Détresse du jour

Réjean Ducharme, l’Hiver de force, éd. de 1984, couverture

L’Oreille tendue vient de prendre conscience du fait qu’elle n’a jamais proposé d’article développé sur le verbe zigonner (elle l’évoque cependant ici). Elle ne saurait se l’expliquer. Cela l’inquiète.

Remédions à cela.

Qui zigonne n’arrive pas (bien) à faire quelque chose, mais cela ne l’empêche pas d’essayer, parfois pendant longtemps. Zigonner ne marque jamais une économie de temps.

Le Petit Robert (édition numérique de 2014) classe zigonner dans la catégorie des régionalismes («Canada») et le considère comme «familier». Il en indique trois sens (dont le deuxième n’est jamais tombé dans l’oreille de l’Oreille) :

1. Faire des essais en divers sens, sans savoir s’y prendre.

2. Tenter de se frayer un passage, en se faufilant, en zigzaguant. Zigonner dans la foule.

3. Hésiter, tergiverser. «La plupart des gens zigonnent avant de reconnaître une contradiction» (M. Laberge).

Le verbe peut s’employer seul :

«— Que fait ton père dans la cuisine ?
— Il zigonne.»

On peut lui adjoindre des compléments d’objet directs.

Nicole, dans l’Hiver de force (1973) de Réjean Ducharme, n’est pas douée pour la conduite automobile : «elle zigonne les pédales, elle s’agite, elle s’énerve» (p. 136).

Souvent, il est suivi des préposition sur ou après.

Elle zigonne sur la zapette.

Il zigonne après le piton.

Il a donné naissance à un adjectif : zigonneux et à un substantif : zigonnage.

En 2008, des auditeurs de la radio de Radio-Canada avaient suggéré que ce québécisme soit ajouté au(x) dictionnaire(s). Ils avaient raison.

P.-S.—La Base de données lexicographiques panfrancophone le donne avec une seul n ou deux. Elle en recense plusieurs acceptions (caloriques, halieutiques, équestres, musicales) «vieillies». Zigonner pourrait même renvoyer à la connaissance dite biblique.

P.-P.-S.—Ni le Multidictionnaire de la langue français (2009, cinquième édition) de Marie-Éva de Villers, ni Usito, «Une description ouverte de la langue française qui reflète la réalité québécoise, canadienne et nord-américaine tout en créant des ponts avec le reste de la francophonie», ne connaissent ce mot.

 

[Complément du 8 janvier 2014]

La suite logicielle Antidote propose l’étymologie suivante :

Emprunt au poitevin ou saintongeais zigzounàe, «scier maladroitement»; de l’onomatopée zik-zak, «bruit du va-et-vient d’une scie».

Merci à @revi_redac pour cet ajout.

 

[Complément du 8 juillet 2017]

Dans le quotidien bruxellois le Soir d’hier, l’excellent Michel Francard consacre sa chronique à zigonner. C’est ici, sous le titre «Zigonner sur la zappette».

 

[Complément du 21 octobre 2025]

La création lexicale n’a jamais effrayé l’écrivain québécois François Hébert. Dans son Frank va parler (2023), on trouve des «scolies spinozigonnantes» (p. 188) qui auraient sans nul doute intrigué l’auteur du Précis de grammaire de la langue hébraïque.

 

Références

Ducharme, Réjean, l’Hiver de force. Récit, Paris, Gallimard, 1973, 282 p. Rééd. : Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1622, 1984, 273 p.

Hébert, François, Frank va parler. Roman, Montréal, Leméac, 2023, 203 p.

Youpi, en bien mieux

Soit le tweet suivant :

«CAVALCADE EN CYCLORAMA meilleur vendeur 2013 au Port de tête, booya !» (@K_Phaneuf)

Booya, donc.

Jusqu’alors, l’Oreille tendue n’avait entendu cette expression marquant une très grande (auto) satisfaction que dans son cercle familial élargi (n = 2).

Elle avait tout faux. Booya (en ses diverses graphies) est bien connu en anglais, ainsi que le révèle cette entrée du Urban Dictionary.

L’Oreille stands corrected.

 

[Complément du 10 janvier 2014]

Aveu de @K_Phaneuf : «J’ai adopté le “booya” en lisant les aventures parodiques de Chuck Norris

 

[Complément du 22 octobre 2019]

Variation graphique chez le Guillaume Corbeil du Meilleur des mondes (2019) : «Bouh-ya !» (p. 143)

 

Référence

Corbeil, Guillaume, le Meilleur des mondes. D’après Aldous Huxley. Théâtre, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 139, 2019, 238 p.

Moi, ce personnage

William Messier, Dixie, 2013, couverture

L’Oreille tendue rougit. Deux fois, elle est devenue personnage de fiction (en quelque sorte).

La première fois, c’était en 2000, sous la plume de Bernard Andrès, dans l’Énigme de Sales Laterrière :

— Une rhétorique où élocution et invention rhétoriques s’entremêlent, une elocutio fondée sur l’encyclopédie des savoirs, toute une triade des figurae ad docendum, ad delectandum et ad movendum ! s’enflamme Bernier sous l’œil goguenard de Melançon.

Mais Marc-André n’a que faire des sourires en coin. Il persiste et signe en renchérissant sur les idées de son ancien professeur :

— Messieurs, ce n’est pas une université que nous devrions avoir dans la province, mais au moins deux ! Ou trois ? Une à Québec, pour détrôner le Séminaire, une autre à Montréal, pour damer le pion aux sulpiciens et, pourquoi pas, une autre aux Trois-Rivières ?

— Comme vous y allez, Maître Bernier ! lance d’Estimauville qui connaît la fougue et les ambitions de la jeunesse lettrée. Et où recruterions-nous nos enseignants par ici ?

— Mais n’en voilà-t-il pas un devant nous ? répond benoîtement Melançon.

— Eh bien, pourquoi pas, mon ami ? reprend l’autre. Vous à Montréal et moi aux Trois-Rivières.

— La devision [sic] du petit monde universitaire ! plaisante Gamelin (p. 518-519).

Sa deuxième transsubstantiation est plus récente. Dans Dixie (2013), de William S. Messier, elle lit :

Il y a même le vieux Melançon qui scande les vers de la chanson en rinçant le moteur de sa chainsaw (p. 139).

(Les lecteurs de l’École de la tchén’ssâ reconnaîtront l’allusion.)

Si jamais elle meurt, l’Oreille mourra heureuse.

 

[Complément du 6 septembre 2019]

L’ami et ex-collègue François Hébert publie Miniatures indiennes. Cela a beau se dire Roman, on y croise des êtres de chair(e). La scène se déroule pendant la période des initiations de début d’année :

Il y a du tapage dans le corridor. Des rois passent, des médecins sadiques, des collègues, des vampires au menton dégoulinant de ketchup, des bagnards enchaînés, des démarcheurs, les professeurs Melançon et Mélancon, des chiens forcés de japper, des clowns, des Hare Krishna, des mendiants, des courtisanes à demi nues (p. 65).

Le lecteur qui connaît l’Université de Montréal n’aura pas de mal à reconnaître l’Oreille dans le premier des deux M., et Robert Mélançon dans le second.

 

[Complément du 13 juin 2022]

L’Oreille a longtemps donné à l’Université de Montréal un cours d’histoire de la littérature. Elle y a aussi donné des cours de littérature française du XVIIIe siècle. Or, lisant l’Amour des maîtres (2011), de Mélissa Grégoire, elle tombe sur ces deux passages :

Aucun cours n’était aussi brillant, substantiel, provocant que celui de Julien Élie, aucun professeur ne lui arrivait à la cheville, sauf un peut-être qui semblait se passionner pour l’histoire littéraire mais dont l’enseignement, donné dans un grand amphithéâtre, avait quelque chose d’impersonnel (p. 102).

Le lendemain, dans le cours de Littérature du XVIIIe siècle, Louis s’est assis à côté de moi […]. […] tandis que le professeur Beauchamp entrait dans la classe, j’ai continué de chuchoter à son oreille : «À l’avenir, parle donc pour toi !» Le professeur s’est assis, en faisant craquer sa chaise, a ouvert son livre et a commencé à lire son exposé d’une voix monocorde : «Madame de Staël se méfie de la solitude, elle insiste sur la nécessité de la conversation…» (p. 127)

Une «voix monocorde», vraiment ?

 

Références

Andrès, Bernard, l’Énigme de Sales Laterrière, Montréal, Québec Amérique, 2000, 871 p.

Grégoire, Mélissa, l’Amour des maîtres, Montréal, Leméac, 2011, 245 p.

Hébert, François, Miniatures indiennes. Roman, Montréal, Leméac, 2019, 174 p.

Messier, William S., Dixie. Roman, Montréal, Marchand de feuilles, 2013, 157 p. Ill.

Recette (approximative) pour le temps des Fêtes

William Messier, Dixie, 2013, couverture

«Au bout de quelques heures à arpenter le Dutch sans succès, Hervé Monette et Euchariste ont la merveilleuse idée de joindre l’utile à l’agréable et de se mettre en boisson. Hank sort alors de son pick-up un vieux gallon de vinaigre blanc contenant un liquide qui s’évapore quand on se le verse sur la main. Un moonshine que le père Huot dédaigne parce qu’il sent trop le gaz à briquet pour être potable. Ils se placent en ligne en tenant des flasques métalliques, des vieux bidons d’huile à moteur plus ou moins nettoyés, des tasses à café ornées de gravures des chutes du Niagara ou encore des bouteilles de Coke en vitre — parce que celles qui sont en plastique risquent de fondre au seul contact du liquide — et il faut que Hank fasse passer sa mixture dans un tamis pour y recueillir les branches d’épinette, les pétales de fleurs, les boulons, les sous noirs et autres piles neuf volts qui donnent au breuvage sa saveur unique» (p. 54).

P.-S. — Pour une recette plus détaillée, en dix points, de cet alcool maison (moonshine), on consultera avec grand profit les p. 84-87.

 

[Complément du 13 novembre 2019]

Les personnages du roman Cercles de feu, de Thierry Dimanche (2019, p. 399), ont leur propre recette (saguenéenne) :

— Moonshine des monts Valin. Au moins soixante-douze pour cent d’alcool. Distillé avec le maïs familial et d’autres ingrédients secrets.

— On peut pas tout révéler, est intervenu Réjean avec un sourire de loup-garou. Ça fait des années que nos voisins essayent de deviner. Blé d’Inde, dattes, compost…

— Acide à batterie, shiitake, habanero, a continué Roger.

En bouche : Pine-Sol, réglisse, fruits secs, «décapant au clou de girogle».

À votre santé.

 

Références

Dimanche, Thierry, Cercles de feu. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 138, 2019, 438 p.

William S. Messier, Dixie. Roman, Montréal, Marchand de feuilles, 2013, 157 p. Ill.