édition de 2012 corrige le texte, en remplaçant «pour le championnat professionnel de la ligue Nationale d’Amérique» par «pour la finale d’Association», et «achaffourée» par «échauffourée» (éd. de 2012, p. 165). Il y avait pourtant plus important à corriger. Il y eut bel et bien une émeute, au Forum de Montréal, le 17 mars 1955 (c’est d’elle que Vernes parle, sans la nommer). En revanche, il n’y eut pas de «gigantesque bagarre», ni sur la glace ni dans les gradins, et la police n’a pas utilisé de «bombes lacrymogènes».

 

[Complément du 4 novembre 2014]

L’Oreille tendue vient de faire paraître une courte analyse de l’article du Petit Journal du 4 avril 1965 signé par Henri Vernes. Voir dans les références ci-dessous.

 

[Complément du 5 décembre 2014]

Dans la Presse du jour, le journaliste Daniel Lemay rapporte le contenu d’un entretien qu’il a eu avec Vernes au moment de la mort de Jean Béliveau :

Joint hier à Bruxelles, le célèbre auteur nous a raconté sa rencontre avec le grand hockeyeur.
«Au début des années 60, je suis allé au Québec pour Bob Morane, et mon guide était le père Ambroise Lafortune. Nous étions allés partout : dans le Grand Nord, chez les Indiens et au Forum de Montréal pour un match des Canadiens contre les Maple Leafs de Toronto. Là, on m’avait présenté à Jean Béliveau, qui m’avait offert sa crosse dédicacée.
«Comme je ne pouvais pas l’emporter dans l’avion, je l’avais offerte au fils de M. Kazan, le directeur de Marabout au Canada. J’ignore ce qu’il est advenu de cette crosse.»
Où qu’elle soit, elle vaut beaucoup d’argent… Comme le roman de Bob Morane qu’Henri Vernes a dédicacé à Jean Béliveau il y a 50 ans.

 

[Complément du 22 octobre 2018]

Philippe Girard publie en 2009 le roman graphique Tuer Vélasquez. On y voit le personnage de Philippe Girard traverser une adolescence difficile et être témoin des agissements d’un prêtre pédophile. Comment se donne-t-il «du courage» (p. 23) pour le dénoncer ? En tirant des leçons de la série des aventures de Jack Bowmore et de Glen Glenlivet publiée chez Marabout sous la signature d’Harry Barnes; les allusions à Bob Morane, à Bill Ballantine et à Henri Vernes sont transparentes. Il y a même un roman de la série qui s’intitule Panic à la Manic (p. 24).Philippe Girard, Tuer Vélazquez, 2009, p. 24, détail

 

[Complément du 25 janvier 2023]

 

Références

Girard, Philippe, Tuer Vélasquez, Montréal, Glénat Québec, 2009, 191 p.

Lemay, Daniel, «Jean Béliveau, acteur, auteur et lecteur», la Presse, 5 décembre 2014, p. A31.

Melançon, Benoît, contribution au dossier «Enquête sur la réception de Candide (XII). Coordonnée par Stéphanie Géhanne Gavoty et André Magnan», Cahiers Voltaire, 13, 2014, p. 242-243.

Vernes, Henri, «Hommage de Henri Vernes au Québec nouveau. L’auteur de Bob Morane à la Manicouagan», le Petit Journal, 4 avril 1965, p. 62.

Vernes, Henri, Bob Morane au Québec. Le diable du Labrador. Terreur à la Manicouagan. Des loups sur la piste, Shawinigan, Perro éditeur, 2012, 445 p. Préface de Normand de Bellefeuille.

Vernes, Henri, Terreur à la Manicouagan, dans Bob Morane. L’intégrale 12, Bruxelles, Ananké, coll. «Volumes», 2000, p. 107-211. Ill.