L’art du portrait cinématographique

Jean Echenoz, les Grandes Blondes, 1995, couverture

«[L’]inspecteur Clauze présentait un faciès ratier de second rôle français. Voix sinueuse et filament de moustache, œil plissé sur sourire de biais qui affichaient le plus franchement du monde une personnalité de faux jeton. Physique de fourbe qui traîne souvent dans les castings : ironiques, obséquieux, éventuellement menaçants, se croyant malins, d’ailleurs l’étant, plus qu’on ne l’imaginerait, mais somme toute pas assez car échouant toujours dans leurs entreprises. Types recrutés pour jouer l’agent de change véreux, l’ancien collègue maître-chanteur ou le beau-frère dans la police. En l’occurrence c’était le beau-frère dans la police. Et comment va Geneviève ?»

Jean Echenoz, les Grandes Blondes. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1995, 250 p., p. 61.

Ne pas déranger svp

François Blais, Vie d’Anne-Sophie Bonenfant, 2009, couvertureQu’est-ce que le peuple, au Québec ? Une masse qu’il ne faut pas écœurer, c’est-à-dire déranger.

Au Danemark, les producteurs de porc n’écœurent pas le peuple comme ici (la Presse, 20 octobre 2002).

Plus radicalement, on dira qu’il ne faut pas le faire chier.

Une autre à sa place en aurait fait un fromage, hein, se la serait jouée Phèdre, tout m’afflige et me nuit, et conspire à me nuire, et blablabla, aurait fait chier le peuple avec ça pendant des mois, mais pas elle (Vie d’Anne-Sophie Bonenfant, p. 196).

La radicalité, ici avec ses accents raciniens, ne manque pas d’attrait.

 

Référence

Blais, François, Vie d’Anne-Sophie Bonenfant. Roman, Québec, L’instant même, 2009, 241 p.

Dictionnaire des séries 52

Le but du jeu est simple : compter plus de buts que l’adversaire.

On peut dire scorer, comme le Maurice Richard du dramaturge Jean-Claude Germain :

Moué, quand chsautte sus a patinoire, chpense pas à jouer ! Chpense à scorrer ! Chpense rien qu’à ça tout ltemps ! Scorrer ! N’importe où, n’importe comment… scorrer ! À gnoux, dboutte, dla ligne bleue, dla ligne rouge… scorrer, scorrer ! Avec les gants ! Avec la tête ! À plat ventte sus à glasse, avec mes patins, avec le boutte du hockey, scorrer ! scorrer ! Même s’y fallait que chtraîne toutte l’autre équippe accrochée après mon chandail, après mes culottes, après mes paddes… scorrer… scorrer… scorrer ! scorrer tout ltemps ! (Un pays dont la devise est je m’oublie, p. 132)

On n’oubliera cependant pas que le mot scorer peut aussi avoir une connotation sexuelle. On entend les deux sens dans une réplique du sketch «Le Bal des Facteurs» écrit par Gratien Gélinas pour Fridolinons 45.

Allô !… Elle-même… Tiens ! comment ça va, Tit-Georges ? Pas mal… Pis toi ?… Dépêche-toi, je suis pressée… Ah ! non, c’est ben de valeur puis t’es ben aimable, mais pas de hockey au Forum pour moi à soir ! Maurice Richard, my eye !… C’est moi qui «score» tantôt : je vas au Bal des Facteurs, si tu veux le savoir. Pis, aie ! je me suis mis sur mon trente-six : tu devrais me voir à soir, je te dis que tu m’aimerais !… Ça serait pas difficile ?… Farceur, va ! En tout cas, sans rancune, Tit-Georges… (p. 82)

Marc Denis, le joueurnaliste de RDS, ex-cerbère de son état, aime bien noircir la feuille de pointage.

Dans le poème «Pour le vrai» de Bernard Pozier, trois expressions désignent la réussite :

un autre petit enfant
libéré dans l’enclave
attend une passe imaginaire
pour secouer les cordages
marquer le but le plus important du monde
dans sa fiction prémonitoire
il pousse la rondelle dans le filet (p. 74)

Les comptables préfèrent capitaliser ou marquer au volume (ne pas être avare de ses tirs). Les couturiers, enfiler l’aiguille.

Vous tirez de l’arrière ? Il faut tout faire pour niveler le pointage ou la marque. Autrement dit : combler un déficit.

Les deux équipes sont à égalité ? Il faut dénouer l’impasse.

Dans un cas comme dans l’autre, vous aurez changé l’allure du match.

Entre amis, soyez simple. Dites potter.

P.-S. — Il n’est jamais recommandé de compter dans son propre but. En revanche, dans un filet désert ou dans un filet ouvert, c’est bon. (Le filet désert est nécessairement ouvert, mais la réciproque n’est pas toujours vraie.)

P.-P.-S. — L’orthographe de potter n’est pas fixée. Dans Motel Galactic. 3, Francis Desharnais et Pierre Bouchard appellent le clone de Michel Goulet «Le “putter” de Péribonka» (p. 12). Il est vrai que c’est un substantif, et non un verbe.

 

[Complément du 21 décembre 2016]

Vous êtes le premier à réussir à percer la muraille du gardien adverse ? Vous ouvrez la marque, vous brisez la glace ou vous lancez votre équipe en avant. Merci d’avoir trouvé le fond du filet.

Le dernier ? Vous fermez les livres.

Un parmi d’autres ? Vous serez crédité d’un but. Espérez qu’il soit sans riposte.

Celui qui égalise ? Vous remettez les compteurs à zéro et vous renvoyez les deux équipes à la case départ.

Celui qui s’illustre après que l’autre équipe a égalisé ? Vous redonnez une priorité à votre équipe et vous dénouez l’impasse. Les vôtres prennent les devants en vertu de votre but.

Celui qui ajoute à l’avance de votre équipe ? Vous l’aider à creuser l’écart, notamment si l’on vous doit le but d’assurance. Cela pourrait sceller l’issue du match. Dans tous les cas, cela vous permet de jouer avec un coussin. (L’avance, par ailleurs, peut se forger.)

Celui qui s’inscrit au tableau ou au pointage pendant que votre équipe tire de l’arrière ? Vous réduisez l’écart.

 

[Complément du 5 février 2014]

Les 57 textes du «Dictionnaire des séries» — repris et réorganisés —, auxquels s’ajoutent des inédits et quelques autres textes tirés de l’Oreille tendue, ont été rassemblés dans le livre Langue de puck. Abécédaire du hockey (Montréal, Del Busso éditeur, 2014, 128 p., illustrations de Julien Del Busso, préface de Jean Dion, 978-2-923792-42-2, 16,95 $).

En librairie le 5 mars 2014.

Langue de puck. Abécédaire du hockey (Del Busso éditeur, 2014)

 

Références

Desharnais, Francis et Pierre Bouchard, Motel Galactic. 3. Comme dans le temps, Montréal, Éditions Pow Pow, 2013, 107 p. Bande dessinée.

Gélinas, Gratien, les Fridolinades 1945 et 1946, Montréal, Quinze, 1980, 265 p. Ill. Présentation par Laurent Mailhot.

Germain, Jean-Claude, Un pays dont la devise est je m’oublie. Théâtre, Montréal, VLB éditeur, 1976, 138 p.

Pozier, Bernard, Les poètes chanteront ce but, Trois-Rivières, Écrits des Forges, coll. «Radar», 60, 1991, 84 p. Ill. Réédition : Trois-Rivières, Écrits des Forges, 2004, 102 p.

Espèces dissonantes et trébuchantes

L’argent — le mot, pas le fait d’en avoir, ou pas — pose problème, du moins au Québec.

De genre. Les billets verts des voisins du Sud seraient de l’argent américaine. (Il y a bien sûr de l’argent canadienne, mais moins et de moindre valeur.)

De nombre. Il est souvent question, surtout dans les médias, surtout chez ceux qui dépensent, surtout chez ceux qui ne veulent pas dépenser, des argents. Les argents sont rares.

De genre et de nombre. Les argents neuves sont rares.

De prononciation. On l’entend moins aujourd’hui, mais à une époque il était commun de parler d’argint. Les exemples pullulent dans la bande dessinée Séraphin illustré d’Albert Chartier et Claude-Henri Grignon.

Pour régler la question, quelques-uns ont choisi de remplacer ce mot problématique par un autre, qui est sa version infantilisée : sous. Exemple : «C’est une perte pour les étudiants parce que ce sont des sous que nous aurions dirigés en totalité vers les étudiants» (une vice-rectrice, le Devoir, 13 janvier 2000); «Comment générer du sens et des sous par le travail ?» (le Devoir, 18 septembre 2000). Ce n’est pas mieux.

Remarque

Le mal est ancien. Étienne Blanchard dénonçait l’emploi d’argent au féminin dès 1919 (p. 25). Pour le pluriel, Chantal Bouchard, dans Méchante langue (2012), cite une remarque des années 1840 (p. 149).

P.-S. — Comme avion, escalier roulant, autobus et ascenseur, l’argent serait-il un moyen de locomotion ?

 

Références

Blanchard, Étienne, Dictionnaire du bon langage, Montréal, 1919 (troisième édition), 256 p.

Bouchard, Chantal, Méchante langue. La légitimité linguistique du français parlé au Québec, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Nouvelles études québécoises», 2012, 171 p.

Grignon, Claude-Henri et Albert Chartier, Séraphin illustré, Montréal, Les 400 coups, 2010, 263 p. Préface de Pierre Grignon. Dossier de Michel Viau.