Jubilatoire, malgré tout

Éric Plamondon, Mayonnaise, 2012, couverture

L’Oreille tendue a eu l’occasion — c’était le 6 janvier 2010 — de rendre compte du pamphlet de Jean-Loup Chiflet, 99 mots et expressions à foutre à la poubelle (2009). Parmi ces mots et expressions, il y avait jubilatoire :

Voilà, le nouveau ton de l’enthousiasme est donné. Plus question de se contenter de se réjouir avec réserve et discrétion. Non ! On se doit de commenter notre plaisir avec des cris plutôt qu’avec des chuchotements, des applaudissements et des vivats, qui peuvent même aller jusqu’à l’hystérie collective suivie de pâmoison (p. 79).

Sans suivre Chiflet dans tous ses emportements, l’Oreille n’hésite pas à reconnaître que jubilatoire est beaucoup utilisé, voire trop.

C’est pourtant le mot qui lui vient à la bouche à la lecture des deux premiers titres de la trilogie romanesque 1984 d’Éric Plamondon, Hongrie-Hollywood Express (vol. I, 2011) et Mayonnaise (vol. II, 2012).

Pourquoi 1984 ? Parce que le nageur et acteur Johnny Weismuller, le «héros» du premier roman, meurt cette année-là, qui est aussi celle du suicide de l’écrivain Richard Brautigan, le héros du deuxième. 1984, c’est aussi l’invention du Macintosh : Pomme S (à paraître) mettra en scène Steve Jobs.

Pourquoi jubilatoire ? L’Oreille aime l’utilisation par Éric Plamondon des listes et des énumérations. Elle aime son érudition, cinématographique notamment, mais pas seulement : technique, scientifique, historique, japonaise. Elle aime son refus de la linéarité. Elle aime l’Amérique qu’elle est invitée à parcourir (dans le temps, dans l’espace). Elle aime le choc entre eux des courts chapitres, prose ou vers, qui font les livres, et l’extravagance de leurs titres. Elle aime l’évident plaisir qu’a l’auteur à citer (des étiquettes aux textes littéraires), et sa croyance dans l’univers des correspondances. Elle aime qu’il ne tombe pas dans les travers linguistiques de l’époque (à quelques «au niveau de» près). Elle aime entendre la rumeur concrète du monde, mais sans souci exagéré de réalisme. Elle aime que la matière des mots soit matière à jeu («Détroit / Des trois, je préfère le dernier : / dessins, / des saints, / des seins», vol. I, p. 133). Elle aime que s’exprime, dans 1984, une humanité sans épanchement ni narcissisme. Elle aime le soin apporté aux tables des matières, qu’aimait lui aussi Richard Brautigan (vol. II, p. 124-125). Elle aime l’art de l’absurde («Francis Ford Coppola bouge les lèvres sur l’écran. J’en conclus qu’il doit être question de cinéma ou d’autre chose», vol. II, p. 126) et le sens du rythme (répétitions, variations, reprises — anaphores).

Dans Mayonnaise, Michel Braudeau est cité, au sujet de Tokyo-Montana Express, de Brautigan :

Cela tient du haïku et du croquis sur un bout de nappe, du vide-poche et de l’autoportrait de l’artiste en puzzle. Un long bouquet de ces feux d’artifice que Baudelaire appelait des fusées (p. 32).

Aussi bien, voilà qui pourrait décrire les deux romans d’Éric Plamondon.

Jubilatoire, donc, oui, malgré tout.

 

[Complément du 23 mai 2012]

Sur son blogue, Dominic Tardif trouve Mayonnaise… «jubilatoire».

 

Références

Chiflet, Jean-Loup, 99 mots et expressions à foutre à la poubelle, Paris, Seuil, coll. «Points. Le goût des mots», Hors série, inédit, P 2268, 2009, 122 p. Dessins de Pascal Le Brun.

Plamondon, Éric, Hongrie-Hollywood Express. Roman. 1984 — Volume I, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 44, 2011, 164 p.

Plamondon, Éric, Mayonnaise. Roman. 1984 — Volume II, Montréal, Le quartanier, «série QR», 49, 2012, 200 p.

Du mot(t)on

Le 23 mars, le blogue OffQC | Quebec French Guide définissait l’expression avoir le motton : qui a le motton est oppressé par la peine. L’exemple qui accompagne la définition est tiré de l’émission de télévision Ici et maintenant (Radio-Canada). On peut en donner d’autres :

Quand je pense que je vais en avoir le cœur net bientôt, un motton bloque ma gorge (l’Étouffoir, p. 232).

[Moi] qui ai un peu le moton à l’idée de vous quitter […] (le Devoir, 11-12 août 2001).

D’où le fait que nos rimes
Foutent le camp et que Rose a le motton (Toute l’œuvre incomplète, p. 50).

Cette définition est juste, mais ce n’est pas la seule possible.

Qui a un motton de collé kekpart ou qui a fait le motton est réputé riche; ce motton est monétaire.

Le motton désigne aussi, littéralement ou métaphoriquement, un grumeau, un amas informe, une masse peu ragoûtante — une motte, en quelque sorte.

Je cours au lavabo. Je me mets à cracher du sang. Du sang foncé. Des filets, des mottons, des caillots (Martine à la plage, p. 67).

Mais cette brunante dans la pensée
même quand je pense
c’est ainsi
par contiguïté, par conglomérat
par mottons de mots («Notes sur le non-poème et le poème», p. 132).

On l’aura noté : on voit moton et motton. C’est comme ça.

 

[Complément du 10 mai 2015]

Un adjectif a été tiré de mot(t)on : «Le trémolo mottoneux de Junior finit par être la seule chose qu’on entend» (Dixie, p. 18).

 

[Complément du 13 mars 2019]

Musicalement ? Certes.

 

Références

Boulerice, Simon, Martine à la plage. Roman, Montréal, La mèche, coll. «Les doigts ont soif», 2012, 82 p. Avec des dessins de Luc Paradis.

Charest, Danielle, l’Étouffoir, Paris, Librairie des Champs-Élysées, coll. «Le masque», série «Les reines du crime», 2442, 2000, 281 p. Suivi d’un glossaire.

Hébert, François, Toute l’œuvre incomplète, Montréal l’Hexagone, coll. «Écritures», 2010, 154 p.

Messier, William S., Dixie. Roman, Montréal, Marchand de feuilles, 2013, 157 p. Ill.

Miron, Gaston, «Notes sur le non-poème et le poème», dans l’Homme rapaillé. Poèmes, préface de Pierre Nepveu, Montréal, Typo, 2005, 258 p., p. 123-136. Édition originale : 1998.

Hydrovocabulaire

Marie-Éva de Villers, le Vif Désir de durer, 2005, couverture

Hydro-Québec oblige, les Québécois ont une relation intime avec l’électricité. Cela transparaît dans leur langue.

Si quelque chose a trop duré, ils sont prompts à tirer la plogue. «Autant tirer la plogue moi-même avant que les gens me déploguent» (la Presse, 20 mars 1999).

Leur colère subite viendra du fait que deux fils se sont touchés. D’autres avanceraient qu’ils ont pété les plombs.

Leur Révolution tranquille aurait été précédée d’une longue période d’obscurantisme, la Grande Noirceur.

Quand ils ont un moment d’inattention, ils disent dormir sur la switch. Deux exemples récents, tirés de Martine à la plage (2012), de Simon Boulerice : «Les fantômes dormaient sur la switch» (p. 18); «Ou elle dormait sur la switch» (p. 60).

Marie-Éva de Villers, dans le Vif Désir de durer (2005, p. 286), signale que Jean Charest, du temps qu’il était chef du Parti conservateur du Canada, utilisait l’expression. Maintenant qu’il est premier ministre du Québec — et qu’Hydro-Québec dépend de lui —, qu’en est-il ?

 

Références

Boulerice, Simon, Martine à la plage. Roman, Montréal, La mèche, coll. «Les doigts ont soif», 2012, 82 p. Avec des dessins de Luc Paradis.

Villers, Marie-Éva de, le Vif Désir de durer. Illustration de la norme réelle du français québécois, Montréal, Québec Amérique, 2005, 347 p. Ill.

Convergence transatlantique

Thierry Crouzet, J’ai débranché, 2012, couverture

Thierry Crouzet (@crouzet) quitte Internet pendant six mois. Il en tire un livre, J’ai débranché (2012). L’Oreille tendue, elle, en tire (notamment) ceci :

J’ai l’habitude d’être le clown de service. Il a suffi qu’un jour je quitte le Midi pour que plus personne ne me prenne au sérieux. Dans les boulangeries parisiennes, les clients s’exclament :

— Le paing !

Quand je parle en public, je provoque l’hilarité. J’ai beau m’attaquer à des sujets difficiles, les auditeurs se bidonnent. Mon accent détruit mes efforts d’abstraction (p. 19).

Les Québécois savent très bien ce qu’il veut dire.

P.-S. — Le sous-titre du livre de Crouzet est Comment revivre sans internet après une overdose, selon la couverture et la quatrième de couverture. C’est Comment survivre sans internet après une overdose, suivant la page de titre. Ça fait désordre (bibliographique).

 

Référence

Crouzet, Thierry, J’ai débranché. Comment survivre sans internet après une overdose, Paris, Fayard, 2012, 306 p.