Enfant de la balle

Patrick Roy, la Ballade de Nicolas Jones, 2010, couverture

Pour comprendre certains romans, il faut avoir un vocabulaire sportif étendu.

Ainsi, il faut maîtriser l’idiome du baseball si l’on veut saisir ce qu’est l’«aura de neuvième manche» qui entoure Roger, un des personnages de la Ballade de Nicolas Jones de Parick Roy, ou si l’on veut se représenter «l’ambiance trois balles deux prises» dans laquelle il baigne (p. 144).

Traduction libre : Roger va mourir (la neuvième manche annonce la fin du match; à trois balles deux prises, on risque de tout perdre).

P.-S. — De même, une phrase comme «le gros 61 loge un boulet sous le biscuit du gardien» (p. 187) — il vient de marquer — et un passage sur la nécessité de «tourner le coin» (p. 190) — s’échapper — exigent une connaissance fine des lexiques du hockey et du football.

 

[Complément du 1er décembre 2021]

Même mauvais présage dans Morel (2021) de Maxime Raymond Bock  : «Après quatre enfants bien portants, leur dernière était née avec une prise au bâton» (p. 132).

 

[Complément du 24 mars 2022]

Dans la langue de Bill Lee, cela donne, chez Louis-Karl Picard-Sioui : «Partir dans vie avec deux strikes, j’souhaite pas ça à personne» (p. 13).

 

Références

Picard-Sioui, Louis-Karl, Chroniques de Kitchike. La grande débarque. Nouvelles, Wendake, Éditions Hannenorak, 2021, 173 p. Édition originale : 2017.

Raymond Bock, Maxime, Morel. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2021, 325 p.

Roy, Patrick, la Ballade de Nicolas Jones. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 01, 2010, 220 p.

Défense et illustration de la minuscule

Christian Gailly, les Évadés, 2010, couverture

Soit la phrase suivante de Christian Gailly : «c’était assez beau de voir cette grosse américaine s’engouffrer comme une folle chez ces gens» (p. 12).

Avec la minuscule, entendons : «la grosse voiture américaine».

Avec la majuscule, c’aurait été plus délicat : une «Américaine» peut préférer que l’on ne parle pas de son poids.

 

Référence

Gailly, Christian, les Évadés, Paris, Éditions de Minuit, coll. «Double», 65, 2010, 234 p. Édition originale : 1997.

Technique de rupture

Comment rompre in absentia avec une aveugle ? Pour lui écrire, il faudrait connaître le braille. Autre solution, chez le Christian Gailly de K.622, le magnétophone :

Après un certain silence, de qualité très inquiétante, quoi qu’on attende du silence, on entend la voix du mari, assez fidèle ma foi : Je te quitte, Jeanne, je m’en vais, je pars, pour toujours, mais j’ai prévenu ta sœur, elle sera là demain matin, elle s’installe ici, elle vient vivre avec toi, voilà, adieu, Jeanne (p. 113).

On ne pense pas toujours suffisamment à ce genre de choses.

 

Référence

Gailly, Christian, K.622, Paris, Éditions de Minuit, 1989, 124 p.

Le français, langue européenne

Benoit Murray, le personnage principal du roman Tiroir no 24 de Michael Delisle, est adopté à six ans par la famille montréalaise qui possède la Boulange Cyr, ces «marchands de mokas» (p. 126). Treize ans plus tard, la situation commerciale est mauvaise, d’autant que vient de s’ouvrir en face une épicerie plus raffinée, Le Traiteur. Benoit finira par y travailler.

Qui dit raffinement culinaire dit souvent raffinement linguistique. Benoit va donc changer sa façon de parler. C’est madame Jean qui, la première, le souligne :

Mon Dieu, l’avez-vous entendu, «les pains à salade» ! Es-tu rendu avec un accent français, mon petit Benoit ? (p. 78)

Elle a entendu juste.

Je m’enferme dans les toilettes et je serre les dents. La vieille vache a raison. Il m’arrive d’avoir un accent. Ça m’échappe. C’est à force de travailler avec des Européens. C’est normal, mais ce n’est pas nécessaire de le claironner devant la clientèle (p. 79).

De qui Benoit a-t-il attrapé cet «accent français» ? De son patron, et amant, Jean-Pierre Lemaire. Celui-ci est… belge.

 

Référence

Delisle, Michael, Tiroir no 24, Montréal, Boréal, 2010, 126 p.

La vie avant l’extrême

Jean-Philippe Domecq, Ce que nous dit la vitesse, éd. de 1994, couverture

Humant l’air du temps à la recherche des mots à la mode, il arrive que l’on lise un texte et qu’à travers lui on entende ce qu’il aurait été s’il avait été écrit aujourd’hui. Exemple.

Le pilote automobile Ayrton Senna se tue le 1er mai 1994 sur le circuit d’Imola en Italie. Jean-Philippe Domecq consacre un texte à cette mort dans son ouvrage, publié la même année, Ce que nous dit la vitesse.

Ce livre rassemble, outre «Senna : pourquoi ce deuil mondial ?», trois textes sur la course automobile. «Quel héroïsme aujourd’hui ? Le cas Lauda» a d’abord paru en 1985. Il contient la phrase suivante :

Quant à l’évolution respective des courses d’endurance et des courses de concurrence limite, elle est différemment ressentie d’une décennie à l’autre, et on constate que l’endurance n’est pas systématiquement valorisée (p. 105).

Il y a fort à parier que, rédigé aujourd’hui, ce texte donnerait à lire courses de concurrence extrême plutôt que limite, tant l’extrême est devenu banal.

 

Référence

Domecq, Jean-Philippe, Ce que nous dit la vitesse. Essai, Paris, Quai Voltaire, 1994, 148 p.