Notes de périple I

L’Oreille tendue s’est éloignée de son clavier quelques jours. Récit (comme on dit maintenant à Radio-Canada, au lieu de parler de reportage), en quelques trames.

Trame pronominale

En une heure, un quinquagénaire se fait tutoyer par une inconnue qui a quarante ans de moins que lui, puis se fait demander, par une serveuse de son âge, si «on» a choisi ce qu’«on» allait manger. Le Québec des pronoms personnels.

Trame périodique

L’Oreille n’a pas abandonné sa fréquentation des journaux pendant son séjour au vert.

Elle a donc pu croiser des «épicuriens passionnés» (le Devoir, 23-24 août 2014, p. D5) : deux fautes — erreur de sens, contradiction dans les termes — pour le prix d’une.

La langue de margarine lui a barbouillé les oreilles : «une cuisine ancrée résolument dans les traditions, mais impeccablement moderne» (la Presse+, 23 août 2014); «la cuisine, toujours ancrée dans des ingrédients d’ici, mais résolument française» (la Presse+, 24 août 2014). Résolument

Elle a assisté en direct à un voyage (presque) sur mer (presque) autour du monde : «Maintenant que leur périple de deux parties sur la route est terminé, les Alouettes rentreront à Montréal […]» (la Presse+, 23 août 2014).

Et elle s’est souvenue que son grand-père aurait dit, comme chez Simenon, que quelque chose était écrit «sur le journal» (la Veuve Couderc, éd. 2003, p. 1163).

Trame météorologique

Après cinq ou six jours, il a pu arrêter de pleuvoir. Le lac était de niveau.

Trame signalétique

À côté d’un terrain de golf, ce panneau :

Panneau impossible à interpréter

 

Interrogation de l’Oreille sur Twitter : «Tout est interdit ?» Réponse, sous forme de question, d’@Hortensia68 : «Ou rien ?»

Trame bibliothéconomique

L’Oreille a été catastrophée par les déclarations du ministère de l’Éducation du Québec, Yves Bolduc, sur la situation dans les bibliothèques scolaires de la province, déclarations rapportées par le journal le Devoir le 22 août :

L’achat de livres dans les bibliothèques n’est donc pas essentiel pour le ministre de l’Éducation ? «Il n’y a pas un enfant qui va mourir de ça et qui va s’empêcher de lire, parce qu’il existe déjà des livres [dans les bibliothèques]», affirme le ministre Bolduc, en ajoutant que les commissions scolaires n’ajouteront seulement pas de livres dans leur collection et achèteront moins de nouveautés littéraires ces prochaines années. «J’aime mieux qu’elles achètent moins de livres. Nos bibliothèques sont déjà bien équipées. […] Va dans les écoles, des livres, il y en a, et en passant, les livres ont été achetés l’an passé, il y a 2 ans, ou 20 ans

Elle s’est néanmoins réjouie en voyant les médias sociaux se payer la tête du ministre et en se rappelant qu’une catégorie du blogue Mots et maux de la politique d’Antoine Robitaille rassemble les bolducries.

Pour le dire, synthétiquement, comme Claude Quenneville (@cqlr) :

Moins de livres pour les bibliothèques. Les jeunes vont parler le même français que le ministre Bolduc.

Trame nautique

À vue de nez : porter une veste de flottaison, sur un bateau à moteur, ça ne se fait juste pas; en revanche, en kayak, cela va de soi.

À suivre…

 

Référence

Simenon, la Veuve Couderc, dans Romans. I, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 495, 2003, p. 1043-1169 et 1458-1471. Édition établie par Jacques Dubois, avec Benoît Denis. Édition  originale : 1942.

La crise (supposée) du «franglais» : post-scriptum

Jeudi dernier, l’Oreille tendue proposait huit commentaires (brefs) sur la crise (supposée) du «franglais». Ci-dessous, trois autres, en guise de post-scriptum.

9.

En matière de langue, les contextes — sociaux, politiques, culturels, économiques, démographiques, etc. — sont fondamentaux.

La langue de Lisa LeBlanc ou de Radio Radio n’est pas celle des Dead Obies. La situation linguistique des Acadiens n’est pas celle des Québécois.

Ce que pensaient Étienne Parent en 1830 et Hubert Aquin en 1962 risque de pas s’appliquer parfaitement à l’actualité de 2014. (Attention : euphémisme.) Sur son blogue, Mario Asselin a des propos justes sur ce type d’anachronisme dans l’argumentation de certains.

10.

Dans le débat des derniers jours, il a beaucoup été question de bilinguisme, en l’occurrence d’un seul type de bilinguisme (anglais / français). Or il se trouve que la situation linguistique québécoise, comme n’importe quelle autre situation linguistique, est faite du contact de plusieurs langues, pas uniquement de deux. Ainsi que l’a montré Rainier Grutman en 1997, c’était déjà vrai au Québec au XIXe siècle. Démographie oblige, ce l’est encore plus aujourd’hui, et tout particulièrement à Montréal. Pierre Nepveu, dans des textes de 2012 et de 2013, a souligné les enjeux, sociaux et esthétiques, de ces formes de colinguisme. La ville : lieu de toutes les langues et de leurs interactions.

11.

Les langues naissent et les langues meurent.

Il est théoriquement possible d’assister à la mort d’une langue, par exemple quand disparaît son dernier locuteur. (Ainsi que le faisait remarquer en 2013 Louis-Jean Calvet, il faut se méfier de cette métaphore de la mort des langues, mais faisons comme si.)

En revanche, la naissance d’une langue prend du temps. Les choses ne changent pas du jour au lendemain.

 

Références

Calvet, Louis-Jean, «Quelles langues parlera-t-on demain ?», dans François Gaudin (édit.), la Rumeur des mots, Rouen, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2013, p. 61-75.

Grutman, Rainier, Des langues qui résonnent. L’hétérolinguisme au XIXe siècle québécois, Montréal, Fides — CÉTUQ, coll. «Nouvelles études québécoises», 1997, 222 p.

Nepveu, Pierre, «Langue. Au-delà du français menacé», le Devoir, 22 septembre 2012.

Nepveu, Pierre, «Une apologie du risque», Liberté, 300, été 2013, p. 8-9. https://id.erudit.org/iderudit/69406ac

Titre du jour

Lisant un texte de Dena Goodman sur l’orthographe à l’âge classique, l’Oreille tendue tombe sur ce titre de l’abbé Louis Barthélemy : la Cantatrice grammarienne, ou l’art d’apprendre l’Orthographe française seul, sans le secours d’un Maître, par le moyen des Chansons érotiques, pastorales, villageoises, anacréontiques, &tc. (À Genève; et se trouve à Paris : chez Briand, 1788, xvi/416 p.).

Cela donne à rêver.

 

Référence

Goodman, Dena, «L’ortografe des dames : Gender and Language in the Old Regime», French Historical Studies, 25, 2, printemps 2002, p. 191-223.

Huit commentaires (brefs) sur la crise (supposée) du «franglais»

Ni alarmiste ni jovialiste

Les médias québécois, depuis une petite quinzaine, causent de langue à l’envi. Plusieurs chroniqueurs s’y sont mis : Mathieu Bock-Côté, Christian Rioux, Marc Cassivi, Antoine Robitaille. Les réseaux sociaux ne dérougissent pas. Le motif immédiat de cette agitation ? Le mélange de l’anglais et du français dans les paroles des chansons du groupe Dead Obies, et le jugement que l’on porte sur icelui.

L’Oreille tendue a déjà livré quelques commentaires sur les alentours de ce débat, le 18 juillet, puis le 21. Ci-dessous, quelques autres remarques, dans le désordre.

1.

Pour désigner la pratique linguistique des Dead Obies, on a largement parlé de franglais. Problème : qui pourrait définir ce qu’est le franglais ? Pour sa part, l’Oreille préférerait le terme alternance codique (code-switching), d’autant que des linguistes l’ont déjà utilisé pour décrire la langue des rappeurs québécois (voir ici). La pratique linguistique des Dead Obies n’est pas particulièrement nouvelle, ainsi que le note un des membres du groupe, Yes Mccan, sur le site du journal Voir. Pourtant, plusieurs font une fixation sur cette formation musicale, et rien que sur elle.

2.

Dans le Devoir du 23 juillet, Antoine Robitaille écrit que la discussion sur l’anglicisme serait devenue un «tabou» dans la société québécoise. Au contraire, c’est une des plus vieilles obsessions locales. Elle prend deux formes.

D’une part, les tenants de l’hypercorrection, depuis le milieu du XIXe siècle, sont en guerre contre les anglicismes. Les travaux de Chantal Bouchard l’ont démontré.

De l’autre, combien de fois avez-vous entendu quelqu’un reprocher aux Français leur usage immodéré des anglicismes ? Au Québec, on serait plus vigilant, dit-on souvent.

Dans un cas comme dans l’autre, une chose est sûre : il n’y a aucun tabou québécois sur la chasse à l’anglicisme. L’Oreille donne souvent des conférences sur la langue : elle est interrogée sur les anglicismes toutes les fois.

3.

Les Dead Obies mêlent de l’anglais et du français : c’est entendu. De cela, on peut tirer une conclusion, et une seule : les Dead Obies mêlent de l’anglais et du français. On ne peut pas inférer de cela que le français irait mal, et de plus en plus mal, à Montréal, voire au Québec. Pour affirmer une chose pareille, il faut des enquêtes, pas des opinions ou des sentiments.

4.

Quiconque pense que la langue de l’art est le reflet fidèle de la langue parlée en société, qu’elle en est le miroir, se trompe. Chaque créateur se fait sa langue, qu’on appréciera ou pas. Croire que cette langue est la langue de tout un chacun n’a pas de sens.

Cela ne veut pas dire que la langue de l’art et la langue de la société sont sans rapport. Cela veut dire que ce rapport n’est pas de simple imitation.

La langue de la littérature, de la chanson, du théâtre, du cinéma, de la télévision sont des langues inventées. Que les gens de Dead Obies s’en rendent compte ou pas.

5.

Pour les chansons des Dead Obies, Christian Rioux a évoqué, dans le Devoir du 18 juillet, le «suicide».

Cinq jours plus tôt, dans son blogue du Journal de Montréal, Mathieu Bock-Côté pourfendait l’«autisme culturel».

Hier, Antoine Robitaille craignait l’«auto-effacement».

Peut-on s’entendre pour dire que c’est peut-être un brin exagéré dans l’état actuel des connaissances ?

6.

En 1969, dans «Tout écartillé», Robert Charlebois chantait «J’focaille à Pigalle what the fuck fuck fuck». Était-il suicidaire ? Souffrait-il d’«autisme culturel» ? S’auto-effaçait-il ? Déjà ?

7.

Quand on craint la «créolisation», il faudrait peut-être demander à un linguiste ce que c’est. Anne-Marie Beaudoin-Bégin, par exemple, a des choses à dire là-dessus.

8.

Le débat actuel, comme tout débat sur la langue, est évidemment chargé émotivement. C’est ce qui explique que s’y mêlent toutes sortes de choses : des conceptions du rôle du système d’enseignement, des croyances politiques (quand il est question de nation, on est toujours dans le domaine de la croyance), des considérations démographiques (sur le poids des Québécois au Canada, en Amérique du Nord, dans le monde), des impressions (Tout le monde dit ça, Personne ne dit ça), etc. C’est ce qui explique que les insultes fusent : dans un coin, comme on dit au Front national, il y aurait les «élites mondialisées»; dans l’autre se masseraient les «réactionnaires»; on serait nécessairement le «colonisé» ou le «curé de la langue» de quelqu’un.

Ce n’est pas très grave, mais ça ne permet pas de débat serein. Peut-être la sérénité n’est-elle d’ailleurs pas possible en ces domaines.

P.-S. — Merci à @revi_redac pour l’illustration en tête de ce texte.

 

Référence

Bouchard, Chantal, la Langue et le nombril. Une histoire sociolinguistique du Québec, Montréal, Fides, coll. «Nouvelles études québécoises», 2002, 289 p. Nouvelle édition mise à jour. Édition originale : 1998.

Aimer, mais pas aveuglément

Dans un ouvrage collectif paru en 2013, le linguiste Loïc Depecker répond à la question «Le français est-il une langue moderne ?». Il lui faut d’abord proposer une définition de la modernité en matière de langue : «sont modernes, les langues qui disent la modernité. Et la modernité est technologique» (p. 44). Conséquence logique : Depecker consacre son texte aux questions de néologie et de terminologie. Son bilan est plutôt positif — «le français se modernise sous la pression de l’anglais. Et aussi sous la pression de son jeune et agile allié québécois» (p. 50) —, même s’il appelle à la vigilance — «cette modernité est à construire en permanence, sous peine d’être empêchée par les emprunts à l’anglais» (p. 52). Autrement dit, sur le plan de la néologie et de la terminologie, le Québec montrerait souvent la voie à la France.

Ce qui est ennuyeux de cet éloge, c’est qu’il repose sur un certain nombre d’affirmations fausses.

Trois exemples.

Le premier est vestimentaire : au Québec, «on ne parle généralement pas de gants, mais de mitaines» (p. 44). S’il est vrai qu’on ne parle pas de moufles au Québec, on y porte cependant des gants et des mitaines, et l’on sait sans mal distinguer les premiers des secondes.

Le deuxième est historique : «char est un vestige de la civilisation essentiellement agricole dans laquelle a vécu la Nouvelle France jusqu’au milieu du XXe siècle» (p. 48). Au sens strict, la Nouvelle-France est disparue en 1760. De plus, la population québécoise est majoritairement urbaine dès la première décennie du siècle dernier.

Au lieu de sérendipité, les Québécois diraient «plus volontiers» fortuité (p. 50). Cet usage avait échappé à l’Oreille tendue.

Cela fait désordre.

 

Référence

Depecker, Loïc, «Le français est-il une langue moderne ?», dans François Gaudin (édit.), la Rumeur des mots, Rouen, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2013, p. 43-60.