Néologismes du jour

D. T. Max, Every Love Story Is a Ghost Story, 2012, couverture

La langue bouge. Évidemment.

Dans le monde du travail : «Graphiste/blogueur/créateur de bijoux, comptable/éleveur de chinchillas ou serveuse/étudiante/bédéiste. Les slashers — qui font référence au signe typographique de la barre oblique — se définissent par plus qu’un seul emploi ou une seule fonction, et ils sont de plus en plus nombreux» (la Presse, 12 décembre 2012, cahier Affaires, p. 11). Il y aurait un «phénomène slash», voire une «génération slash».

Dans le monde des médias : «j’ai des postes de radio dans la chambre, la cuisine, le salon et la salle de bains. Je suis aussi une radio-canadavore» (le Devoir, 15-16 décembre 2012, p. E4).

Dans le monde des médias, bis : «L’infobésité et l’adipodivertissement menacent» (le Devoir, 17 décembre 2012, p. B7). «Infobésité» est attesté depuis quelques années, pas «adipodivertissement».

Dans le monde de la mode : «Les meggings — ou leggings pour hommes — le GQ dit : c’est NON. http://www.gq.com/style/blogs/the-gq-eye/2012/12/gq-addresses-the-meggings-movement.html?mbid=social_twitter_gqmagazine» (@hugodumas).

Dans le monde médical : «#French word du jour : “mamanexiques” – “mommyrexics”, women who diet during #pregnancy. http://www.lapresse.ca/arts/et-cetera/201212/06/01-4601337-maigrir-enceinte-cest-glamour.php via @LP_LaPresse #health» (@wraillantclark).

Dans le monde familial : «Hadn’t heard this term before : was helicopter parents, now it’s “snowplow parentshttp://bit.ly/Xi01Qn #cdnpse» (@Margin_Notes).

Dans le monde de la discrimination : «Qu’est-ce que l’hétérosexisme ? http://j.mp/ZJ6FNV #discrimination #privilège» (@cynocephale).

Dans le monde numérique : «J’ai appris dans ce magazine que mobo vient de la contraction de “mobile bohemian”, une personne qui utilise son téléphone portable (comme le iPhone) dans un nombre varié de circonstances et à des fins multiples et diverses» (blogue le Baiser de la mouche, 21 novembre 2011). Question : le mobo est-il un mobinaute comme les autres ?

Dans le monde numérique, bis : «I allow myself to Webulize only once a week now» (David Foster Wallace, lettre à Erica Neely, 3 juillet 2001, cité dans Every Love Story Is a Ghost Story, p. 286).

Dans le monde de la rétro-immigration : «tiens, un nouveau mot : impat’ http://www.lemonde.fr/societe/article/2012/11/30/impatries-l-amere-patrie_1797400_3224.html» (@mahiganl). C’est, bien sûr, l’antonyme d’expat’.

Dans le monde, tout court : «Ainsi, la littérature internationale qui lui est consacrée avance parfois la notion de “glocalisme” ou de ?“glocalisation” pour évoquer les relations entre le global et le local» (Jacques Commaille).

À vous de choisir. Tous les (dé)goûts sont dans la nature.

 

Référence

Max, D.T., Every Love Story Is a Ghost Story. A Life of David Foster Wallace, New York, Viking, 2012, 309 p.

Cher Père Noël

En 2011, l’Oreille tendue faisait paraître un recueil de textes intitulé Écrire au pape et au Père Noël. Cabinet de curiosités épistolaires (Montréal, Del Busso éditeur, 2011, 165 p.); on en trouvera la description ici.

Parmi ces textes, «Cher Père Noël» (p. 51-57). C’est de saison : le voici.

P.-S. — On ne confondra évidemment pas le Père Noël et «Le Peur Noël».

P.-P.-S. — Il est arrivé à l’Oreille de parler du courrier du barbu à la radio. C’était le 24 décembre 2011 et le 25 décembre 2011.

***

«Sois courageux. Réponds-moi vite.
Je ne puis plus rester ici plus longtemps.
N’écoute que ton bon cœur.
Vite, dis je dois te répondre.
À toi toute la vie.»
Lettre de Rimbaud à Verlaine, 1873

Souriant, d’une bonne humeur sans faille, toujours accueillant, l’oreille tendue : le Père Noël a toutes les caractéristiques du destinataire idéal. Mieux encore : en cas de défaillance — s’il lui arrive, par extraordinaire, de ne pas répondre lui-même à son courrier —, il est relayé par une équipe, petite mais dévouée, de lutins postaux. Non content de se servir des moyens traditionnels de communiquer, il s’est converti au courriel, même si l’on dit fréquemment que ses interlocuteurs continuent dans une large mesure à préférer le papier. Quoi qu’il en soit, le Père Noël assure.

J.R.R. Tolkien, le géniteur des hobbits, s’était avisé de l’universalité de cette correspondance de décembre : entre 1920 et 1943, il écrivit de pareilles lettres à ses enfants, depuis réunies en Lettres du Père Noël (C. Bourgois, 1977). Plus commercialement, des «noëlogrammes» font l’article dans les journaux de Montréal au début du XXe siècle. De ces lettres du Père Noël, on passe sans peine à celles au Père Noël. Patrick Bruel en a chanté une («Lettre au Père Noël»), de même que Fred Astaire («Santa Claus is Coming to Town»). Laurent Boyer et Régine Torrent en ont édité un recueil en 1989 (Éditions No 1), et Nathaële Vogel a illustré les huit lettres écrites par les personnages de Nicolas de Hirsching en 2004 (Rageot). Cher Père Noël est un titre de livre prisé : on en trouve quatre occurrences dans le catalogue de la Bibliothèque nationale de France, trois dans celui de la Bibliothèque nationale du Québec, deux dans celui de la Bibliothèque nationale du Canada, un dans celui de la Bibliothèque de la Ville de Montréal. La compétition est sans pitié : en 2002, Pierre Ballester a déjà publié Les plus belles lettres au Père Noël (Stock, Fondation pour l’enfance et La Poste). Est-ce à dire que celles-ci sont indépassables ?

Cela attristerait les personnages de bandes dessinées, qui rivalisent d’ingéniosité en matière d’épistolarité de fin d’année. Chez Jim Davis, la liste des demandes va de soi : «Je veux, Je veux, Je veux, Je veux, Je veux, Je veux, Je veux, Je veux, Je veux, Je veux», dicte l’impérieux Garfield au pauvre Jon, qui tape sa lettre à l’ordinateur. Dans «Peanuts», de Charles Schulz, les choses sont plus complexes. D’année en année, ses héros s’escriment pour composer la meilleure lettre, Lucy van Pelt ayant en ce domaine, comme dans tous les autres, des idées bien arrêtées. Quelle adlocution faut-il choisir pour «le gros homme avec la barbe blanche et le costume rouge» ? «Cher père, Cher ami, Chers monsieur et madame Noël» est trop lourd. «Mon cher M. Noël» ? Linus, qui sert alors de secrétaire à sa sœur, trouve cela «un peu solennel». Elle se rabat sur «Cher Papa», pour se faire répondre illico «Et pourquoi pas “Cher Grassouillet” ?». Ce sera finalement «Très cher Père Noël, j’ai été parfaite toute l’année.» Ce n’est pas plus simple dans la série «Philomène» : «“Salut Père Noël! Chez vous ça gaze ?” Non… trop familier.» Il est presque aussi difficile de s’adresser au maître des rennes qu’au pape.

Rassemblant en 1919 ses Billets du soir parus à Montréal dans le Devoir dans un recueil intitulé le Petit Monde, Louis Dupire est témoin d’une situation semblable. Toto, son filleul, lui présente «une feuille de papier, étoilée de pâtés d’encre, où sa grosse écriture, à peine différente des bâtons primitifs, avait inscrit ses desiderata». Il ne les destine cependant pas au «Bonhomme Noël», ce «bon vieux type de trappeur» canadien, mais à son alter ego anglophone, Santa Claus. Sous sa plume, celui-ci devient «meusieu Centa-Classe». «Peut faire mieux», décrète en substance le parrain francophile.

Le problème est sérieux, car le chat de Jim, la famille van Pelt, Philomène et le filleul de Louis Dupire sont loin d’être les seuls à vouloir entrer dans les bonnes grâces du Père Noël. Comment attirer son attention, quand on sait qu’en 2002, au bureau de poste de Nuuk, au Groenland, là où habiterait le seul vrai Père Noël, il a reçu 60 000 lettres et 200 000 courriels ? C’est sans compter ses autres adresses numériques — northpole.com, santaclaus.posti.fi, perenoelportable.ca, etc. — ni ses adresses boréales : «Père Noël, Pôle Nord, HOH HOH», «4e nuage à gauche dans le ciel, rue de l’univers magique au pays des rêves», «Pour le Père Noël, très loin dans le dernier pays» ou «3 rue du Renne qui éternue à Nébulostratosirofrigostellapolaris» (pour les trois derniers exemples, voir www.fondationlaposte.org). Postes Canada et le Musée canadien des civilisations ont trouvé une solution à ce problème : pour que les enfants du pays soient sûrs que le Père Noël s’intéresse à eux, ils sont invités, à tous les mois de décembre depuis 2002, à passer au musée et à s’associer à la rédaction de «La plus longue lettre jamais écrite au Père Noël». Son destinataire ne va sûrement pas louper cette lettre-là.

Sylvain Jouty présente la situation française en ces termes, dans la quatrième livraison de la lettre électronique Correspond@nce, en date du 13 décembre 2000 :

Dès 1962, la Poste prenait l’initiative de répondre aux quelques milliers de lettres alors expédiées au Père Noël. C’est la psychanalyste Françoise Dolto qui fut chargée de rédiger le message de la première carte-réponse. En 1967, c’était à près de 50 000 lettres qu’il fallut faire face, aussi la direction de la Poste décida d’arrêter cette coûteuse opération en 1968. L’indignation fut telle qu’il fallut la reprendre dès 1969 ! C’est le service Client-Courrier, installé à Libourne en Gironde, qui se charge de l’affaire, lui seul étant habilité à ouvrir le courrier. Il fait donc office de «Père Noël», recrutant pour l’occasion une petite armée de secrétaires : car aujourd’hui les lettres reçues dépassent le million, et ce nombre augmente chaque année.

Ce n’est pas rien, pour un Père Noël qui n’est peut-être pas le vrai.

L’importance de la lettre au Père Noël ne se mesure pas qu’avec des chiffres.

On la perçoit aussi dans le poids symbolique que lui confèrent ses signataires. L’agence France-Presse, en décembre 2004, est catégorique : «Il s’agit souvent de la toute première lettre d’un enfant, et c’est donc l’occasion pour ses parents de l’initier aux principes de la correspondance.» On discutera sans doute de l’existence de ces «principes», mais on ne saurait minimiser la place de ce type de lettres dans la formation épistolaire de chacun. Voilà la base de tout, puisque, pour le dire comme Pierre Popovic parlant en 1993 des lettres de Rimbaud, la correspondance est le lieu par excellence de la «voix demanderesse». Or qui dit lettre au Père Noël dit demande, prière, vœu.

On saisit peut-être mieux encore le rôle fondamental de la lettre de demande de cadeau quand on interroge le moteur de recherches spécialisé Google Scholar. Si on y tape, entre guillemets, les mots «letters to santa claus» (Google Scholar est moins polyglotte que le Père Noël), on découvrira que nombre de psychologues ont consacré de savantes études à la place de ce type d’écriture dans la construction de l’identité, notamment sexuelle, des enfants. Il est même devenu un outil de soutien psychologique auprès des jeunes en détresse qui sont traités à l’hôpital Sainte-Justine de Montréal ou qui sont confiés à la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) du gouvernement du Québec. Le quotidien la Presse de Montréal rapporte en effet, le 24 décembre 2005, qu’un psychoéducateur, Normand Brault, a eu un jour l’idée suivante : tout enfant relevant de la DPJ qui écrirait une lettre au Père Noël recevrait en retour un cadeau, offert par un inconnu. Cette inattendue initiative épistolaire a tenu : en 2005, 600 enfants ont vu leur vœu exaucé.

Le Père Noël ne s’y trompe donc pas, qui répond tout aussi bien électroniquement (courriels, textos, etc.) que concrètement aux sollicitations qu’on lui envoie, bien que ce soit plus facile dans Internet que par le bureau de poste : tout courriel a son adresse de retour, ce qui n’est pas toujours le cas des lettres manuscrites. Malheureusement, si l’on en croit le Dictionnaire du Père Noël de Grégoire Solotareff (Gallimard, 1991), «le roi des enfants» est parfois un peu négligent, calligraphiquement parlant. L’article «lettre» dit ceci : «si l’on reçoit une lettre rouge sur laquelle on ne peut pas lire un seul mot, c’est sûrement une lettre du Père Noël». C’est confirmé (et expliqué) à «signature» : «la signature du Père Noël est très compliquée pour qu’on ne puisse pas l’imiter». Pour qui ne souhaite pas être soumis à pareilles difficultés de lecture, il est dorénavant possible de discuter avec ce prestigieux destinataire par ordinateur interposé, avec la complicité du lutin Pixel, à www.parleauperenoel.com. Répond-il à tout ? Bien sûr : le Père Noël n’est pas une ordure.

(2006)

P.-S. — Exception qui confirme la règle : à Ottawa, en 2007, un lutin peu courtois répondait des grossièretés aux chères têtes blondes («Ta lettre est trop longue, pauvre merde», «Ta maman est nulle et ton papa est gai»). Les journaux s’en sont désolés, mais moins que la poste canadienne, obligée de suspendre temporairement les activités de son plus célèbre client.

(2011)

 

Références

Melançon, Benoît, «Le cabinet des curiosités épistolaires», Épistolaire. Revue de l’AIRE (Association interdisciplinaire de recherche sur l’épistolaire, Paris), 32, 2006, p. 235-237; repris, sous le titre «Cher Père Noël», dans Écrire au pape et au Père Noël. Cabinet de curiosités épistolaires, Montréal, Del Busso éditeur, 2011, p. 51-57. Sur les lettres au Père Noël.

Popovic, Pierre, «L’argent dans la lettre-vie d’Arthur Rimbaud», dans Benoît Melançon et Pierre Popovic (édit.), les Facultés des lettres. Recherches récentes sur l’épistolaire français et québécois, Montréal, Université de Montréal, Département d’études françaises, Centre universitaire pour la sociopoétique de l’épistolaire et des correspondances, février 1993, p. 95-117.

Écrire au pape et au Père Noël, 2011, couverture

Citations ponctuationnelles du jour, bis

Jacques Drillon, Traité de la ponctuation française, 1991, couverture

Le 2 novembre, l’Oreille tendue proposait quelques citations (empruntées) sur la ponctuation. Rebelote aujourd’hui, dont plusieurs en anglais. (L’Oreille remercie ses lecteurs pour leurs suggestions.)

Jo Nesbø, le Sauveur

«—C’est ça. Et tu es le bienvenu, frère.
Ce “frère” fut dit avec une légèreté infiniment naturelle, comme une ponctuation sous-entendue et donc à peine prononcée» (p. 84).

Explore

«Can I let you in on a secret? Typing two spaces after a period is totally, completely, utterly, and inarguably wrong

Jacques Drillon, Traité de la ponctuation française

«On en dit plus sur soi en plaçant une virgule qu’en racontant son enfance ou ses perversions sexuelles — fussent-elles exquises.»

@Kurt_Vonnegut

«Do not use semicolons. They are transvestite hermaphrodites representing absolutely nothing. All they do is show you’ve been to college

@MrJeg57

«Mes 4e sont contents: j’autorise les points d’exclamat° ou d’interrogat° redoublés. Or l’an dernier, ma collègue l’interdisait formellement.»

@dancohen

«Surely we should have foreseen the long decline of Yahoo! when they refused to get rid of the exclamation point

«Du populisme en littérature», le Monde, 17 mars 2012

«Il est frappant que la liste des meilleures ventes d’essais de Livres hebdo, le magazine de la librairie, soit infectée de points d’exclamation. C’est le signe de ponctuation des populistes. Stéphane Hessel, qui pourrait bien être un faux gentil et un vrai cabot, est l’auteur d’un Indignez-vous ! qui nous donne un ordre depuis un an en tête des ventes. Son titre à injonction est imité par : Jacques Attali, Candidats, répondez !; Christine Lewicki, J’arrête de râler !; Julien Lepers, Les Fautes de français ? Plus jamais !; Marcel Rufo, Tiens bon !

Et bien sûr, quand on examine le sens des titres, le populisme est confirmé. Pureté de la langue; comptes réclamés à l’élection. Ce fou de Péguy savait au moins une chose, que les phrases exclamatives n’ont pas nécessairement besoin de point d’exclamation. Elles en restent aussi imposantes, et perdent en répulsion. On pourrait m’objecter le point d’exclamation comique de Max Jacob, mais je ne crois pas que Max Jacob, son humour et sa grâce soient le genre des réalistes.»

Gertrude Stein (via @desrosiers_j)

«Exclamation marks have the same difficulty and also quotation marks, they are unnecessary, they are ugly, they spoil the line

Baudelaire, épreuves des Fleurs du mal

«enlevez donc cette maudite virgule»

Gertrude Stein, bis (via @desrosiers_j, bis)

«…anybody can know that a question is a question and so why add to it the question mark

Mme Charrier-Boblet, la Ponctuation enseignée par la pratique, 1855, couverture

Références

Drillon, Jacques, Traité de la ponctuation française, Paris, Gallimard, coll. «Tel», 177, 1991, 472 p.

Nesbø, Jo, le Sauveur. Une enquête de l’inspecteur Harry Hole, Paris, Gallimard, coll. «Folio policier», 552, 2012, 669 p. Traduction d’Alex Fouillet. Édition originale : 2005.

Se souvenir du Printemps érable

Collectif, Je me souviendrai, 2012, couverture

[Troisième texte d’une série sur les livres du Printemps érable. Pour une liste de ces textes, voyez ici.]

Je me souviendrai est un recueil collectif sur les grèves étudiantes de 2012 au Québec. Par sa perspective, il est plus proche d’Année rouge, le recueil de notes de Nicolas Langelier, que de Terre des cons, le roman de Patrick Nicol. Les auteurs retenus, souvent des acteurs du «Printemps érable», livrent leurs impressions immédiates, sans guère de recul. L’ouvrage a valeur de témoignage plus que d’interprétation, ce qui est un choix parfaitement légitime et qui s’explique par des raisons bien concrètes (les derniers textes retenus datent de juin 2012, à une époque où les grèves n’étaient pas terminées, et le livre a paru en août).

Que trouve-t-on dans Je me souviendrai ? Des citations (de Thoreau, de Gide, de Chomsky, de Malcolm X), des photos, des dessins, des bandes dessinées, des poèmes et des textes en prose, un «story-board», des articles de presse (de Stéphane Laporte, de Normand Baillargeon). La couleur dominante ? Le rouge. Les têtes de Turc ? Elles sont prévisibles : le premier ministre de l’époque, Jean Charest, «l’oligarche [sic] libéral» (p. 165); sa ministre de l’Éducation, Line Beauchamp (loin devant ses collègues du cabinet Michelle Courchesne et Raymond Bachand); les policiers; les médias; le «néolibéralisme», cet épouvantail du jour; Richard Martineau (un chouïa). Les lieux couverts ? Montréal et Québec; peu d’ouverture sur des luttes semblables à celle des étudiants québécois ailleurs dans le monde, ce qui étonne d’un livre édité en France (mais imprimé au Québec).

La plus grande variété règne dans ce florilège : c’est ce qui arrive quand on regroupe plus de soixante collaborateurs et qu’on suit chronologiquement ce qui s’est passé de décembre 2010 à juin 2012. À côté d’une très subtile bande dessinée de Djanice Saint-Hilaire («Terreur», p. 49-51), d’un récit de duel par téléphones «intelligents» interposés chez Simon Brousseau («N’a plus sommeil qui veut», p. 90-91) ou des illustrations de Jeik Dion (sans titre, p. 216 et p. 225), on lira donc les éructations de Jackie San («J’m’en sacre du titre de celui-là», p. 109-111) ou les plaintes au premier degré d’Antoine Corriveau (sans titre, p. 139-149 et p. 186-199). Les gros mots et les insultes ne manquent pas : «pour kicker la tête d’un dirigeant, faudrait d’abord que j’trouve le rectum dans lequel ladite tête est logée» (Adib Alkhalidey, «Moi j’suis un plus meilleur révolutionnaire», p. 219); «Je crie Oh Jean Charest / Ostie que tu me fais chier !» (Marie-Ève Muller, «Bouilloire», p. 227).

Peu de contributions laissent une impression durable : collées sur les évènements, elles permettent parfois de saisir des émotions fortes, mais leurs auteurs arrivent rarement à aller au-delà de cette sensation, l’«écœurantite» (p. 122 et p. 147), dans laquelle ils sont encore immergés. Certains sont pessimistes, d’autres moins (par exemple Samuel Matteau ou Laure Waridel). Des interrogations ? Oui. Des dissidences ? Non. Tous sont du même bord.

L’analyse est un plat qui se mange froid.

P.-S. — Sous la plume d’un professeur de sociologie montréalais, l’Oreille tendue découvre l’existence de «personnes racisées» (p. 242). Elle se demande, non sans une légère crainte, si elle en fréquente.

P.-P.-S. — Publier dans l’urgence ? Le lecteur en paie le prix : au moins une trentaine de fautes ou de coquilles.

 

Références

Collectif, Je me souviendrai. 2012. Mouvement social au Québec, Antony, La boîte à bulles, coll. «Contrecœur», 2012, 246 p. Ill.

Langelier, Nicolas, Année rouge. Notes en vue d’un récit personnel de la contestation sociale au Québec en 2012, Montréal, Atelier 10, coll. «Documents», 02, 2012, 100 p. Ill.

Nicol, Patrick, Terre des cons. Roman, Montréal, La mèche, 2012, 97 p.

Suivre le Printemps érable

Nicolas Langelier, Année rouge, 2012, couverture

[Deuxième texte d’une série sur les livres du Printemps érable. Pour une liste de ces textes, voyez ici.]

Atelier 10 lançait hier le deuxième titre de sa collection «Documents», Année rouge. Notes en vue d’un récit personnel de la contestation sociale au Québec en 2012, de Nicolas Langelier.

Le sous-titre décrit parfaitement l’ouvrage. S’y croisent des citations (de la Presse canadienne, de la Presse, du Devoir), des allusions de l’auteur à sa vie (amis, amours, vie professionnelle, vieillissement), des réflexions sur les grèves étudiantes de 2012, dans le contexte local, mais pas seulement (mouvement Occupy, l’Espagne, la Grèce, etc.), des listes, des bouts de conversation, etc. Ce sont en effet des «notes», des fragments, pas un essai démonstratif ni une étude.

On y trouve néanmoins des éléments qui scandent le texte. Nicolas Langelier a traversé le «Printemps québécois» — qu’il vaudrait mieux qualifier de «Printemps montréalais» selon lui — en lisant un auteur latin du IIe siècle, Marc Aurèle, en étant habité d’une constante «rage» — le mot est partout — et en étant sensible à ce qui se produisait le 22 de chaque mois — où en était-on d’une manifestation, puis d’une commémoration à l’autre ?

Langelier ne s’en cache pas : il était du côté des «carrés rouges», ces «enfants d’une ère dépolitisée» dont il fait lui-même partie. Il partageait leur «rage» et leurs idéaux. Il a pourtant rapidement prévu leur échec, du moins dans l’immédiat. Pourquoi ? Lui qui se définirait probablement comme un pragmatiste ne voit pas comment les manifestants auraient pu passer de la revendication à des actions inscrites dans la durée : «les manifestations ont vraiment atteint la fin de leur durée de vie utile : elles ne sont plus qu’une perte de temps et d’énergie»; «Il est difficile de ne pas avoir un sentiment doux-amer : malgré les moments extraordinaires, la révolution n’a pas eu lieu»; «Les changements ne viendront jamais d’une série de manifestations.» La période aura donc été «extraordinaire», mais aura-t-elle des suites ?

On pourra trouver que l’auteur se fait la part belle dans cette série d’instantanés au je, à la fois dans le récit de sa vie durant la dernière année — lui et une comédienne faisant l’amour, ils sont «Intenses comme GND» — et dans la conscience qu’il aurait eue très tôt de l’issue prévisible du mouvement de contestation lancé par les étudiants, ce «grand démantibulage progressif». Peu importe : c’est la loi du genre de l’autoportrait (fractionné). Dans le même temps, il serait le premier à se reconnaître une part de légèreté, voire d’inconséquence («C’est le genre de question que je me pose assis chez moi devant un écran quelconque, à ne rien faire de vraiment plus utile»).

De son livre, on retiendra plutôt deux aspects, étonnants l’un et l’autre, mais pas pour les mêmes raisons.

Langelier, qui vomit l’ancien premier ministre du Québec («Je ne me souviens pas d’avoir détesté quelqu’un autant que je déteste en ce moment Jean Charest»), ne semble guère se reconnaître dans les principes, notamment identitaires, du Parti québécois, l’autre grand parti politique québécois, et il prend la peine de rappeler les hauts faits d’armes, à une époque, du Parti libéral du Québec. De même, il recueille les propos de membres de la Commission-Jeunesse de ce parti, eux qui sont si éloignés, du moins en apparence, de ses valeurs. Ils n’ont certes pas la «rage» qui le caractérise, mais il ne traite jamais avec mépris ces «jeunes socialement ambitieux et engagés». Voilà un point de vue singulier, comme si un héritage avait été dilapidé, celui d’un parti «jadis si fier et noble».

En revanche, l’approche retenue par Langelier ne lui permet guère de donner un sens nouveau à ce qui s’est passé au Québec depuis le début de 2012. Sa prose multiplie images et sensations («Nous détestons beaucoup de choses, en ce printemps 2012, mais nous nous aimons tous beaucoup»), mais elle reste largement insensible aux thèses et aux mots du Printemps. Contrairement à ce que fait le romancier Patrick Nicol, Langelier ne met pas en lumière le dévoiement de la langue, privée et publique, dans lequel la société québécoise baigne depuis des mois. Il fait entendre quelques slogans (mais rien sur les pancartes), il rappelle que le gouvernement «odieux» de Jean Charest martelait le double argument selon lequel les étudiants devaient payer leur «juste part» et qu’il ne fallait pas céder à «la rue», il évoque les lettres ouvertes des journaux sans donner à lire leur contenu, il relève l’apparition de l’expression «angoisse fiscale». C’est peu, quand on pense aux flots de mots de cette «étrange année», et rarement développé.

Pour l’essentiel, Patrick Nicol parle de la «contestation sociale» de l’extérieur, en se demandant comment dire cette chose inouïe, des dizaines de milliers de jeunes en grève, pendant des mois. Nicolas Langelier reste à l’intérieur de la crise, fasciné par elle, collé à ses représentations, notamment médiatiques. Est-ce pour cela que le second est plus désespéré que le premier ?

 

[Complément du 24 novembre 2012]

L’Oreille tendue a lu Année rouge en numérique (format ePub). C’est en recevant le livre papier qu’elle a découvert qu’il est illustré…

 

Références

Langelier, Nicolas, Année rouge. Notes en vue d’un récit personnel de la contestation sociale au Québec en 2012, Montréal, Atelier 10, coll. «Documents», 02, 2012, 100 p. Ill.

Nicol, Patrick, Terre des cons. Roman, Montréal, La mèche, 2012, 97 p.