Quasi-otoflorilège

Cela n’étonnera personne : quand elle entend le mot oreille, l’Oreille tendue tend la sienne. Il lui arrive même de s’imaginer constituant, en tout bien tout honneur, un florilège de l’oreille : un otoflorilège qui aurait, en quelque sorte, valeur d’autoflorilège.

Les jours où ça ne va pas, elle citerait Tout ce que je sais en cinq minutes de Corey Frost — «Les désavantages d’avoir des oreilles» (p. 51) —, Claire Legendre — une des protagonistes de Viande est «devenue une oreille à recueillir les déchets des gens» (p. 183) — ou Diderot — «Cet organe-là que j’ai aux deux côtés de ma tête a quelque chose de bizarre» (Leçons de clavecin, dixième dialogue).

Pensant à ses lecteurs, elle se souviendrait d’une phrase de Benjamin Péret : «Chaque jour ils reçoivent une oreille […].»

Elle craindrait parfois qu’ils ne lui soient plus fidèles : «Entre les dernier Panama [sic] de l’été, tu as essayé plusieurs paires d’oreilles» (Chanson française, p. 51).

Elle souhaiterait plutôt les entendre déclarer : «Vous avez de l’oreille» (le Méridien de Greenwich, p. 133).

Puis elle se dit que ce projet d’otoflorilège n’a guère de sens, et elle l’abandonne.

 

Références

Echenoz, Jean, le Méridien de Greenwich. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1979, 255 p.

Frost, Corey, Tout ce que je sais en cinq minutes. Fictions, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 54, 2013, 184 p. Ill. Traduction de Christophe Bernard.

Legendre, Claire, Viande, Paris, Grasset, 1999, 187 p.

Létourneau, Sophie, Chanson française. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 70, 2013, 178 p.

Péret, Benjamin, «Pulchérie veut une auto», 1922.

Un trou dans son élan

John Grisham, Calico Joe, 2012, couverture

«Baseball is only dull to dull minds» (Red Smith).

Comme tout un chacun, l’Oreille tendue consacre une partie de son temps de lecture, surtout estivale, aux livres sur le baseball.

Il y a les livres savants (The Meaning of Nolan Ryan, Double jeu), les livres de journalistes (Moneyball, Men at Work), les recueils d’articles (Triumph and Tragedy in Mudville), les romans (You Know Me Al, The Art of Fielding ou, sommet indépassé, The Great American Novel).

Voilà pourquoi l’Oreille vient de lire Calico Joe de John Grisham. Elle avait déjà lu des romans policiers de cet auteur — aucun ne lui laissant de profonds souvenirs, ni en bien ni en mal — et son roman sur le football, Playing for Pizza — aucun souvenir non plus. De Calico Joe, elle se souviendra, car c’est un texte particulièrement mauvais.

Un père va mourir. Cela ne touche personne, car c’est une ordure : violent, alcoolique, égocentrique. Lanceur pour les Mets de New York, Warren Tracey n’existe plus, dans la mémoire populaire inventée par le romancier, que comme celui qui a mis un terme à la carrière d’un joueur phénoménal, Joe Castle (Calico Joe). Comment ? En lui lançant volontairement une balle rapide à la tête. Ce geste, en langage de baseball, est appelé beaning. (Sur un sujet semblable, il vaut mieux lire Rat Palms de David Homel.) Le fils de Warren raconte la rencontre improbable, en 2003, trente ans après les faits, de son père et de Joe Castle. C’est lacrymal, inécrit, sans aucun intérêt.

En lisant, l’Oreille est cependant retombée sur une de ces étranges expressions propres au baseball : «Every rookie’s got a hole in his swing» (p. 57). Dans l’élan (swing) de toute recrue (rookie), il y aurait un trou (hole). Qu’est-ce à dire ? Qu’un joueur n’arriverait pas à frapper la balle si elle était placée à un endroit bien précis, qui n’est pas le même pour tous, et que les lanceurs essaieraient d’exploiter cette faiblesse. Voilà qui vous épargnera la lecture de Calico Joe.

P.-S. — Et il y a bien sûr les livres sur Jackie Robinson.

 

Références

Gould, Stephen Jay, Triumph and Tragedy in Mudville. A Lifelong Passion for Baseball, New York et Londres, W.W. Norton, 2003, 342 p. Ill. Foreword by David Halberstam.

Grisham, John, Calico Joe. A Novel, New York, Dell, 2013, 262 p. Édition originale : 2012.

Grisham, John, Playing for Pizza. A Novel, New York, Doubleday, 2007, 262 p.

Harbach, Chad, The Art of Fielding. A Novel, New York, Boston et Londres, Little, Brown and Company, 2012. Édition numérique. Édition originale : 2011.

Homel, David, Rat Palms, Toronto, HarperCollins, coll. «HarperPerennial», 1993, 276 p. Édition originale : 1992.

Lardner, Ring, You Know Me Al, Kessinger Publishing, [s.d.], 119 p. Reprint. Édition originale : 1916.

Lewis, Michael, Moneyball. The Art of Winning an Unfair Game, New York et Londres, W.W. Norton, 2003, xv/288 p.

Nareau, Michel, Double jeu. Baseball et littératures américaines, Montréal, Le Quartanier, coll. «Erres Essais», 2012, 395 p.

Roth, Philip, The Great American Novel, New York, Farrar, Straus & Giroux, 1980, 382 p. Édition originale : 1973.

Trujillo, Nick, The Meaning of Nolan Ryan, College Station (TX), Texas A & M University Press, 1994, x/163 p. Ill.

Will, George F., Men at Work. The Craft of Baseball, New York, HarperPerennial, 1991, ix/353 p. Ill. Édition originale : 1990.

L’art du portrait balafré

Jean Echenoz, les Grandes Blondes, 1995, couverture

«Depuis le tabouret latéral qu’il occupait, Boccara jeta un œil intimidé sur Personnettaz, raidement assis dans un fauteuil devant le bureau de Jouve : sujet maigre et farouche, austère quoique bizarrement déguisé en assureur de fantaisie, costume sable et chemise tête-de-nègre avec cravate vert clair. Cheveux cuivrés, presque roux, taillés comme dans les casernes, joues creuses et front plissé; deux longues rides parallèles à l’axe maxillaire pouvaient passer pour des balafres, des scarifications initiatiques, et son regard gelé pouvait faire peur à Boccara. Son visage reflétait une préoccupation majeure à moins qu’une grande souffrance morale à moins qu’une maladie chronique, un ulcère ou quelque chose. Il était attentif et grave comme chez son docteur.»

Jean Echenoz, les Grandes Blondes. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1995, 250 p., p. 82-83.

Dictionnaire des séries 26

Quand sonne l’heure de la retraite, que fait un joueur de hockey ? Il n’accroche ni son bâton ni ses gants, mais ses patins.

les dieux sont rentrés dans leur temple
au clou de la renommée
ils ont accroché leurs patins
et le peuple fidèle vient admirer les reliques suspendues
(Bernard Pozier, «Postérité», p. 70)

J’ai débarqué, j’les ai accrochés
(Pierre Bertrand, «Hockey», chanson, 1978)

Accrocher ses patins pour n’être plus rien
Qu’un vendeur de bière ou un vendeur de char
(Robert Charlebois, «Champion», chanson, 1987)

C’pas à matin non qu’on accroche nos patins
(Loco Locass, «Le but», chanson, 2009)

Bon, c’est le temps de le rendre officiel ! On passe à la prochaine carrière. http://t.co/I2ox9Evc (@matdarche52)

Il y a un équivalent au football :

Brian Urlacher accroche ses crampons (le Devoir, 23 mai 2013, p. B6).

P.-S. — Dans un registre plus cru, John Burdett, parlant de prostituées «retraitées», écrit : «They hung up their tits […]

 

[Complément du 2 juin 2013]

Cela se pratique aussi en politique :

La députée libérale Lucienne Robillard a annoncé hier qu’elle accrochait ses patins politiques (le Devoir, 5 avril 2007).

Après Bill Graham, c’était au tour de l’ex-ministre libéral ontarien Jim Peterson d’accrocher ses patins politiques hier après-midi (le Devoir, 21 juin 2007).

 

[Complément du 6 décembre 2014]

Le ministre de la Santé du Québec, Gaétan Barrette, propose de modifier en profondeur les conditions de travail des médecins de la province. Réaction d’un de ceux-ci, dans le Devoir du 3 décembre : «Je songe à accrocher mes patins.»

 

[Complément du 12 mars 2018]

Selon Serge Bouchard, que fait un camionneur qui prend sa retraite ? «Le routier arrive un jour ou l’autre à ses derniers kilomètres, il doit “accrocher ses clés”, le pouvoir de la route lui échappe, l’envergure des voyages aussi» (les Yeux tristes de mon camion, p. 10).

 

[Complément du 31 octobre 2018]

Dans le cadre du concours Délie ta langue ! du Bureau de valorisation de la langue française et de la Francophonie de l’Université de Montréal, l’Oreille tendue dit quelques mots de cette expression.

 

[Complément du 5 février 2014]

Les 57 textes du «Dictionnaire des séries» — repris et réorganisés —, auxquels s’ajoutent des inédits et quelques autres textes tirés de l’Oreille tendue, ont été rassemblés dans le livre Langue de puck. Abécédaire du hockey (Montréal, Del Busso éditeur, 2014, 128 p., illustrations de Julien Del Busso, préface de Jean Dion, 978-2-923792-42-2, 16,95 $).

En librairie le 5 mars 2014.

Langue de puck. Abécédaire du hockey (Del Busso éditeur, 2014)

 

Références

Bouchard, Serge, les Yeux tristes de mon camion. Essai, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 303, 2017, 212 p. Édition originale : 2016.

Burdett, John, Vulture Peak. A Bangkok Novel, New York, Alfred A. Knopf, 2012. Édition numérique.

Pozier, Bernard, Les poètes chanteront ce but, Trois-Rivières, Écrits des Forges, coll. «Radar», 60, 1991, 84 p. Ill. Réédition : Trois-Rivières, Écrits des Forges, 2004, 102 p.

Danse digressive

L’Oreille tendue a eu quelques occasions de l’écrire : il arrive qu’on lui indique des expressions qui seraient devenues populaires — faire du pouce sur, dans le fond —, alors qu’elle-même ne les a pas repérées.

Merci, lecteurs.

Elle savait que @PimpetteDunoyer en avait contre l’expression pas de côté.

j’entends que vous allez faire un pas de côté pour traiter hors de la boîte la problématique des expressions galvaudées ? (16 mai 2013).

MT @larrysa CHORÉGRAPHIE Sur nouvelle app du Monde on trouve “des pépites qui font faire au lecteur un pas de côté” (sic) (5 avril 2013).

Oh noooooon svp Épargnez vos étudiants et puis ensuite quoi vous allez adopter “Un pas de côté” puis “impacter” ? (27 février 2013).

Puis, en deux jours, l’Oreille tombe deux fois sur l’expression, dans la bouche d’un collègue historien, puis dans les pages du Devoir :

Cette saison, à 82 ans, [Jacques Laurin] s’offre un pas de côté en racontant sa vie dans Chroniques d’un homme heureux (18-19 mai 2013, p. F6).

Merci, lectrice. Bien vu.

 

[Complément du 15 décembre 2018]

Dans Tours & détours le retour. Les plus belles expressions du français de Belgique (2018), Michel Francard consacre un texte à «Faire un pas de côté» (p. 122-124). Il distingue l’emploi hexagonal et l’emploi québécois de l’expression — «Outre-Quiévrain et outre-Atlantique, une personne qui fait un pas de côté décide de prendre des distances avec une situation donnée, avec une routine qui s’est installée; cela, afin d’élargir ses horizons, de renouveler sa pratique, de mieux atteindre l’objectif fixé» (p. 123) — de l’emploi belge — «dans les attestations belges, il marque un arrêt — provisoire ou définitif — dans une carrière, dans l’exercice d’un mandat» (p. 124). Ajoutons encore ceci : «On la retrouve [cette expression] notamment en France et au Québec, où elle est très employée — au point parfois de susciter des commentaires agacés qui la rangent parmi les tics de langage à la mode» (p. 123). En effet.

 

Référence

Francard, Michel, Tours & détours le retour. Les plus belles expressions du français de Belgique, Bruxelles, Racine, 2018, 176 p. Illustrations de CÄät.