Le devoir d’intervenir

Michel Porret, Sur la ligne de mire, 2019, couverture

«Mettons vite à l’œuvre la vérité et la justice des Lumières.»

Michel Porret est professeur à l’Unité d’histoire moderne du Département d’histoire générale de l’Université de Genève. L’Oreille tendue a publié un de ses ouvrages, Sur la scène du crime, dans la collection «Socius» qu’elle dirige aux Presses de l’Université de Montréal et, ensemble, ils ont dirigé un ouvrage collectif, Pucks en stock. En outre, ils sont amis. Tenez-en compte, ou pas, en lisant ce qui suit.

Sur la ligne de mire. Le présent crénelé, qui vient de paraître, rassemble des textes publiés, sauf trois exceptions, sur le blogue de Michel Porret hébergé par le quotidien genevois le Temps depuis l’automne 2015. Sous un titre emprunté à René Char, il a repris en cinq sections ces «textes d’humeur» (p. 17), la plupart liés à l’actualité sociopolitique ou éditoriale, mais aussi parfois nés de la question d’un ami («La cité des imprimés», p. 117-120, sur les librairies de Genève) ou d’un personnage croisé sur son chemin («Monsieur Affligé», p. 159-161). À une autre époque, on aurait dit que ces textes ont un point commun : l’engagement. Le monde oblige l’intellectuel à intervenir et Michel Porret ne s’en prive pas.

«Les dispositifs de l’effroi» sont ceux du terrorisme, de sa transformation dans le temps et de sa banalisation. «Détresse en stock» rappelle combien les raisons sont nombreuses de s’inquiéter aujourd’hui, de la situation des réfugiés à celle des enfants, «ces otages du mal» (p. 67). C’est l’historien du crime que l’on entend dans «La passion de punir». Dans «Le monde qui vient», Porret s’interroge sur l’avenir proche des sociétés occidentales et notamment sur les techniques nouvelles (télésurveillance, téléphone portable, etc.). Enfin, malgré le ton généralement sombre de l’ensemble, il offre des sources de «Réconfort».

Michel Porret est un spécialiste des Lumières. C’est dans les textes de cette époque qu’il va chercher les outils pour lutter contre «la banalité du mal» (p. 43), le «populisme pénal» (p. 88, p. 109), le «désastre carcéral» en Europe (p. 108), la «démagogie sécuritaire» (p. 109), le «mythe du “risque zéro”» (p. 125), les «processus prédateurs et autoritaires de normalisation mondialiste et consumériste qui épuisent la terre» (p. 153). S’il évoque à l’occasion Voltaire, Montesquieu ou Swift, on le voit revenir souvent à Beccaria, ce réformateur du droit auquel il a consacré un livre en 2003. Quand il réfléchit à l’utopie et aux dystopies, c’est en s’appuyant continuellement sur les textes du XVIIIe siècle.

Mais il n’y a pas que l’Ancien Régime dans la vie. Michel Porret s’intéresse aussi bien au dépôt du brevet pour le fil barbelé (en 1874) qu’à l’apparition du mot robot (en 1920), au cinéma qu’à la bande dessinée. (Recommandation de lecture pour les tintinophiles : «Tintin au pays du tintamarre. Bruits et silences de la ligne claire» [1995].) Il appelle aussi à la résistance et défend la cause des sciences humaines dans l’Université contemporaine et au-delà :

Les sciences humaines éduquent les individus dont le monde de demain aura besoin. Elles forgent aussi nos rêves fraternels pour un monde meilleur. Les valeurs de l’humanisme critique, comme fondement de l’enseignement, sont les ingrédients du bien social et de la modernité démocratique. L’école et l’université en restent les pivots essentiels, n’en déplaise aux fanatiques obscurantistes. Unies, elles fabriquent les savoirs pour la défense même de la démocratie. En affaiblissant l’éducation publique, on désarme l’État démocratique, à l’instar de la guerre totale qui brise l’esprit par l’anéantissement des bibliothèques et l’asservissement des intellectuels (p. 176).

Entendu, l’ami.

P.-S.—On ne se refait pas : la plus récente contribution de Michel Porret à son blogue, datée du 16 juin, est intitulée «Bianca Castafiore en grève avec les femmes ?» Il y est question de Tintin et de la grève féministe suisse de l’avant-veille.

 

Références

Porret, Michel, «Tintin au pays du tintamarre. Bruits et silences de la ligne claire», Équinoxe. Revue romande de sciences humaines, 14, automne 1995, p. 187-204. Ill.

Porret, Michel, Beccaria. Le droit de punir, Paris, Michalon, coll. «Le bien commun», 2003, 125 p.

Porret, Michel, Sur la scène du crime. Pratique pénale, enquête et expertises judiciaires à Genève (XVIIIe-XIXe siècle), Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Socius», 2008, 278 p. Ill.

Porret, Michel, Sur la ligne de mire. Le présent crénelé, Chêne-Bourg (Suisse), Georg, coll. «Achevé d’imprimer», 2019, 191 p.

Pucks en stock. Bande dessinée et sport, ouvrage collectif dirigé par Benoît Melançon et Michel Porret, Chêne-Bourg (Suisse), Georg, coll. «L’Équinoxe. Collection de sciences humaines», 2016, 270 p.

Proposition de moratoire du lundi pluvieux

Logo de Netflix

Soit trois phrases tirées du quotidien le Devoir :

«Le géant de l’informatique [Apple] aligne les stars afin de rivaliser avec les Netflix de ce monde» (26 mars 2019, p. B7).

«On saura si les Netflix de ce monde ont reçu des traitements de faveur» (7 mai 2019).

«Qu’une star de ce calibre veuille se pencher sur un projet aussi délicat en apparence pouvait rassurer Hulu, une plateforme qui commence sérieusement à toiser les Netflix de ce monde […]» (18-19 mai 2019, p. 35).

Laissons Netflix tranquille, mais faisons un usage plus parcimonieux du syntagme «de ce monde».

Merci à l’avance.

Former de nouveaux chercheurs

Yves Chevrel et Yen-Maï Tran-Gervat, Guide pratique de la recherche en littérature, 2018, couverture

«Chacun doit ici se forger des outils qui lui sont propres.»

En 1992, Yves Chevrel publiait, chez Hachette, l’Étudiant-chercheur en littérature; en 2003, cet ouvrage en était à sa sixième édition. L’an dernier, avec Yen-Maï Tran-Gervat, il faisait paraître un Guide pratique de la recherche en littérature. Il y a beaucoup de bien à en dire.

On y trouve ce qu’on y cherche, grâce une table des matière détaillée et à un index : une définition de la recherche en littérature (chapitre premier); les grandes orientations de la recherche (chapitre 3); des principes et des méthodes, une déontologie (chapitre 4); une réflexion sur les outils (chapitre 5); des réponses à des questions spécifiques (chapitre 6); des conseils en matière de rédaction et de présentation de la recherche (chapitre 7). Le contenu du deuxième chapitre, «L’œuvre littéraire», est plus inattendu : les auteurs s’essaient à une définition de ce que c’est qu’une œuvre en littérature. C’est plus compliqué qu’il n’y paraît.

Le public est circonscrit : «Ce guide s’adresse particulièrement aux étudiantes qui s’apprêtent à rédiger un mémoire de master ou une thèse de doctorat» (p. 26). (Pour l’emploi du féminin, voir ci-dessous.) Il y a des masses d’exemples, certains brefs mais parlants (sur les éditions de Voltaire), d’autres plus développés (sur Du Bellay, Flaubert, Ibsen, la littérature française contemporaine, le baroque, le théâtre français au XVIIIe siècle, Daudet et Dickens). Les auteurs sont professeurs de littérature comparée, ce qui explique la diversité linguistique et géographique de leurs objets.

Tout un chacun trouvera évidemment à ergoter. Les analyses sociologiques et sociocritiques de la littérature, de même que l’histoire culturelle, sont absentes du troisième chapitre. Il est question des logiciels de gestion bibliographique (p. 106, p. 110, p. 157), mais on n’y insiste pas assez : cela devrait se trouver parmi les outils de base de tout nouveau chercheur. Il n’est pas question des états présents, ces outils si utiles, par exemple ceux de la revue French Studies. On aborde le fonctionnement du monde de la recherche universitaire en France (ce qui correspond au public visé), mais il aurait été bon de dire quelques mots de l’univers de la publication scientifique (qu’est-ce que l’évaluation par les pairs ? qu’est-ce que le libre accès ?). Le metteur en scène est-il vraiment une création de «la fin du XIXe siècle» (p. 91). Sauf erreur, la MLA International Bibliography n’est pas décrite. Rien là de bien grave.

Trois aspects du Guide pratique de la recherche en littérature méritent enfin d’être salués.

Dès 1992 (l’Étudiant-chercheur en littérature) et 1994 (la Recherche en littérature), Yves Chevrel s’est montré sensible à ce que le numérique allait nécessairement changer à la recherche en études littéraires. Lui et Yen-Maï Tran-Gervat poursuivent dans la même voie, qui présentent tant des outils bien concrets que des interrogations sur les concepts que le numérique oblige à repenser. On les remerciera notamment de ne pas avoir diabolisé Wikipédia (p. 131-132, p. 144, p. 155). Les passages sur le numérique sont utiles et nuancés.

À une époque où nombre de commentateurs d’arrière-garde s’en prennent (encore) à la féminisation des textes, les auteurs ont fait un choix qui n’est qu’à eux :

Cet ouvrage s’adresse à toute personne intéressée par les problèmes de la recherche en littérature : étudiant-chercheur ou étudiante-chercheuse. Pour rappeler cette évidence, nous avons eu recours, en Introduction et en Conclusion, à des formules redondantes, à l’instar de celle de la phrase précédente. En revanche, dans le corps de l’ouvrage, afin d’éviter de multiplier ces redondances ou de faire appel à des graphies peu lisibles et imprononçables telles quelles («directeur.trice»), nous avons préféré une solution qui étonnera ou fera sourire : les fonctions (étudiant / étudiante) et les titres (directeur / directrice) sont au féminin dans les chapitres impairs […], au masculin dans les chapitres pairs […] (p. 9).

En fin d’ouvrage, non sans ironie, Yves Chevrel et Yen-Maï Tran-Gervat indiqueront qu’ils ne recommandent pas cette façon de faire (p. 162). Cela étant, on s’y fait.

La dernière des choses à signaler est que les auteurs, sans peut-être le dire aussi explicitement, profitent de plusieurs occasions pour rappeler que la recherche littéraire, à sa façon, est une recherche scientifique. Cela se manifeste dans l’attention apportée à la bibliographie. On ne pense jamais seul.

P.-S.—Non, il n’y a pas de «langue» propre au Québec (p. 75); on y parle français.

 

Références

Chevrel, Yves, l’Étudiant-chercheur en littérature. Guide pratique, Paris, Hachette, coll. «Hachette Université», série «Littérature», 1992, 159 p.

Chevrel, Yves, la Recherche en littérature, Paris, Presses universitaires de France, coll. «Que sais-je ?», 2908, 1994, 126 p.

Chevrel, Yves et Yen-Maï Tran-Gervat, Guide pratique de la recherche en littérature, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, coll. «Les fondamentaux de la Sorbonne nouvelle», 2018, 177 p.

2018 en livres

L’Oreille tendue vit dans les livres : elle en écrit, elle en édite, elle en commente (en classe, ici, ailleurs, à l’écrit et à l’oral). Et elle en lit. Que retenir de ses lectures de 2018 ?

Qu’elle a relu des classiques, George Dandin de Molière, Jacques le fataliste de Diderot et des textes épars d’Arthur Buies, en y retrouvant son habituel bonheur.

Qu’elle a lu des livres sur la langue, notamment ceux de Michel Francard — Tours et détours. Les plus belles expressions du français de Belgique (2016), Vous avez de ces mots… Le français d’aujourd’hui et de demain ! (2018), Tours & détours le retour. Les plus belles expressions du français de Belgique (2018) —, et sur l’édition — l’Édition à l’ère numérique de Benoît Epron et Marcello Vitali-Rosati (2018).

Qu’elle a apprécié la poésie de Marie-Hélène Voyer (Expo habitat, 2018) et de Maxime Catellier (Mont de rien, 2018), et la prose de David Turgeon (A propos du style de Genette, 2018) de Catherine Voyer-Léger (Prendre corps, 2018), d’Éric Chevillard (Défense de Prosper Brouillon, 2017), de Philippe Lançon (le Lambeau, 2018) et de Serge Bouchard (les Yeux tristes de mon camion. Essai, 2016).

Elle a aussi lu des romans.

Elle devrait continuer à lire en 2019.