Oui, à nous

Maria Candea et Laélia Véron, Le français est à nous !, 2019, couverture

Au printemps, Maria Candea et Laélia Véron faisaient paraître Le français est à nous ! Petit manuel d’émancipation linguistique. Pour qui n’aime pas les discours déclinistes, c’est une lecture obligatoire.

Que veulent-elles faire ?

Notre objectif est triple : définir la langue et les notions linguistiques de base, décrypter les enjeux sociaux et citoyens liés à ces questions de langue et, pour finir, raconter quelques histoires situées à différentes époques de l’histoire du français. À ces trois objectifs répond la structure en trois parties de cet ouvrage [«Qu’est-ce que la langue ?»; «Au nom de la langue»; «Langue et débats : promenades dans les histoires de la langue»]; mais les ponts entre définitions, pratiques et histoire sont bien entendu nombreux (p. 11).

Chaque chapitre est introduit par un encadré contenant un résumé du sujet à traiter, en deux parties : «On pense souvent, à tort, que :»; «Mais souvent, on ne sait pas que :» Tous contiennent un ou deux «Focus», où les autrices abordent une question de façon synthétique : «Que penser de l’écriture dite “inclusive” ?» (p. 117-120); «L’Europe était-elle francophone et francophile au XVIIIe siècle ?» (p. 169-170); «Faut-il réformer l’ortografe du français ?» (p. 196-202); etc. Les textes se terminent sur une bibliographie, et l’ouvrage sur un glossaire.

Les positions défendues le sont avec fermeté : contre «l’idéologie puriste» (p. 8), la prescription linguistique, l’essentialisme, les «réactionnaires professionnels» (p. 25) et la «blogosphère réactionnaire» (p. 78), les «idées reçues nocives» (p. 42), le «registre de la déploration» (p. 62), les «grammairiens interventionnistes» (à la suite d’Éliane Viennot, p. 106). Le sont aussi les propositions, notamment sur l’enseignement de la langue (p. 24-25, p. 44, p. 48, p. 200-201) et sur des questions plus spécifiques (l’accord du participe passé, p. 107 n. 1). Voilà comment lutter contre l’«insécurité linguistique».

Les exemples sont excellents : végan / végane (p. 31), bolos / boloss (p. 31-32), aller au / chez le coiffeur (p. 56-60), souping (p. 67 et p. 73), migrant (p. 96), paysan (p. 99-100), autrice (p. 108-109), étudiante, au sens de prostituée (p. 111-112). Les sources sont diverses, de la littérature à la presse, en passant par les réseaux sociaux (Twitter, Facebook, les sites Web, les blogues, YouTube).

Candea et Véron ont leurs adversaires de prédilection. L’Académie française, au mieux, ne sert «Rigoureusement à rien» (p. 37); au pire, elle a un «pouvoir de nuisance» (p. 121). De quel amour blessée, d’Alain Borer (2014), est «encore plus catastrophiste et nécrophilique» (p. 82) que Notre langue française, de Jean-Michel Delacomptée (2018). Marc Fumaroli publie des «ouvrages bien peu théorisés» (p. 167) et il défend une conception des sociabilités «clairement antidémocratique» (p. 168), en plus d’être un «grand fournisseur de mythes sur l’Âge classique auprès des médias» (p. 169). Dans les mêmes médias — mais pas dans ses études —, Alain Bentolila raconte n’importe quoi, s’agissant du lexique des «jeunes» (p. 76-78), de même qu’Alain Finkielkraut sur les accents (p. 80). Étiemble et son franglais sont épinglés (p. 71-72); on aurait pu y aller plus fort. Au-delà de la période contemporaine, retenons la déconstruction de l’«approche pseudo-linguistique» (p. 165) de Rivarol et de son discours De l’universalité de la langue française (1784).

L’Oreille tendue a particulièrement apprécié le passage sur la prétendue «langue de Molière» (p. 23-24), la démonstration du caractère circonscrit de l’enseignement du français dans les colonies françaises (p. 122-139), les explications sur l’origine militaire et l’«idéologie profondément raciste» (p. 137) du «petit nègre» (p. 136-138), les pages dures sur l’Organisation internationale de la francophonie (p. 140-156). Maria Candea et Laélia Véron sont toujours sensibles aux variations — géographiques, sociales, historiques («Derrière chaque faute courante, il y a une histoire», p. 56) — et leurs lecteurs ne peuvent que s’en réjouir.

L’Oreille est à l’occasion gossante; on l’en excusera (ou pas). Elle ne comprend guère ce que serait l’«amour du français», plusieurs fois revendiqué (p. 43-45, p. 48, p. 81, p., 225) : aimer la langue et ce qu’elle permet de faire, oui; mais aimer une langue, pourquoi ? À cet égard, le début de la «Conclusion» verse dans le procès d’intention (p. 219-220). Quoi qu’en dise Wikipédia, le Québécois Jean-Marc Léger est bien plus un journaliste et un fonctionnaire qu’un écrivain (p. 145). S’il n’existe pas de définition universellement acceptée des humanités numériques, le passage qui leur est consacré (p. 212-214) pourrait prêter à de longs débats.

Ce sont là des détails. L’essentiel est ailleurs, et à lire.

 

Référence

Candea, Maria et Laélia Véron, Le français est à nous ! Petit manuel d’émancipation linguistique, Paris, La Découverte, coll. «Cahiers libres», 2019, 238 p.

Divergences transatlantiques 057

Un Dictionnaire des francophones, évolutif, numérique, collaboratif et gratuit, doit être lancé en septembre 2019. Dans une vidéo publicitaire, Valère, 25 ans, de la Côte-d’Ivoire, explique le sens de l’expression avoir la bouche sucrée : «Se dit de quelqu’un qui est beau parleur, qui aime flatter.»

 

La belle-mère de Diderot, au XVIIIe siècle, disait de lui qu’il avait une «langue dorée». Explication du Dictionnaire de l’Académie française, édition de 1762 : «On dit fig. & fam. de quelqu’un qui parle facilement & élégamment, que C’est une langue dorée

Le sucre des uns serait-il l’or des autres ?

Autopromotion (différée) 445

Article «Molière», Wikipédia

L’Oreille tendue utilise Wikipédia. Elle y collabore. Elle en traite en classe. Elle s’en sert pour ce blogue. Elle donne des conférences sur le sujet, souvent sous le titre «Diderot : de l’Encyclopédie à Wikipédia», et des entrevues, par exemple celle-ci. Elle a publié des articles là-dessus :

Melançon, Benoît, «Journal d’un (modeste) Wikipédien», dans Rainier Grutman et Christian Milat (édit.), Lecture, rêve, hypertexte. Liber amicorum Christian Vandendorpe, Ottawa, Éditions David, coll. «Voix savantes», 32, 2009, p. 225-239. https://doi.org/1866/11380

Melançon, Benoît, «Confessions d’un optimiste (numérique)», dans Transmettre la culture. Enjeux et contenus de l’enseignement secondaire au Québec. À la recherche d’un socle. Synthèse et Actes du colloque d’octobre 2012, Montréal, Académie des lettres du Québec, [2014], p. 54-70. Suivi d’une «Discussion de cet exposé», p. 71-80. https://doi.org/1866/13165

Melançon, Benoît, «Les vertus utopiques de l’encyclopédisme», Sens public, revue numérique, rubrique «Chroniques», 7 mai 2018. http://www.sens-public.org/article1323.html

Elle a eu l’occasion d’en parler à la radio, notamment le 18 mars 2012 et le 16 janvier 2018.

Cela vient de se produire de nouveau, le 15 juillet, à l’émission Bien entendu de la radio de Radio-Canada, avec Amber Berson, au micro de Stéphan Bureau. Ça s’écoute ici.

Le devoir d’intervenir

Michel Porret, Sur la ligne de mire, 2019, couverture

«Mettons vite à l’œuvre la vérité et la justice des Lumières.»

Michel Porret est professeur à l’Unité d’histoire moderne du Département d’histoire générale de l’Université de Genève. L’Oreille tendue a publié un de ses ouvrages, Sur la scène du crime, dans la collection «Socius» qu’elle dirige aux Presses de l’Université de Montréal et, ensemble, ils ont dirigé un ouvrage collectif, Pucks en stock. En outre, ils sont amis. Tenez-en compte, ou pas, en lisant ce qui suit.

Sur la ligne de mire. Le présent crénelé, qui vient de paraître, rassemble des textes publiés, sauf trois exceptions, sur le blogue de Michel Porret hébergé par le quotidien genevois le Temps depuis l’automne 2015. Sous un titre emprunté à René Char, il a repris en cinq sections ces «textes d’humeur» (p. 17), la plupart liés à l’actualité sociopolitique ou éditoriale, mais aussi parfois nés de la question d’un ami («La cité des imprimés», p. 117-120, sur les librairies de Genève) ou d’un personnage croisé sur son chemin («Monsieur Affligé», p. 159-161). À une autre époque, on aurait dit que ces textes ont un point commun : l’engagement. Le monde oblige l’intellectuel à intervenir et Michel Porret ne s’en prive pas.

«Les dispositifs de l’effroi» sont ceux du terrorisme, de sa transformation dans le temps et de sa banalisation. «Détresse en stock» rappelle combien les raisons sont nombreuses de s’inquiéter aujourd’hui, de la situation des réfugiés à celle des enfants, «ces otages du mal» (p. 67). C’est l’historien du crime que l’on entend dans «La passion de punir». Dans «Le monde qui vient», Porret s’interroge sur l’avenir proche des sociétés occidentales et notamment sur les techniques nouvelles (télésurveillance, téléphone portable, etc.). Enfin, malgré le ton généralement sombre de l’ensemble, il offre des sources de «Réconfort».

Michel Porret est un spécialiste des Lumières. C’est dans les textes de cette époque qu’il va chercher les outils pour lutter contre «la banalité du mal» (p. 43), le «populisme pénal» (p. 88, p. 109), le «désastre carcéral» en Europe (p. 108), la «démagogie sécuritaire» (p. 109), le «mythe du “risque zéro”» (p. 125), les «processus prédateurs et autoritaires de normalisation mondialiste et consumériste qui épuisent la terre» (p. 153). S’il évoque à l’occasion Voltaire, Montesquieu ou Swift, on le voit revenir souvent à Beccaria, ce réformateur du droit auquel il a consacré un livre en 2003. Quand il réfléchit à l’utopie et aux dystopies, c’est en s’appuyant continuellement sur les textes du XVIIIe siècle.

Mais il n’y a pas que l’Ancien Régime dans la vie. Michel Porret s’intéresse aussi bien au dépôt du brevet pour le fil barbelé (en 1874) qu’à l’apparition du mot robot (en 1920), au cinéma qu’à la bande dessinée. (Recommandation de lecture pour les tintinophiles : «Tintin au pays du tintamarre. Bruits et silences de la ligne claire» [1995].) Il appelle aussi à la résistance et défend la cause des sciences humaines dans l’Université contemporaine et au-delà :

Les sciences humaines éduquent les individus dont le monde de demain aura besoin. Elles forgent aussi nos rêves fraternels pour un monde meilleur. Les valeurs de l’humanisme critique, comme fondement de l’enseignement, sont les ingrédients du bien social et de la modernité démocratique. L’école et l’université en restent les pivots essentiels, n’en déplaise aux fanatiques obscurantistes. Unies, elles fabriquent les savoirs pour la défense même de la démocratie. En affaiblissant l’éducation publique, on désarme l’État démocratique, à l’instar de la guerre totale qui brise l’esprit par l’anéantissement des bibliothèques et l’asservissement des intellectuels (p. 176).

Entendu, l’ami.

P.-S.—On ne se refait pas : la plus récente contribution de Michel Porret à son blogue, datée du 16 juin, est intitulée «Bianca Castafiore en grève avec les femmes ?» Il y est question de Tintin et de la grève féministe suisse de l’avant-veille.

 

Références

Porret, Michel, «Tintin au pays du tintamarre. Bruits et silences de la ligne claire», Équinoxe. Revue romande de sciences humaines, 14, automne 1995, p. 187-204. Ill.

Porret, Michel, Beccaria. Le droit de punir, Paris, Michalon, coll. «Le bien commun», 2003, 125 p.

Porret, Michel, Sur la scène du crime. Pratique pénale, enquête et expertises judiciaires à Genève (XVIIIe-XIXe siècle), Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Socius», 2008, 278 p. Ill.

Porret, Michel, Sur la ligne de mire. Le présent crénelé, Chêne-Bourg (Suisse), Georg, coll. «Achevé d’imprimer», 2019, 191 p.

Pucks en stock. Bande dessinée et sport, ouvrage collectif dirigé par Benoît Melançon et Michel Porret, Chêne-Bourg (Suisse), Georg, coll. «L’Équinoxe. Collection de sciences humaines», 2016, 270 p.

Proposition de moratoire du lundi pluvieux

Logo de Netflix

Soit trois phrases tirées du quotidien le Devoir :

«Le géant de l’informatique [Apple] aligne les stars afin de rivaliser avec les Netflix de ce monde» (26 mars 2019, p. B7).

«On saura si les Netflix de ce monde ont reçu des traitements de faveur» (7 mai 2019).

«Qu’une star de ce calibre veuille se pencher sur un projet aussi délicat en apparence pouvait rassurer Hulu, une plateforme qui commence sérieusement à toiser les Netflix de ce monde […]» (18-19 mai 2019, p. 35).

Laissons Netflix tranquille, mais faisons un usage plus parcimonieux du syntagme «de ce monde».

Merci à l’avance.