S’ennuyer depuis le XVIIIe siècle

Il y a des mots qu’on entend partout au Québec.

Ils sont sur Twitter.

Employée#1: Tu cherches toujours un appart? Employée#2: Oui et tannée des annonces qui repoussent les limites du Plateau au métro Frontenac (@AscenseurRC).

Tannée d’entendre la métaphore de «montée de lait» pour parler d’une colère légitime. Ça renforce l’idée d’une «hystérie» «féminine» (@MAcasselot).

Les poètes l’emploient, par exemple Patrice Desbiens en 1995.

William Carlos
Williams
viens chercher

ta brouette
rouge

On est
tannés
de s’enfarger
dedans

câlisse

Les nouvellistes aussi. C’est le cas de Gilles Marcotte, quand il cite le texte, signé Claude Péloquin, qui accompagne une murale du sculpteur Jordi Bonet au Grand Théâtre de Québec.

«Vous êtes pas tannés de mourir, bande de caves !…» C’est du québécois, ça : le verbe «tanner» se trouve chez Flaubert mais quant au mot «caves», seule une illumination divine […] pourrait vous éclairer. Je vous fais grâce des considérations de notre poète Pélo sur cette phrase. Il n’a jamais très bien compris ce qu’il écrivait (1989, p. 133).

(En fait, le narrateur de Marcotte se trompe de participe passé. Le texte de Péloquin, visible ici, est «Vous êtes pas écœurés de mourir bande de caves !».)

Réal Béland chante le même mot dans «Hockey bottine» en 2007 : «Pis si t’es tanné des caprices d’Ovechkin.»

Être tanné, donc, qui signifie en avoir marre.

Le mot est-il récent ? Que nenni (traduction du cru : point pantoute). Il est donné comme synonyme d’ennuyé dans un témoignage de 1755 recueilli par Jean-Baptiste d’Aleyrac dans ses Aventures militaires au XVIIIe siècle (ouvrage publié par Charles Coste, Paris, Éditions Berger-Levrault, 1935, p. 31, cité par Marie-France Caron-Leclerc, «Les témoignages anciens sur le français du Canada (du XVIIe au XIXe siècle)», Sainte-Foy [Québec], Université Laval, thèse de doctorat, 1998, p. 62-63, cité par Chantal Bouchard, 2012, p. 78).

On est tanné depuis longtemps dans la Belle Province.

 

Références

Réal Béland, «Hockey bottine», Réal Béland Live in Pologne, disque audionumérique, 2007, étiquette Christal Musik CMCD9954.

Bouchard, Chantal, Méchante langue. La légitimité linguistique du français parlé au Québec, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Nouvelles études québécoises», 2012, 178 p.

Desbiens, Patrice, «WCW», dans Un pépin de pomme sur un poêle à bois, Sudbury, Prise de Parole, 1995, p. 69.

Marcotte, Gilles, la Vie réelle. Histoires, Montréal, Boréal, 1989, 235 p.

Les zeugmes du dimanche matin et de Charles Bolduc

Charles Bolduc, les Truites à mains nues, 2012, couverture

«Elle pinçait les lèvres d’un air équivoque, replaçait ses lunettes et son image de soi […]» (p. 9).

«À côté de moi, à l’arrière, est assise une fille à la voix portante qui a un baccalauréat en traduction, un tatouage à la naissance du cou et de la monnaie pour le café» (p. 89).

«Les vannes et la rue avaient rapidement été fermées […]» (p. 121).

«On a oublié son âge, ses clés, la Saint-Valentin, sept années sur dix d’aller chez le dentiste» (p. 134).

P.-S. — Le troisième exemple complique un brin la définition habituelle du zeugme.

Charles Bolduc, les Truites à mains nues. Nouvelles, Montréal, Leméac, 2012, 139 p.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Remarque linguistique à méditer

Nicolas Dickner, le Romancier portatif, 2011, couverture

«La norme n’est pas morale. Elle ne sert pas à distinguer le bon et le mauvais, le beau et le laid. La norme sert essentiellement à distinguer la paresse et le libre arbitre. Elle sépare les bâcleurs des rebelles. Dans un monde dépourvu de règles, prétendre à la liberté perd tout son sens.

Voilà au moins un point sur lequel Maurice Grevisse ne se trompait pas.»

Nicolas Dickner, «Bâcleurs et rebelles», Voir, 23 février 2011, repris dans le Romancier portatif. 52 chroniques à emporter, Québec, Alto, 2011, p. 205-207, p. 207.

Il ne manquait que lui

François Bon, l’Incendie du Hilton, 2009, couverture

En 2004, l’Oreille tendue signait un Dictionnaire québécois instantané avec son collègue Pierre Popovic.

S’agissant de la langue médiatique, elle avait dû se pencher sur un des mots les plus à la mode au Québec : salon.

Variante toujours commerciale et souvent non estivale des audiences, du carrefour, du chantier, du comité, de la commission, de la consultation, des états généraux, du forum, du groupe-conseil, du groupe de discussion, du groupe de travail, de la rencontre, du sommet, de la table d’aménagement, de la table de concertation, de la table de convergence, de la table de prévention, de la table de suivi et de la table ronde. «Les salons et foires se portent bien au Québec» (la Presse, 5 décembre 2001). Agroalimentaire du Suroît, de l’aménagement extérieur, de l’emploi-formation, de l’épargne, de l’érotisme, de la féminité, de la maternité et de la paternité, de l’automobile, des aînés de Montréal, des métiers d’art du Québec, des organisateurs d’événements, Domicilia, du livre anarchiste, du printemps des artistes des Cantons-de-l’Est, Informatique / Affaires de Québec, international de l’ésotérisme de Montréal, Marions-nous, national de l’habitation, Pepsi-Jeunesse. Voir coalition, concertation, consensus, festival, partenaires sociaux et suivi.

La liste s’est allongée depuis : des tendances ameublement, des vins et spiritueux de Montréal, de la passion médiévale.

Dans l’Incendie du Hilton (2009, p. 181-182), François Bon recensait, pour la seule place Bonaventure de Montréal, douze salons, dont celui du livre.

Il ne manquait, au Québec, qu’un événement de ce type. Ce sera incessamment réglé : «Le Salon Plan Nord débute ce week-end» (le Devoir, 16 avril 2012, p. A4). Si le Plan Nord promu par le gouvernement provincial de Jean Charest est bel et bien la panacée promise, la moindre des choses est qu’il ait, lui aussi, son salon. Sinon, on aurait dû s’inquiéter.

P.-S. — Aucune des listes qu’on vient de lire n’est bien sûr exhaustive.

 

Références

Bon, François, l’Incendie du Hilton. Roman, Paris, Albin Michel, 2009, 182 p.

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture

Ricardo au Dollarama

Nicolas Dickner, le Romancier portatif, 2011, couverture

À compter du 26 avril, Ricardo, l’homme privé de patronyme, animera, à la télévision de Radio-Canada, une nouvelle émission, le Fermier urbain. Le voilà donc «gentleman-farmer urbain» (la Presse, 18 avril 2012, cahier Arts, p. 3).

Urbain ?

Lisons Nicolas Dickner : «Pourtant, le concept même de “valeur” est volatil. Prenez le mot “urbain”, un terme bien coté depuis trois ou quatre ans. D’abord avant-gardiste, il est vite devenu commun, avant de tomber dans l’utilisation à outrance, puis dans l’impropriété excessive. En ce moment, il se trouve quelque part dans le Dollarama du langage, à côté des napperons en bambou et des potiches pseudo-asiatiques» (éd. de 2011, p. 82).

Le décor de l’émission est déjà tout trouvé.

 

Référence

Nicolas Dickner, «Vaut mieux rester calme», Voir, 19 mars 2008, repris dans le Romancier portatif. 52 chroniques à emporter, Québec, Alto, 2011, p. 81-84, p. 82.