Montréal country

Marie-Hélène Poitras, Griffintown, édition de poche, 2013, couverture

Griffintown (2012), de Marie-Hélène Poitras, est un roman ambitieux. L’auteure y prend un quartier montréalais, celui du titre, pour en faire un lieu légendaire, mythique, épique (p. 162).

«Cette petite civilisation cochère et ses lois à l’ancienne» (p. 65) n’est pas la ville autour d’elle, ni même la réalité (p. 166). L’air de ce «Far Ouest» est différent de celui qu’on respire ailleurs, «poudré d’or» (p. 188). Avec les quartiers qui l’environnent, par exemple le «Far Est», les frontières sont (presque) étanches. Surtout, on y rencontre des personnages, hommes et bêtes, «plus grand[s] que nature» (p. 186).

Il y a les «hommes de chevaux» (passim), ceux qui conduisent les calèches du Vieux-Montréal et qu’on voit dans les rues de la ville comme dans l’écurie qui les héberge, eux et leur cheval; Boy, «Le cheval fondateur», celui dont la tête empaillée trône à l’Hôtel Saloon (p. 49); Mignonne, «la meilleure jument de Griffintown, la plus belle, la plus brave» (p. 57), «la Pégase mythique immaculée qui veille sur les chevaux de calèche» (p. 88), aujourd’hui morte; Laura Despatie, «la Mère», sorte de Ma Dalton mâtinée de pleureuse sicilienne; un shylock, «la Mouche», qui est le demi-frère de la Mère; Billy, le «dernier Irlandais»; Marie, «que l’on nommera un jour la Rose au cou cassé» (p. 25); d’autres, chacun avec sa triste histoire.

Griffintown commence par un meurtre, celui de Paul Despatie, «propriétaire de l’écurie et seigneur du domaine» (p. 15), et se termine par un incendie apocalyptique, dès longtemps annoncé et parfaitement nécessaire dans la logique tragique du récit. Il sera causé par «Ceux de la ville», fonctionnaires, promoteurs et mafieux, les «hommes à chapeaux noirs» (p. 186), rassemblés pour mettre la main, à tout prix, sur l’écurie, ce «château de tôle raboutée» (p. 179) :

Dans un gratte-ciel du centre-ville érigé en périphérie du Far Ouest, Ceux de la ville réunionnent autour d’une maquette du Projet Griffintown 2.0. Sur le site de l’écurie, là où s’emmêlent en rampant, façon jardin anglais, chardons, gueules-de-loup et fleurs de trèfle, s’élèvera une agglomération de «chalets urbains de luxe» avec vue sur le canal de Lachine (p. 109).

Pour l’essentiel, Marie-Hélène Poitras tient son pari. La métaphore chevaline est un brin trop appuyée : tout le lexique du cheval y passe. La présence des mafieux est grand-guignolesque. La correction linguistique n’est pas toujours au rendez-vous. Dans ce roman où l’on écrit toujours «le business», signe d’hypercorrection au Québec, où l’on dit plus volontiers «la business», on trouve également, sous la plume du narrateur, un personnage «décédé» (p. 49 — il est mort), des cartes d’affaires (p. 115 — ce sont des cartes professionnelles), un «œuf cuit dur» (p. 153 — s’il est cuit, il est dur). Un «coup» ne peut pas «se vouloir» (p. 51). Un onguent ne peut pas être «dispendieux» (p. 53). Quitter prend un complément (p. 153).

Dans un roman aussi exigeant, et justement exigeant, ça fait désordre.

 

Référence

Poitras, Marie-Hélène, Griffintown, Québec, Alto, coll. «Coda», 2013, 209 p. Édition originale : 2012.

Le sexe de Don Draper (et celui de Nate Fisher)

Gros plan du visage de Don Draper dans la finale de Mad Men

«Es-tu heureux ? Après quoi cours-tu ? J’ai cru
comprendre que tu lisais de moins en moins;
comme tout le monde, tu délaisses le cinéma pour les séries télé.»
Patrick Nicol, Terre des cons (2012)

«Il y a un peu de testicule au fond de nos sentiments
les plus sublimes et de notre tendresse la plus épurée.»
Diderot, lettre à Damilaville, citée dans Esprit de Diderot

«Climbing a mountain ? Is that what making love is to you ?»
Betty Draper, The Better Half,
neuvième épisode de la sixième série de Mad Men

 

L’Oreille tendue n’est devant sa télé que pour deux choses : le sport et les grandes séries américaines (The West Wing, Homeland, Damages, The Good Wife, The Newsroom). Elle a suivi, comme tout le monde, Mad Men (voir ici, et encore là) : d’abord avec intérêt, puis de moins en moins. Pour le dire d’une question : «Who cares about Don Draper ?» (Pour qui l’ignorerait, Don Draper est le personnage principal de la série.)

Lui, le nec plus ultra des «créatifs», l’incarnation, en apparence, de la réussite professionnelle, est de plus en plus grossier au fil des épisodes : il expose sa richesse, il boit comme un trou, il ne tient aucune de ses promesses, il est violent, il baise tout ce qui bouge. Il faut le comprendre, soulignent à gros traits ses créateurs : c’est un enfant illégitime, son père (violent et alcoolique) est mort sous ses yeux, il a grandi dans un bordel. Cette psychologie de bazar suffirait à enlever tout intérêt au personnage. Quand on ajoute à cela le fait que d’autres personnages de la série (Joan, Peggy, Roger) sont autrement plus intéressants que lui, le verdict devrait être sans appel.

Ajoutons cependant une autre pièce au dossier d’accusation : comme Nate Fisher dans la série Six Feet Under, Don Draper est mené par son sexe; comme lui, cette obsession le transforme en personnage unidimensionnel. Une fois que l’on a compris que tout s’explique par leur libido, on se désintéresse d’eux, radicalement.

Un contre-exemple ? Tony Soprano, dans The Sopranos. Situation familiale non optimale : son père était violent; sa mère a essayé de le faire assassiner; il dispute le contrôle de la mafia du New Jersey à son oncle; il aide sa sœur à se débarrasser du cadavre de l’amant qu’elle vient de révolvériser; sa fille est un temps attiré par un mauvais garçon; son fils n’arrive pas à en être un. Profession exigeante : à défaut de faire vendre, tel Don Draper, il sait comment obtenir ce dont il a besoin, qu’il y ait ou pas un prix à payer (on entendra prix au sens littéral comme au figuré), et personne ne lui fait de cadeau. Sexualité non restrictive : ses conquêtes (façon de parler) sont nombreuses (euphémisme), rémunérées ou pas. Et pourtant il n’est défini ni par ses coucheries, ni par ses beuveries, ni par sa violence. Contrairement à Don Draper et à Nate Fisher, Tony Soprano s’interroge sur l’origine du mal qu’il inflige et de celui qui le ronge, il ne fait pas que les expliquer par un événement ou une série d’événements de son enfance. Pour le dire simplement : il se pose des questions — voir sa fascination pour les émissions historiques à la télé —, ce que ne font jamais les deux autres.

On pourrait appliquer à Matthew Weiner, le concepteur de Mad Men, et au personnage de Don Draper des remarques de David Foster Wallace sur John Updike (1998) dans son recueil Consider the Lobster :

[Turnbull, le narrateur du roman Toward the End of Time d’Updike] persists in the bizarre, adolescent belief that getting to have sex with whomever one wants whenever one wants to is a cure for human despair. And Toward the End of Time’s author, so far as I can figure out, believes it too. Updike makes it plain that he views the narrator’s final impotence as catastrophic, as the ultimate symbol of death itself, and he clearly wants us to mourn it as much as Turnbull does. I am not shocked or offended by this attitude; I mostly just don’t get it. Rampant or flaccid, Ben Turnbull’s unhappiness is obvious right from the novel’s first page. It never once occurs to him, though, that the reason he’s so unhappy is that he’s an asshole.

Un adolescent, un être désespéré et malheureux qui se laisse mener par sa queue (avant de devenir Don, ce personnage s’appelait Dick : queue, en anglais) et un «trou de cul» : on croirait lire le portrait de Don Draper.

P.-S. — Sur Tony Soprano, écouter, à France Culture, la livraison du 13 août 2013 de l’émission les Bons Plaisirs, avec Emmanuel Burdeau, auteur de la Passion de Tony Soprano (2010).

 

Références

Burdeau, Emmanuel, la Passion de Tony Soprano, Nantes, Capricci, coll. «Actualité critique», 1, 2012, 97 p. Édition originale : 2010.

Loty, Laurent et Éric Vanzieleghem, Esprit de Diderot. Choix de citations, Paris, Hermann, 2013, 157 p.

Nicol, Patrick, Terre des cons. Roman, Montréal, La mèche, 2012, 97 p.

Wallace, David Foster, Consider the Lobster and Other Essays, New York, Little, Brown and Company, 2005. Ill. Édition numérique.

L’art du demi-portrait

Jonathan Franzen, Freedom, 2010, couverture

«Eliza was exactly half pretty. Her head started out gorgeous on top and got steadily worse-looking the lower down you looked. She had wonderfully thick and curly brown hair and amazing huge eyes, and then a cute enough little button nose, but then around her mouth her face got smooshed up and miniature in a disturbing sort of preemie way, and she had very little chin

Jonathan Franzen, Freedom. A Novel, Toronto, HarperCollins, 2010, 562 p., p. 50.

Lire à voix haute

Pour un projet (universitaire), aux contours encore flous, de lecture à voix haute de textes brefs (deux minutes au maximum), écrits en français, l’Oreille tendue se tâte depuis quelques jours. Que lirait-elle ?

Elle a concocté une première liste (classée par ordre de probabilité que le texte soit retenu) :

Jean Echenoz, Un an. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1997, p. 7-8 (incipit).

Voltaire, Candide, 1759 (incipit).

Éric Plamondon, Mayonnaise. Roman. 1984 — Volume II, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 49, 2012, p. 137-138 («75. Comme une truite hors du torrent»).

Jean Echenoz, Cherokee. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1983, p. 162-163 (la traversée des appartements parisiens).

Éric Chevillard, Démolir Nisard. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2006, p. 10-11.

Gustave Flaubert, Madame Bovary (la scène du fiacre à Rouen).

Elle a aussi sollicité Twitter, qui lui a répondu (merci), par des titres ou des noms d’auteurs :

Mailloux, histoires de novembre et de juin racontées par Hervé Bouchard citoyen de Jonquière, 2002 (@reneaudet).

@Centquarante (@beloamig_).

Vivant Denon, Point de lendemain, 1812 (la fin) (@PimpetteDunoyer).

N’importe quel poème de Claude Gauvreau (@desrosiers_j).

Jean-Pierre Girard (@Hortensia68).

Michèle Lalonde, Speak white, 1968, extrait (@reneaudet).

Stéphane Mallarmé, «Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui», dans Poésies, 1899 (@desrosiers_j).

Gaston Miron, «Art poétique», dans l’Homme rapaillé, 1970 (@StephanePicher).

Une liste ou extrait de liste de M.-Antoine K. Phaneuf (@Doctorakgo et @StephanePicher).

@pierrepaulpleau (@GPinsonM19).

Monique Proulx, «Ça», dans les Aurores montréales, 1996 (@Hortensia68).

Saint-Denys Garneau, «C’est là sans appui» ou «Accompagnement», dans Regards et jeux dans l’espace, 1937 (@StephanePicher).

Paul Valet (@fbon).

Émile Zola, Germinal, 1885 (le début) (@eclectante).

Lecteurs, vous avez d’autres suggestions ?

«Ça me revient»

François Bon, Autobiographie des objets, 2012, couverture

«Avoir affaire au souvenir est plus riche
quand on est dans l’impossibilité de relire ou vérifier.»
François Bon, Autobiographie des objets

Au départ, une diffusion numérique sur tierslivre.net, le site de François Bon : des textes, chacun consacré à une chose ou à plusieurs, des images, des liens, des commentaires de lecteurs (l’Oreille tendue en a été, et assez souvent). Puis un livre papier, Autobiographie des objets (2012), reprenant les textes numériques, les réécrivant, les réorganisant — tout cela en profondeur. Les textes originaux ne sont plus sur tierslivre.net — du moins, ils ne sont plus visibles, mais ils sont sûrement archivés; en revanche, on peut y lire de nouveaux textes dans la même série, certains rédigés par François Bon, d’autres par des visiteurs du site (dont l’Oreille, encore une fois). Le projet est admirable, quels qu’en soient les supports.

Une question, sans cesse reprise : par où faire advenir les mémoires ? Par le nez, par l’oreille, par la main, par l’œil — très peu par le goût — et surtout par l’écriture et sa «tension imaginaire» (p. 35). Sortir du «grand tiroir à souvenirs dépareillés» (p. 211), dans le désordre, «la voix un peu haut perchée pour le cri» (p. 21), le «retour chariot» d’une vieille Remington (p. 47), l’apparition des couleurs en Mai 68 (p. 151, p. 179), «l’odeur du métro» parisien (p. 220), le «déclic» d’un projecteur à diapositives (p. 223), les vestes de cuir des pompiers (p. 224). Ce monde-là, qu’on croyait disparu : à tort. La «guerre humble qu’est la mémoire» (p. 61) : gagnée, du moins pour l’instant.

Plutôt que par les sens — au premier rang desquels la vision, malgré une longue méfiance envers la photographie et une «aversion» profonde pour le cinéma (p. 221) —, on pourrait réorganiser thématiquement le livre (et le site). On traiterait alors ensemble, mais ce serait dénaturer le mouvement du souvenir, la musique — Led Zeppelin, les Stones, les Beatles —, la littérature — Balzac, Proust, Kafka, Rabelais, Poe —, les lieux et les communautés — Moscou, New York, l’Inde, le Chili, le Québec, la Vendée, les librairies —, les voitures — elles «conditionnent» l’ensemble (p. 223) —, les livres — puisque le terme de cette traversée infinie est une «armoire aux livres».

Ou il y aurait des figures. L’arrière-grand-mère comme le cousin Jean-Claude, les aveugles. Le grand-père instituteur, celui de l’«armoire aux livres», et le grand-père vendeur de voitures. La mère (et ses livres), le père (avec lequel les relations deviendront un jour plus tendues). En arrière-plan, assez loin, les enfants, quelques amis, des écrivains aimés. Et, à l’horizon, l’écrivain que va devenir François Bon : «ce moment où j’avais renoncé à mon travail industriel pour l’aventure plus hasardeuse d’écrire un livre (et qui sera la limite temporelle des fragments rassemblés ici)» (p. 108).

Autobiographie des objets n’est le lieu d’aucune nostalgie : c’était; ce n’est plus; c’est comme ça — «J’appartiens à un monde disparu» (p. 38), «les mutations sont cruelles» (p. 141), «J’ai vu la fin de ce monde» (p. 219), «Le temps des objets a fini» (p. 232). François Bon préfère parler de «mélancolie» (p. 8), lui qui garde une «vénération intacte» pour quelques objets (p. 187). On notera bien quelques constats amers — «L’habileté des mains, j’ai toujours vécu comme un malheur de n’en pas disposer» (p. 189) — et quelques regrets — on ne lui a pas appris les plantes (p. 66), il ne sera jamais guitariste (p. 125), il aurait aimé «l’avoir conservée», cette autoharp (p. 139), il ne sait pas dessiner (p. 175).

Des regrets ? Chez l’auteur, peut-être, mais pas ici. Cette Autobiographie des objets, cet autoportrait, cette méthode de la mémoire — tout cela exige lecture et relecture.

P.-S. — Le projet d’ensemble convainc. Certaines phrases éblouissent : «Dans chacune d’elles [des boîtes], plusieurs dés à coudre, qui doivent pour elles quatre [l’arrière-grand-mère, les grands-mères, la mère] correspondre à un récit précis, d’où venu, par qui donné, et pourquoi gardé, même terni ou cabossé, ou si humble» (p. 105).

 

Référence

Bon, François, Autobiographie des objets, Paris, Seuil, coll. «Fiction & Cie», 2012, 244 p.

François Bon, Autobiographie des objets, édition de poche, 2013