Les si n’aiment pas les rait, dit-on

Sophie Bienvenu, Chercher Sam, 2014, couverture

 

«C’était la première fois que je pleurais depuis des années. Faut croire que là, j’avais trouvé une source.

J’étais plus capable d’avancer tellement les larmes me prenaient de force.

Ma mère m’a pris dans ses bras. Je me suis laissé aller. Je crois même que je gémissais dans son cou comme un kid. Elle disait “allez, allez… pleure pas, va”, en me frottant le dos.

J’avais le nez collé dans le creux de son épaule, ça faisait une tache de morve sur son manteau de laine noire.

“Maman, si j’aurais su…”, je gémissais.

J’avais tellement la face collée sur elle qu’elle comprenait pas ce que je disais. Elle m’a demandé de répéter. J’ai répété.

Elle a écarquillé les yeux et elle a eu un mouvement de recul.

“C’est ça, j’avais bien entendu. On dit ‘si J’AVAIS su’. Pas ‘si j’aurais’. Enfin c’est pas avec Karine que tu vas apprendre à parler français correctement, certain. Allez viens-t’en, le cortège va partir sans nous, le corbillard attend.”

Soudainement, j’ai eu le goût de vomir.

J’ai serré les poings et les dents.

J’ai rien dit en chemin vers le cimetière. J’ai rien entendu non plus.»

Sophie Bienvenu, Chercher Sam. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2014, 169 p., p. 62.

 

[Complément du 21 août 2022]

Le vêtement idéal pour illustrer cette citation ?

«Les scies j’aurais», t-shirt

Analyse de texte du mardi matin

(L’autre jour, l’Oreille tendue proposait une analyse d’une critique de restaurant. Aujourd’hui, ce sera une critique de livre. Elle a paru dans le Devoir des 28-29 mars 2015.)

Voilà un texte qui est marqué par une syntaxe particulière et un rythme volontairement saccadé. La signataire de l’article souhaite imposer un style généralement peu pratiqué, du moins avec autant d’affectation, en critique littéraire : morcelé, accumulatif, raboteux.

Commençons par quelques statistiques : l’article compte 16 paragraphes et 57 phrases (les citations de l’œuvre présentée par la critique n’ont pas été comptabilisées). Sur le plan syntaxique, ce qui frappe d’abord est que, de ces 57 phrases, 24 sont dépourvues de propositions principales. À cet égard, le cinquième et le neuvième paragraphe sont emblématiques :

Autre aspect notable : les incises, parenthèses, apartés constants. Qui s’avèrent pour la plupart savoureux. Savoureux de méchanceté. Ou d’incongruité, d’étrangeté. Quand on s’y attend le moins, comme un cheveu sur la soupe.

Impossible de ne pas remarquer aussi les nombreux recoupements thématiques entre les nouvelles. La mort qui revient à tout bout de champ. Les corps qui se déglinguent. L’identité incertaine. Mais aussi, de façon impromptue, l’amour des nombres, jusqu’à l’obsession. Et la présence des chiens.

Onze phrases, pas une proposition principale. (Ça y est : l’Oreille tendue se met à écrire comme son corpus.)

Au point-virgule, absent du texte, l’auteure préfère la multiplication des points et des deux-points. Dans de rares cas, les effets de rupture se donnent à lire non pas entre les phrases, mais à l’intérieur même de celles-ci : «Parfois on est dans la fantaisie pure, ça dérape, c’est délirant»; «soutenue, pour ne pas dire savante, puis, populaire soudain, ou carrément crue, quand il est question de sexe surtout» (l’Oreille aurait bien ajouté une virgule avant «surtout»; tous les goûts sont dans la nature).

La chroniqueuse aime aussi commencer ses phrases, généralement brèves, par un adverbe à valeur anaphorique (au premier paragraphe : «Parfois», «Parfois», «Souvent»). Elle apprécie fort les reprises immédiates de mots : «Mélange» / «Et mélange»; «nouvelles» / «Des nouvelles»; «Au-delà» / «au-delà»; «noir» / «Noir foncé»; «savoureux» / «Savoureux»; «improbable» / «improbable»; «chiens» / «chien»; «jours» / «jour» ; «Chacun» / «Chacun»; «un homme» / «Un homme amoureux». La dimension incantatoire — à défaut de meilleur terme — du texte passe par ces répétitions et (infimes) variations, cette concaténation récursive.

Mais qui parle dans cette chronique ? Il y a certes une lectrice qui cherche à montrer sa compétence. Elle rend compte d’un recueil de nouvelles qu’elle a apprécié, mais elle le met en relation avec trois ouvrages du même auteur et elle donne au passage quelques éléments de sa biographie («essayiste féru de science et professeur de littérature à l’UQAM» — sans dire ce qu’est «l’UQAM» —, «né en 1959»). Elle sait de quoi elle parle.

Il y a surtout quelqu’un qui a une volonté stylistique affichée. Dans ce type de prose, l’analyse — on pardonnera à l’Oreille cette exagération lexicale — est subordonnée à la monstration d’une technique. L’œuvre décrite importe moins que le je de la critique, masqué sous un on («on fraye», «on est», «on tombe», «On joue», «on s’y attend», «On pourrait», «On voyait», «On les prend») ou sous l’impératif («Disons», «Attendez»). Ce qui doit retenir l’attention est le rythme du texte, peut-être plus que son propos.

Cela pourrait s’appeler de la critique-spectacle.

Tristesse de l’Oreille

L’ami @fbon, samedi dernier, est passé chez le poissonnier. L’Oreille tendue ne sait pas s’il en a rapporté du poisson, mais un tweet, ça, oui, elle en est sûre :

«de l’expression “il s’est rasé avec une biscotte” #poissonnier cadeau pour @benoitmelancon» (premier tweet).

Ne connaissant pas l’expression, l’Oreille a demandé une traduction.

Réponse :

«réponse sur ton profil !» (second tweet)

Dès lors, elle a craint le pire — et le pire s’est confirmé :

«L’expression se comprend aisément : mal rasé, avec des pousses de poils qui restent, mais aussi avec des rougeurs. Il y a en fait un transfert de métaphore : la peau des joues est comparée aussi à une biscotte rugueuse, la biscotte n’est pas simplement un mauvais rasoir» (le Petit Champignacien illustré, 29 juin 2006).

@fbon a donc à redire sur la barbe de l’Oreille. Cela l’attriste.

De la lecture et de ses rythmes

Bernard Pivot, le Métier de lire, 1990, couverture

«Les cadences de lecture sont différentes selon la nature des livres. On n’avance pas au même rythme, c’est l’évidence, dans un Dumézil que dans un Chandler, dans un Bourdieu que dans un Simenon, dans un Le Goff que dans un Castelot, dans un Claude Simon que dans un Denuzière, sur un Char que sur La Bicyclette bleue.»

Bernard Pivot, le Métier de lire. Réponses à Pierre Nora, Paris, Gallimard/le Débat, 1990, 193 p., p. 91.

P.-S. — Il n’y a pas que «la nature des livres» qui change les «cadences de lecture». Voir ici.