Perplexité matinale

Robert Darnton, De la censure, 2016, couverture

L’Oreille tendue est en train de lire la traduction de Unkindest Cuts. An Inside History of Censorship de Robert Darnton.

Son traducteur parle à un moment de «communication digitale» (p. 8). Comme il ne s’agit manifestement pas de communication avec les doigts, on se serait attendu à «communication numérique». Jean-François Sené a choisi le calque de l’anglais plutôt que le terme français parfaitement équivalent.

Quelques pages plus loin, il est question de «mercatique», avec, à l’appui, la définition du mot par le Journal officiel (p. 17). Ici, Sené a privilégié le terme français rare plutôt que le commun marketing, venu directement de l’anglais.

Ça fait désordre.

P.-S. — Depuis le 1er janvier 2016, le Journal officiel n’est plus disponible qu’en numérique. On ne pourra plus le tenir entre ses doigts.

P.-P.-S. — «Faire sens» (p. 146 et p. 149) ? Non.

 

Référence

Darnton, Robert, De la censure. Essai d’histoire comparée, Paris, Gallimard, coll. «NRF Essais», 2014, 391 p. Ill. Traduction de Jean-François Sené.

Images infectées

Jean-Philippe Toussaint, Football, 2015, couverture

Comme tout amateur qui se respecte, Jean-Philippe Toussaint a des idées bien arrêtées. Dans Football (2015), il a beau les transformer en questions — «que serait le football s’il n’y avait pas le Brésil ?» (p. 73) —, on voit clairement où il loge. Casquette «Belgium» sur le crâne, il a couvert la Coupe du monde de 2002 au Japon. Il dit ce qu’il pense du «coaching» : ce mot, «qui allie la disgrâce à la disproportion, est un bien grand mot pour pas grand-chose : la pertinence des remplacements et le choix du moment opportun de les effectuer» (p. 41). Gérant d’estrade un jour, gérant d’estrade toujours.

Toussaint ne se contente pas de livrer des jugements nécessairement péremptoires. Il rapporte la pratique du sport à la mélancolie, aux saisons, au temps : «Je fais mine d’écrire sur le football, mais j’écris, comme toujours, sur le temps qui passe» (p. 43).

Surtout, il mêle le foot aux images dans lesquelles nous baignons, celles des souvenirs (l’enfance), celles de l’art contemporain (Christo, Bill Viola, Francis Bacon, Jeff Koons), celles des médias (un peu la presse, souvent la télévision), celles des lieux visités (de la Belgique à la Corse). Il ne cite pas Georges Didi-Huberman (Survivance des lucioles), cet herméneute du visuel, pour rien.

Puis le numérique s’en mêle, au moment où l’ennui s’installait («je commence à en avoir un peu marre du football», p. 89).

Ici, cet été, s’est produit un véritable court-circuit, une collision sacrilège, la superposition malencontreuse d’images de nature fondamentalement différente. C’est comme si un virus sournois et foudroyant avait réussi à s’introduire dans mon lieu de travail, dans cette pièce protégée du monde extérieur où naissent les images fragiles et poétiques de mes livres, et, ayant affaibli mes défenses, neutralisé ma résistance et paralysé mon activité créatrice, avait réussi à prendre le contrôle de mon instrument de travail et à infecter mon ordinateur. C’est ici, sur l’ordinateur même où j’écris mes livres, que j’ai regardé pour la première fois un match de football en streaming (p. 111).

Plus rien ne sera jamais pareil, et pas seulement pour Jean-Philippe Toussaint.

P.-S. — «L’art de la parenthèse auto-ironique chez Jean-Philippe Toussaint» : titre d’un article savant à écrire.

P.-P.-S. — Il est vraiment très fort, Toussaint. Il a fait parler de sport, pas en mal, à François Bon.

 

 

Référence

Toussaint, Jean-Philippe, Football, Paris, Éditions de Minuit, 2015, 122 p.

Un linguiste selon le cœur de l’Oreille tendue

David Crystal, Txtng, couverture

Depuis des années, l’Oreille tendue promène une conférence intitulée «Quelques idées reçues sur la langue (au Québec)». Une bonne partie de son contenu se retrouve dans son plus récent livre, Le niveau baisse !

Le public de cette conférence finit toujours par lui demander si c’est vrai que la langue, et particulièrement la langue des jeunes, est menacée par la pratique des textos. Parmi les réponses de l’Oreille, il y a celle-ci : allez lire Txtng : The Gr8 Db8 de David Crystal (2008). L’auteur y explique qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter.

Le même Crystal vient de publier un livre sur l’histoire de la ponctuation en anglais, Making a Point : The Persnickety Story of English Punctuation. Le magazine The New Yorker l’interviewe pour l’occasion, dans sa livraison du 10 décembre.

Cet entretien, par Adrienne Raphel, est passionnant. Retenons-en trois citations :

As for contemporary rules, he advocates «pragmatic tolerance.» Know them, he argues, so that you can break them, when they should be broken. (Cela fait penser à la théorie de la cravate d’Anne-Marie Beaudoin-Bégin.)

«The big thing about language is that it always changes,» Crystal told me. «Since the Internet came along, it has never moved so fast

«Language is for everybody,» Crystal said. «Human beings, homo loquens, the speaking animal. I’ve never met anybody who isn’t profoundly interested in language

Voilà un linguiste selon le cœur de l’Oreille.

P.-S. — L’entretien renvoie à cette conférence de 2013 de John McWhorter, «Txtng is killing language. JK!!!», sur le «fingered speech».

 

Références

Crystal, David, Txtng : The Gr8 Db8, Oxford, Oxford University Press, 2008, 256 p. Ill.

Crystal, David, Making a Point : The Persnickety Story of English Punctuation, St. Martin’s Press, 2015, 400 p.

Melançon, Benoît, Le niveau baisse ! (et autres idées reçues sur la langue), Montréal, Del Busso éditeur, 2015, 118 p. Ill.

Raphel, Adrienne, «A History of Punctuation for the Internet Age», The New Yorker, 10 décembre 2015.

Benoît Melançon, Le niveau baisse !, 2015, couverture

Un avion en papier

Roger Angell, portrait, 2015

Roger Angell est né en 1920. Il a publié son premier texte dans The New Yorker en 1944. Il y collabore toujours, à 95 ans, notamment au blogue du magazine. Pourquoi le blogue ? Il s’en explique à David Remnick dans la septième livraison de la baladodiffusion The New Yorker Radio Hour (à partir de la 31e minute).

It’s sort of like making a paper airplane. […] I used to love to make paper airplanes. I made great paper airplanes. You throw it out the window, and it takes, it goes a little ways, or it turns and curves beautifully, and it goes out of sight, and it’s forgotten forever. And that’s like a blog.

Certains disent que toute publication est une bouteille à la mer, pas Angell, qui préfère le vol imprévisible de l’avion en papier et sa disparition (son oubli).

P.-S. — On s’en souviendra : Angell est aussi l’inventeur d’un célèbre palindrome sportif.