Traduire Shakespeare au XVIIIe siècle

Portrait de Shakespeare attribué à John Taylor

À compter de ce soir, le Théâtre du Nouveau Monde présente à Montréal sa production de Hamlet. L’occasion est belle de se rappeler combien il a été difficile, au XVIIIe siècle, de traduire la pièce en français.

L’original (~1601)

To be, or not to be—that is the question :
Whether ‘tis nobler in the mind to suffer
The slings and arrows of outrageous fortune
Or to take arms against a sea of troubles,
And by opposing end them
(éd. de 1980, p. 57).

Chez le Voltaire des Lettres philosophiques (1734)

Demeure; il faut choisir, et passer à l’instant
De la vie à la mort, ou de l’être au néant
(lettre XVIII, éd. de 1964, p. 122).

Pour Pierre-Antoine de La Place (1745)

Être, ou n’être plus ? arrête, il faut choisir !… Est-il plus digne d’une grande âme, de supporter l’inconstance, & les outrages de la fortune, que de se révolter contre les coups ?… Mourir… Dormir… Voilà tout (vol. II, p. 333).

Selon Jean-François Ducis (1769)

Je ne sais que résoudre… immobile et troublé…
C’est rester trop longtemps de mon doute accablé;
C’est trop souffrir la vie et le poids qui me tue.
Hé ! qu’offre donc la mort à mon âme abattue ?
(cité par Michel Delon et Pierre Malandain, p. 422).

Enfin, Pierre Le Tourneur (1776-1783)

Être ou ne pas être ! c’est là la question….. S’il est plus noble à l’âme de souffrir les traits poignants de l’injuste fortune, ou, se révoltant contre cette multitude de maux, de s’opposer au torrent, et les finir ? (éd. de 1881, p. 154-155)

Tant d’années pour arriver à se sortir du carcan classique.

 

Illustration : Portrait de William Shakespeare, dit «Portrait de Chandos», attribué à John Taylor, photo déposée sur Wikimedia Commons

 

Références

Delon, Michel et Pierre Malandain, Littérature française du XVIIIe siècle, Paris, Presses universitaires de France, coll. «Premier cycle», 1996, x/521 p.

Shakespeare, William, le Théâtre anglois, Paris [Londres], 1745-1746, 4 vol. in-12. Vol. II : Richard III. Hamlet. Macbeth, 1745.

Shakespeare, William, Œuvres choisies de Shakespeare traduites par M. Le Tourneur et augmentées d’une préface par M. Dupontacq, prof. Jules César, Hamlet et Macbeth, Paris, Berche et Tralin, éditeurs, coll. «Bibliothèque des chefs-d’œuvre», 1881, 304 p.

Shakespeare, William, Shakespeare. Seven Plays. The Songs. The Sonnets. Selections from the Other Plays, Penguin Books, coll. «The Viking Portable Library», 1980, viii/792 p.

Voltaire, Lettres philosophiques, Paris, GF-Flammarion, coll. «GF», 15, 1964, 188 p. Chronologie et préface par René Pomeau. Édition originale : 1734.

La télé vous suit

Jolie publicité pour le service de retransmission numérique de la télévision de Radio-Canada, Tou.tv.

Si le site annonce, un peu banalement, «De tout, quand vous le voulez», le message d’invitation aux utilisateurs d’iPad, iPhone et iPod Touch joue, lui, sur deux registres.

«Tout partout. Tou.TV», slogan, 2011

«Tout partout» désigne évidemment la possibilité d’avoir accès au considérable contenu de Tou.tv («tout») où que l’on soit («partout»), à condition d’avoir le bon produit Apple.

Mais tout partout est aussi une expression commune au Québec : quand quelqu’un ou quelque chose se trouve tout partout, on ne saurait le manquer. Comme Tou.tv.

P.-S. — L’expression est attestée ailleurs dans la francophonie et elle existait déjà au XVIIIe siècle, où on peut la lire chez Caylus, dans Histoire de Guillaume, cocher : «Mamselle Godiche regarde à droite, à gauche, et tout partout» (p. 26-27). Cela dit, elle reste particulièrement vivante dans le Québec d’aujourd’hui.

 

[Complément du 22 février 2019]

Exemple tiré de l’excellent Épiphanie de Myriam Beaudoin : «Elle serait notre bonheur tombé du ciel, on ne verrait pas l’héritage de sa mère tout partout gravé en elle» (p. 96).

 

Références

Beaudoin, Myriam, Épiphanie. Confession, Montréal, Leméac, 2019, 139 p.

Caylus, Histoire de Guillaume, cocher, Cadeilhan, Zulma, coll. «Dix-huit», 1993, 198 p. Présenté par Pierre Testud. Édition originale : 1787.

Pauvre vieux

Portrait de Fontenelle

Parler d’air du temps ou d’esprit de l’époque ferait plouc : la chronique s’intitule donc «Zeitgeist». C’est dans le Devoir, sous la plume de Josée Blanchette.

Son article du 28 janvier s’intitule «Quand vieux rime avec heureux. Le bonheur, c’est comme l’eau» (p. B10). Il est précédé d’une citation : «Le plus grand secret pour le bonheur, c’est d’être bien avec soi.» C’est signé «Bernard Fontenelle».

Qui est ce «Bernard Fontenelle» ? S’agirait-il de Bernard Le Bovier de Fontenelle, né à Rouen en 1657, mort à Paris en 1757 à quelques jours de son centenaire ?

Oui, c’est lui. La phrase que le Devoir lui attribue se trouve bel et bien dans son traité Du bonheur (p. 49).

Il eut été fort marri de se voir devenu, comme n’importe quel quidam, un Bernard Fontenelle.

 

Référence

Fontenelle, Du bonheur par M. de Fontenelle suivi d’Aphorismes et de l’Essai sur l’histoire, Paris, Éditions d’art Édouard Pelletan, Helleu et Sergent, éditeurs, coll. «Philosophes et moralistes», 7, 1926, xxi/148 p. Ill. Préface de Luc Benoist. Portrait d’après Rigaud. Ornements de G. Corvel.

La vie après l’extrême

Écoutons Diderot dans le Neveu de Rameau : «si tout ici-bas était excellent, il n’y aurait rien d’excellent» (p. 25).

Paraphrasons-le : si tout ici-bas était extrême, il n’y aurait rien d’extrême.

On a tant et tant abusé du mot extrême qu’il est dorénavant nécessaire de trouver autre chose d’aussi fort pour mettre à la place. Une solution possible : passons à l’ultime.

Cela donne ultime.tv, un «ultime biscuit» (voir ci-dessous) ou «Le concours de chaussures ultime, du 1er au 19 septembre» chez Holt Renfrew à Montréal (la Presse, 4 septembre 2010, p 4, publicité).

On n’arrête pas le progrès.

Biscuit «ultime», étiquette

 

Référence

Diderot, Denis, le Neveu de Rameau. Satires, contes et entretiens, édition établie et commentée par Jacques et Anne-Marie Chouillet, Paris, Librairie générale française, coll. «Le livre de poche», 5925, 1984, 414 p.

Elle, son associée

L’historien québécois Marcel Trudel vient de mourir. Un de ses anciens élèves, Jacques Mathieu, lui rend hommage dans le Devoir du 13 janvier (p. A9).

À la fin du texte, on lit ceci :

Je tiens d’ailleurs à signaler une anecdote à cet égard. Le jour de son 90e anniversaire de naissance, j’ai eu un contact téléphonique à sa résidence. Son associée m’a signalé que, ce matin-là, Marcel Trudel dérogeait à son habitude; il bêchait son jardin.

Associée ? L’Oreille tendue connaissait le commis déguisé en associé et le partenaire en affaires, et elle savait que ce mot désigne un statut particulier dans les cabinets d’avocats. De toute évidence, l’«associée» de Marcel Trudel ne relève d’aucune de ces catégories.

S’il n’est pas possible, à la lecture du panégyrique de Jacques Mathieu, de savoir ce que faisait cette «associée», outre répondre au téléphone, on notera cependant qu’il ne manque pas de piquant qu’un historien de la Nouvelle-France, intéressé par définition aux activités de la Compagnie des Cent-Associés, ait été proche d’une personne portant ce titre.

On relèvera, pour finir, que l’auteur de l’Influence de Voltaire au Canada (1945), le jour de ses 90 ans, bêchait encore son jardin, tel Candide cultivant le sien.

 

Référence

Trudel, Marcel, l’Influence de Voltaire au Canada, Montréal, Fides, 1945, 2 tomes. Tome I : de 1760 à 1850, 221 p.; tome II : de 1850 à 1900, 315 p.