Enquête diderotienne

Denis Diderot, timbre commémoratif

[Ô Lecteur, sache que la longue entrée qui suit est surtout destinée aux amateurs de littérature française du XVIIIe siècle et d’érudition. Tu auras été prévenu.]

Le 27 octobre 2011, le site HistoBook, sous la signature de Pierre-Olivier (sans nom de famille), publiait un texte intitulé «[Inédit] Diderot répond à un lecteur mécontent de l’Encyclopédie, 1757».

Première constatation : le texte de la lettre — les mots de Diderot —, cela n’est pas inédit. On trouve ce texte dans le deuxième volume de l’édition Roth de la Correspondance de Diderot (1956, p. 26-27), de même que dans le cinquième volume de l’édition Versini des Œuvres (1997, p. 70-71). Il est commenté par de nombreux spécialistes et biographes, par exemple Arthur M. Wilson (1985, p. 236-237).

Il faut pourtant aller au-delà de cette première constatation.

Pour Roth et pour Versini, cette lettre est destinée au médecin genevois Théodore Tronchin. Pour HistoBook, il s’agirait plutôt de Jacques François De Luc. On suppose — le site ne le dit pas — qu’il s’agit de l’auteur des Remarques sur le Paragraphe de l’article Genève dans l’Encyclopédie qui traite de la Comédie et des Comédiens (1758). La lettre de Diderot a été annotée. Ce serait par le petit-fils de ce Jacques François De Luc («Je suppose que cette lettre a été adressée à mon grand-père Jacques François De Luc»); le site ne donne pas le nom de ce petit-fils. (Il est brièvement question de l’auteur des Remarques chez Henri Gouhier, dans Rousseau et Voltaire, p. 134-135.)

Compliquons un peu les choses, cette fois-ci sur le plan des archives. Laurent Versini se contente de dire que «les lettres à Tronchin [sont] à la bibliothèque de Genève» (p. XVIII). Georges Roth présente les choses plus précisément, et démontre dans le même temps que le texte n’est pas inédit : «Sources : Orig. autogr. Bibliothèque de Genève, Archives Tronchin, vol. 167 fol. 325; publiée (avec des altérations) dans La Réformation au XIXe siècle, Genève, 1845, I, 195; et, d’après l’original, par A. Delattre, Correspondance de Voltaire avec les Tronchin, 1950, Lettre 296, Paris)» (p. 26 n. 1). Dans HistoBook, on lit : «Ce document provient de la collection Claude Roulet. Merci de mentionner histobook.fr en cas de publication.» Rien n’est dit de cette collection.

Une dernière observation, histoire de ne pas faire plus simple. Sur le site d’HistoBook, la lettre de Diderot est reproduite en mode image et son texte est transcrit. On peut donc la comparer avec les versions publiées. Si on laisse de côté les choix éditoriaux des uns et des autres — ponctuation normalisée ou conservée en l’état, orthographe modernisée ou pas, etc. —, qu’en est-il des différences entre les textes ?

HistoBook a fait quelques erreurs de transcription. Il faut «du premier mérite» et pas «de premier mérite», et «au lieu» en place de «au lien». Roth et Versini ont «Je n’ai aucune part à l’article Genève. Je n’y entre pour rien, ni comme auteur, ni comme éditeur»; HistoBook donne «Je n’ai aucune part à l’article Genève. Je n’y entre complètement rien, ni comme auteur, ni comme éditeur.» C’est une faute de transcription (on a mis «complètement» au lieu de «pr», l’abréviation de «pour»). De même, Diderot n’écrit pas «de la multitude», mais «ds [dans] la multitude». Il manque le «y» dans «ce que vous y trouverez d’obligeant et de vrai».

À certains moments, les versions de Roth et Versini, et d’HistoBook diffèrent. On lit chez Roth et Versini «J’espère que des hommes aussi équitables dans leurs jugements et aussi modérés dans leurs procédés, auront égard à cette différence, et n’attacheront pas une idée défavorable, un sens odieux à un mot inconsidéré»; HistoBook a une virgule à place du premier «et», ce qui est fidèle à la reproduction en mode image. Deux verbes ne sont pas conjugués au même temps : «trouvez» (Roth, Versini) / «trouverez» (HistoBook); «auroi», donc «aurai» (Roth, Versini) / «aurois» (HistoBook). HistoBook contient «des gens d’honneur», là où les autres éditeurs proposent «les gens d’honneur». Diderot met le verbe «croire» à la troisième personne au lieu de la première («moi […] qui en croit»); Roth et Versini le corrigent.

Récapitulons. À quelques détails près, deux lettres identiques; deux lieux de conservation potentiels; un destinataire sur lequel on ne s’entend pas.

Qui voudrait mener l’enquête sur cette lettre devrait se poser un certain nombre de questions.

Il faudrait faire une visite à la bibliothèque de Genève. L’«original autographe» dont parle Georges Roth y est-il ? Sinon, où est-il passé ? Si oui, la transcription des éditeurs de la Correspondance et des Œuvres est-elle fiable ? La question se pose. En 1970, Jean-Daniel Candaux, qui travaillait alors sur des documents de François Tronchin, non de Théodore, écrivait ceci :

L’intérêt des pièces contenues dans ce dossier n’a pas échappé aux spécialistes de Diderot : M. Georges Roth a transcrit toutes celles dont Diderot était l’auteur ou qui lui étaient adressées. Il les a insérées ensuite dans son édition de la Correspondance, non sans commettre à plusieurs reprises de fâcheuses erreurs d’identification, de datation et de lecture (p. 14).

Il faudrait ensuite découvrir ce que c’est que cette «collection Claude Roulet», notamment pour comprendre comment la lettre du 30 décembre 1757 y a abouti.

Une fois menées ces deux opérations, il serait possible de comparer les deux autographes — si tant est qu’il y en ait deux.

On pourrait alors reprendre sur de nouvelles bases la discussion sur le destinataire de la lettre : Tronchin ou De Luc ? Il n’est d’ailleurs pas du tout impossible qu’il y ait deux lettres (quasi identiques) pour deux destinataires. Diderot a pratiqué la chose, pour Grimm et Sophie Volland, par exemple.

Bref, il y a de quoi mettre un limier sur l’affaire, afin de démêler ce qui est inédit de ce qui ne l’est pas. Ce ne sera pas l’Oreille tendue. Quelqu’un est preneur ?

P.-S. — Confession : sur Twitter, le lien vers le site d’HistoBook et sa lettre «inédite» a beaucoup circulé, y compris par le compte de l’Oreille tendue. Celle-ci aurait peut-être eu intérêt à attendre.

 

[Complément du 13 décembre 2011]

Un nouvel article du site HistoBook revient sur cette lettre le 12 décembre 2011.

 

[Complément du 28 septembre 2012]

Les divers échanges autour de cette entrée du blogue ont mené à la rédaction d’un court article par l’Oreille tendue :

Melançon, Benoît, «Diderot, Tronchin et Internet», Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, 47, 2012, p. 325-330. https://doi.org/10.4000/rde.4955

 

[Complément du 24 novembre 2012]

Selon les résultats d’une étude publiée en novembre 2012, un très grand nombre de tweets contenant un lien sont retweetés sans que le retweeteur ait cliqué sur le lien, donc sans avoir pris connaissance de son contenu…

 

Références

Candaux, Jean-Daniel, «Le manuscrit 180 des Archives Tronchin : inventaire critique et compléments à la correspondance de Diderot», Dix-huitième siècle, 2, 1970, p. 13-32.

Diderot, Denis, Correspondance, Paris, Éditions de Minuit, 1955-1970, 16 vol. Éditée par Georges Roth, puis par Jean Varloot.

Diderot, Denis, Œuvres. Tome V. Correspondance, Paris, Robert Laffont, coll. «Bouquins», 1997, xxi/1468 p. Édition établie par Laurent Versini.

Gouhier, Henri, Rousseau et Voltaire. Portraits dans deux miroirs, Paris, Vrin, coll. «Bibliothèque d’histoire de la philosophie», 1983, 480 p.

Wilson, Arthur M., Diderot. Sa vie et son œuvre, Paris, Laffont-Ramsay, coll. «Bouquins», 1985, 810 p. Traduction de Gilles Chahine, Annette Lorenceau et Anne Villelaur. Édition originale : 1957 et 1972.

La langue des machines

Walter Isaacson, Steve Jobs, 2011, couverture

L’Oreille tendue est en train de lire la biographie de Steve Jobs par Walter Isaacson (2011). Deux portraits y sont contrastés, et frappants par leur rapport aux machines.

Daniel Kottke, le meilleur ami de Jobs du temps où il étudiait (ce mot n’est probablement pas le meilleur) à Reed College, «was smart but low-octane». Malin («smart»), quoi, mais pas intense («low-octane»).

Robert Friedland, en revanche, projetait «a high-wattage aura». Il n’était peut-être pas plus allumé que Kottke, mais il en donnait l’impression.

Pour l’un, c’est affaire d’électricité («watt»). Pour l’autre, d’automobile, donc d’essence («octane») — littéralement et dans tous les sens.

P.-S. — Même registre électrique pour Jobs lui-même et sa «tendency to resemble high-voltage alternating current». Autrement dit, on ne savait jamais quand il allait péter les plombs.

 

Référence

Isaacson, Walter, Steve Jobs, New York, Simon & Schuster, 2011. Édition numérique.

Amazon et la propriété intellectuelle

L’Oreille tendue, à la demande de son éditeur numérique, a récemment créé sa page d’auteur sur Amazon.com.

Première constatation, légèrement embêtante : une page créée sur Amazon.com n’est visible que sur Amazon.com. Pour être présent sur Amazon.fr ou Amazon.co.uk, il faut reprendre l’opération à zéro sur chacun des sites. On aurait aimé qu’en 2011 les frontières nationales soient moins étanches.

Deuxième constatation, beaucoup plus embêtante. L’Oreille tendue n’est plus de la toute première jeunesse, c’est vrai, mais elle n’a publié aucun livre avant 1923. Or, selon Amazon.com, entre autres sites nationaux, son Diderot épistolier de 1996 serait dans le domaine public, car, justement, il aurait paru avant 1923.

C’est du moins ce que prétend Nabu Press, qui vend le livre pour 30,21 $ US, en le présentant ainsi :

This is a reproduction of a book published before 1923. This book may have occasional imperfections such as missing or blurred pages, poor pictures, errant marks, etc. that were either part of the original artifact, or were introduced by the scanning process. We believe this work is culturally important, and despite the imperfections, have elected to bring it back into print as part of our continuing commitment to the preservation of printed works worldwide. We appreciate your understanding of the imperfections in the preservation process, and hope you enjoy this valuable book.

L’Oreille se réjouit de savoir que son livre est «culturally important», mais elle s’inquiète néanmoins de pareil détournement de la propriété intellectuelle. Les droits de Diderot épistolier n’appartiennent pas à Nabu Press, mais aux Éditions Fides, lesquelles n’ont évidemment pas donné leur accord à pareille reprise.

Amazon.com, qui a un service en charge du «Copyright Infringement», a bien sûr été prévenu. L’Oreille et son éditeur attendent toujours une réponse, 23 jours plus tard, malgré un accusé de réponse généré automatiquement : «We will investigate this request shortly and get back to you with an update within 3 days

Une remarque pour terminer.

D’où peut venir le texte numérisé, avec ses «occasional imperfections», qui sert à cette «édition» (à défaut de meilleur terme) ? Sans aller jusqu’à en mettre sa main au feu, l’Oreille parierait que la source est Internet Archive, qui est, contrairement à Nabu Press, une entreprise à but non lucratif. Voilà qui serait bien ironique.

P.-S. — La couverture inventée pour ce Diderot épistolier — nuages sur neiges éternelles — laisse rêveur.

 

[Complément du 6 novembre 2011]

L’Oreille tendue a demandé à Amazon.com de retirer deux titres de la liste de ceux qu’on lui attribue : ce Diderot épistolier, pour les raisons exposées plus haut, et Réaliser un film en animation 3D, dont il n’est pas l’auteur (il y a plus d’un Benoît Melançon [mais une seule Oreille tendue]). Amazon.com a refusé : «At this time we cannot accept the following suggestions» (courriel du 4 novembre). Merci, Amazon.com.

Benoît Melançon, Diderot épistolier, 1996, couverture

Ça ne s’invente pas (car c’est déjà inventé)

Erin McKean suit de très près l’évolution de la langue anglaise. Elle a exposé ses positions lexicographiques dans le cadre d’une conférence présentée par TED; l’Oreille tendue en a parlé ici. Elle dirige un dictionnaire en ligne, Wordnik. Et elle publie des livres.

Aftercrimes, Geoslavery, and Thermogeddon (2011) recense et définit quelques dizaines de néologismes (en anglais), beaucoup venus du monde des sciences. Des exemples ?

«Displace fallacy» : l’idée fausse selon laquelle une nouvelle technologie (le livrel) remplace les anciennes (le livre).

«E-mail apnea» : le fait de ne (presque) plus respirer (temporairement) quand on est absorbé par ses courriels. (On doit l’expression à Linda Stone.)

«Thanatourism» : forme de tourisme à destination de lieux associés à la souffrance et à la mort, particulièrement à la mort violente.

C’est réjouissant d’inventivité.

 

[Complément du 22 octobre 2011]

On peut facilement imaginer le plaisir qu’aurait Erin McKean devant tel mot-valise d’un tweet publié hier par @dancohen, qui l’emprunte lui-même à @ncschistory : «“Scannabago” [Scan / Numérisation + Winnebago / Autocaravane] = mobile scanning unit to digitize local materials.»

 

[Complément du 30 janvier 2012]

Au lieu de thanatourism, on peut aussi dire dark tourism. L’expression est chez Julien Blanc-Gras dans Touriste (2011, p. 43). On y découvre également le tourisme chez les pauvres, le poorism (p. 115).

 

[Complément du 26 juin 2012]

La Libre Belgique, elle, parle de nécrotourisme.

 

[Complément du 31 juillet 2013]

Une catastrophe ferroviaire fait 45 morts à Lac Mégantic. Quelques semaines plus tard, @rdimatin parle du «tourisme de catastrophe» qui se pratique dans cette petite ville du Québec.

 

[Complément du 31 décembre 2015]

Dans la neuvième livraison de l’émission The New Yorker Radio Hour, datée du 18 décembre 2015, David Remnick évoque le «crisis tourism».

 

Références

Blanc-Gras, Julien, Touriste, Vauvert, Au diable vauvert, 2011, 259 p.

McKean, Erin, Aftercrimes, Geoslavery, and Thermogeddon. Thought-Provoking Words from a Lexicographer’s Notebook, New York, TED Conferences, LLC, 2011. Édition numérique.

Vraiment ?

L’Oreille tendue n’hésite pas à avoir recours au Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française. Elle y trouve généralement des réponses précises à ses questions. Elle n’est pas toujours d’accord avec ces réponses, mais, au moins, les choses sont claires.

Puis, un jour, des sources conjugales proches attirent son attention sur la définition suivante :

Se dit des emballages munis d’un trou ou d’une fente permettant de suspendre les articles aux broches d’un panneau de présentation.

Quel est le mot ainsi défini, dont le «quasi-synonyme» serait «brochable» et qui vient de «l’anglais pegboard désignant le panneau de présentation permettant l’accrochage des objets» ? Pegboardable.

Subitement, l’Oreille a une petite crainte. Pegboardable ? Vraiment ?

P.-S. — Pendant que nous y sommes : ça se prononce comment ?

 

[Complément du 14 juillet 2014]

La question se pose maintenant en France, écrit Loïc Depecker en 2013 : «Cet exercice d’adaptation du français n’est pas sans risque. Ainsi du terme peg-board, en cours de traduction : “présentoir garni de supports pour accrocher des articles”. La traduction proposée pour l’instant est celle de panneau d’accrochage. Soit. Mais comment traduire peg-boardable (“se dit des articles dont le conditionnement permet la présentation sur un panneau d’accrochage”). Faut-il préférer accrochable, panneautable, autre chose ? C’est là qu’on aperçoit les changements qui sont en cours dans le français d’aujourd’hui. Des termes apparaissent, qu’on n’aurait pas cru devoir être créés en français. Comment faire panneautable, si on n’a pas panneauter ? À moins que panneauter existe quelque part dans une entreprise ou dans l’esprit d’un grand penseur ! C’est là une autre affaire !» (p. 58).

 

Référence

Depecker, Loïc, «Le français est-il une langue moderne ?», dans François Gaudin (édit.), la Rumeur des mots, Rouen, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2013, p. 43-60.