Billet (un brin) irrité du mardi matin

Profession oblige, l’Oreille tendue participe à des colloques et séminaires avec des collègues français. Elle en tire (parfois) profit : la question n’est pas là.

Elle est dans l’imaginaire de la langue au Québec à l’œuvre chez certains de ces collègues.

Le cas le plus patent est celui des collègues qui s’excusent fréquemment d’utiliser des termes dont ils pensent que les Québécois les utilisent peu (ou pas). Qu’ils se rassurent : nous n’avons pas besoin de sous-titres pour mél (courriel) ou pour podcast (baladodiffusion). Qu’ils se rassurent, bis : aucun commando ne viendra les obliger, Antidote au poing, à changer leur façon de parler. Ces collègues peuvent bien utiliser les mots qu’ils veulent. Les Québécois feront de même. Les uns et les autres arriveront à se comprendre, sans avoir à s’excuser de leurs particularismes.

Cela suppose que les collègues français reconnaissent l’existence de courriel et de baladodiffusion; c’est tout. Ils ne sont donc pas tenus, en outre, d’afficher leurs préjugés (Personne ne dit ça) ni leur ignorance (on dirait ceci ou cela en québécois, alors que le québécois ou la langue québécoise n’existe pas).

L’autre cas récurrent est celui de l’accent. Oui, les Québécois ont un accent. Les Français aussi. Leurs collègues québécois ne passent pourtant pas leur temps à le leur faire remarquer. (Jusqu’à preuve du contraire, il n’y a que les muets qui n’ont pas d’accent.)

En 2001, Jean-Marie Klinkenberg posait ce diagnostic (amusé) dans la Langue et le citoyen :

Un Francophone, c’est d’abord un sujet affecté d’une hypertrophie de la glande grammaticale; quelqu’un qui, comme Pinocchio, marche toujours accompagné d’une conscience, une conscience volontiers narquoise, lui demandant des comptes sur tout ce qu’il dit ou écrit (p. 26).

Une conscience, c’est assez. Deux, c’est une de trop.

P.-S. — Oui, merci : l’Oreille se sent mieux.

 

[Complément du 27 novembre 2014]

Un lecteur de l’Oreille, doctorant de son état, lui écrit ceci :

Un petit mot de réaction concernant votre billet irrité de mardi pour ajouter mon exaspération à la vôtre. Présentement en séjour de recherche à Paris, je ne dénombre plus ces constantes marques à la fois d’ignorance et de fausse supériorité. Mention spéciale à un professeur parisien m’ayant demandé comment on prononçait, en québécois, le nom de Mikhaïl Bakhtine. Ou encore ce professeur qui, pendant une pause de colloque, est venu, tout sourire, me dire qu’il avait apprécié ma communication, même s’il n’avait pas tout compris à cause de mon accent. Dans le monde universitaire français, il me semble d’ailleurs que la question de l’accent s’inscrit plus largement dans une sorte de dénigrement de convention (tout comme les Québécois, les Belges et les francophones d’Afrique, notamment, sont aussi l’objet de cette dévalorisation par l’accent).

 

Référence

Klinkenberg, Jean-Marie, la Langue et le citoyen. Pour une autre politique de la langue française, Paris, Presses universitaires de France, coll. «La politique éclatée», 2001, 196 p.

«J’ai pourtant le souvenir des guerres heureuses»

Samuel Mercier, les Années de guerre, 2014, couverture

Soit les Années de guerre (2014), le premier recueil de poésie de Samuel Mercier.

Il a ses dates, par exemple le 11 septembre 2001 (p. 8, p. 37).

Il a ses strates historiques, ce «Pompéi de cabanons et de piscines hors terre» (p. 25) ou ce miniputt «construit […] sur le cimetière indien» (p. 26).

Il a ses objets : écrans (d’ordinateur, de télévision), diapositive, drones, cocotte-minute, cartouches, horloges («le temps est une charogne», p. 41).

Il a une considérable ménagerie : oies, chats, coyotes, rats, moutons, chameaux, vaches, espadons, effraies, chiens (et un chien-loup), hiboux, ours, oiseaux, hamsters, mouches.

Il a sa lumière (artificielle) :

tu traverses un corridor
enveloppée de lumières gouvernementales
auréole verdâtre cernée
de plafonds suspendus (p. 44)

Il a sa géographie — déserts, steppes et plaines gelées —, ses lieux — lointains (Bagdad, Kandahar, Rome, Carthage, Sebastopol, Hambourg, Spinazzola, Villach) comme proches, Rivière-du-Loup ou la Victoriaville du Printemps érable :

une fille tenait ses dents
dans ses mains
comme les perles
d’un collier brisé

pourtant même sans ses dents
elle était belle
dans l’air irrespirable
de Victoriaville (p. 46)

Il a ses souvenirs des langues toutes faites, notamment celle de la publicité et des médias, indistinctement : «le prix du brut est en hausse» (p. 13).

Il a ses reprises et variations (c’est un des traits les plus frappants du recueil). Que trouve-t-on d’une ville à l’autre ? Des Tim Hortons et des Walmart (p. 24 et p. 47). Là, des «pots de bégonias au centre des boulevards» (p. 24); ici, «des pots à fleurs / sur le terre-plein du boulevard» (p 46). Une «voisine» a bu «tout le pot de vernis à ongles» (p. 25); est-ce la mère de ces enfants qui «ont des dents / comme du vernis à ongles» (p. 50) ? Il y aurait des «guerres heureuses»; c’est dit deux fois (p. 22, p. 55).

Il a, pourtant, ses trous de mémoire :

j’ai depuis longtemps
pris l’habitude de vivre
avec des souvenirs empruntés (p. 7)

Il a ses (rares) particularismes : dans «le soir les frémilles / venaient brûler / sur les lumières / du terrain de baseball» (p. 15), que désignent «frémilles» ? Des fourmis ?

Il a ses prises de position nettes en matière de poésie :

nous n’avons plus besoin de poésie
ni d’épopée ni de rien (p. 18)

de toute façon il est trop tard
pour parler poésie (p. 40)

quand tout est à la déconfiture
et que les poèmes
ne parlent plus
que de poésie (p. 57)

Il doit avoir ses lecteurs.

 

Référence

Mercier, Samuel, les Années de guerre, Montréal, l’Hexagone, 2014, 60 p.

Les zeugmes du dimanche matin et de Laurent Mauvignier

Laurent Mauvignier, Autour du monde, 2014, couverture

«le hasard aura placé une hauteur, une corniche, un toit, un hasard à portée de main» (p. 36-37).

«en délaissant leurs cours et tout sens de la mesure» (p. 46).

«en désir de détourner le regard et ses pas des leurs» (p. 46).

«en y mettant le prix et un peu de lui-même» (p. 51).

«Parfois, on lui donnait un pourboire, parfois un sourire, parfois rien du tout […]» (p. 172).

Laurent Mauvignier, Autour du monde. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2014, 371 p. Ill.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Une langue universelle

Laurent Mauvignier, Autour du monde, 2014, couverture

«[…] près du sofa, Stas trouvera un bout de papier plié en quatre, quelque chose au stylo-feutre rouge, comme un quadrillage, un plan de Moscou, quelques artères, des places et puis des indications, place Rouge, Kremlin, Gorki — et le papier restera dans sa main de longues minutes, puis, pendant de longues années, plié, à l’abri des regards, quelque part entre un guide de voyage de l’Asie et un minuscule dictionnaire d’anglais, comme en ont toujours sur eux les touristes qui ne sont ni anglais ni américains et visitent des pays dont l’anglais n’est pas la langue.»

Laurent Mauvignier, Autour du monde. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2014, 371 p., p. 168.

Lecture recommandée du jour

L’Oreille tendue est professeure (à l’Université de Montréal) et éditrice (aux Presses de l’Université de Montréal). Comme professeure, elle a eu à gérer son lot de plagiaires, à tous les cycles universitaires. Comme éditrice, elle vient d’apprendre qu’une des revues des Presses de l’Université de Montréal, Études françaises, a été victime, ainsi que plusieurs autres, d’un plagiaire en série, un être à l’identité trouble, «R.-L. Etienne Barnett» (les guillemets s’imposent).

Michel Charles le démasque sur le site Fabula dans un article passionnant intitulé «Le plagiat sans fard. Recette d’une singulière imposture». Il présente trente-cinq cas de plagiat sous la signature de «Barnett». («Misère», écrit euphémiquement une victime du plagiaire sur Facebook.)

Parfois le ton de Charles est léger :

Son curriculum vitae complet reste introuvable et ne semble exister que sous la forme de «paquets» de titres et de fragments plus ou moins romancés, il n’entretient apparemment pas de page personnelle, je ne connais personne qui l’ait vu; ce dernier point est remarquable, mais je dois dire que, dans cette affaire, je m’en suis tenu presque exclusivement aux textes — et eux-mêmes ne l’ont pas beaucoup vu.

À d’autres moments, il est plus grave, car l’article met au jour des dysfonctionnements de l’édition scientifique telle qu’elle se pratique aujourd’hui (évaluation par les pairs, fonctionnement de la recherche, veille bibliographique, constitution des comités de rédaction de revue, classement «mondial» des universités, politiques de libre accès [open access], etc.).

Le texte est long, mais à lire (ici). L’Oreille l’a notamment recommandé aux étudiants de son séminaire de doctorat.

 

[Complément du 12 novembre 2014]

Comme on l’imagine, l’affaire révélée hier par Fabula fait beaucoup causer dans les chaumières académiques.

Certains collègues de l’Oreille tendue s’amusent des agissements de «R.-L. Etienne Barnett» (pas elle).

D’autres apportent de l’eau au moulin de Michel Charles. Un professeur d’outre-Outaouais a eu récemment à évaluer un texte pour une revue sud-américaine; il s’est aperçu du plagiat et l’a dénoncé à la revue. Le texte original, déjà plagié par «R.-L. Etienne Barnett», est le numéro 19 de la liste de Charles.

Un dernier collègue voit dans le parcours «universitaire» de «R.-L. Etienne Barnett» un nouveau signe de la «dérive mercantile des University Inc.». Ce serait un autre des dysfonctionnements qu’évoquait l’Oreille hier.

Si les chercheurs sont troublés, les éditeurs savants ne le sont pas moins. Des revues s’interrogent sur leur mode de fonctionnement. Au moins un grand groupe éditorial a lancé une enquête interne.

Sur un mode plus léger, on se souviendra qu’il existe des dysfonctionnements du monde de l’édition scientifique plus cocasses que ceux exposés pas Fabula.

Il y a deux ans, presque jour pour jour, l’Oreille reproduisait une sibylline note d’un article de critique littéraire.

Aujourd’hui même, l’excellent @AcademicsSay reproduit un passage d’un article de biologie, manifestement pas destiné à la publication.

Il faut toujours se relire avant de publier

Quelques minutes plus tard, le même compte Twitter annonçait que le texte original avait été corrigé.

Le même article après correction

On le regrette presque, tellement les auteurs paraissaient sincères dans leur première version.

 

[Complément du 13 novembre 2014]

Les comportements de «R.-L. Etienne Barnett» méritent d’être dénoncés.

Cette dénonciation a malheureusement des effets pervers. Elle permet à certains de s’en prendre, indistinctement et de manière non informée, à nombre d’aspects du travail savant : l’évaluation par les pairs, les modes de subvention de la recherche universitaire, l’expertise des carrières, les nouveaux circuits de diffusion (le libre accès, par exemple). Cela s’appelle jeter le bébé avec l’eau du bain.

Il faut se méfier de pareils dérapages.

 

[Complément du 20 novembre 2014]

Dans un texte qui vient tout juste de paraître, un collègue de l’Oreille, René Audet, situe le cas de «R.-L. Etienne Barnett» dans le contexte plus large de l’édition scientifique en sciences humaines. C’est à lire, ici.

 

[Complément du 16 février 2015]

Dans un texte intitulé «Retraction Note to: Various articles by R.-L. Etienne Barnett in Neohelicon», la revue Neohelicon vient d’annoncer qu’elle retire de son site treize textes «signés» par «R.-L. Etienne Barnett». Voir ici.

 

[Complément du 14 mai 2015]

La revue Symposium s’est fait prendre elle aussi. Rétractation .

 

[Complément du 16 juin 2018]

«R.-L. Etienne Barnett» a publié un livre en 2017. Le collègue Volker Schröder décrit ce livre sur son blogue, Anecdota, dans un texte intitulé «Barnett redivivus». Merci.