Précautions oratoires

Vous allez dire une chose qu’on pourrait vous reprocher, ou vous venez de la dire, mais vous souhaitez aller au-devant de la critique, atténuer vos propos, éviter de passer pour trop critique, vous la jouer ironique. Comment faire ? En utilisant l’expression On jase ou, mieux, On jase, là avant ou après la déclaration portant potentiellement à différend.

Avant : Stéphane Baillargeon, du Devoir, se prépare à tenir des propos peu amènes sur une animatrice de télévision québécoise. Le titre de son article : «On jase, là…» (30 mai 2011, p. B7). Autre exemple, s’agissant de sport : «C’est lundi, on jase…» (la Presse, 6 juin 2011, cahier Sports, p. 7).

Après : Marie-France Bazzo (@MFBazzo), une autre animatrice de télévision, entre autres activités professionnelles, commente un nouveau projet montréalais sur Twitter le 26 mai : «La plage ds le VieuxPort de Mtl, c’est moi, ou c’est comme s’extasier sur les rideaux quand la maison tombe en ruine? #OnJase.»

Double précision lexicale.

Jaser : le verbe, au Québec, signifie simplement parler, converser; il n’a pas de connotation négative. Pourtant, dans l’usage particulier évoqué ici, on entend bien quelque chose qui évoque une des définitions du Petit Robert du verbe jaser, la plus commune en France : « Faire des commentaires plus ou moins désobligeants et médisants» (édition numérique de 2010).

: la fréquence de son emploi, parfois redoublé, est une des caractéristiques du français parlé au Québec. Exemples et .

P.-S. — L’expression On jase est populaire sur Twitter, où le mot-clic (hashtag) #OnJase est d’utilisation courante.

 

[Complément du 22 septembre 2012]

Eurêka ! (À retardement.) On jase n’est-il pas l’équivalent de «Just sayin’» ?

 

[Complément du 16 novembre 2012]

Eurêka ! (À retardement bis.) On jase n’est-il pas l’équivalent de Je dis ça, je dis rien ? Exemple venu de Twitter : «Stéphane Gatignon cesse sa grève de la faim le jour du beaujolais nouveau. Je dis ça, je dis rien.»

 

[Complément du 10 novembre 2018]

En formule condensée : «jdcjdr».

Du jeu comme mode de vie

Quiconque suit l’excellente émission Place de la toile de France Culture a déjà entendu le mot gamification dans la bouche de son animateur, Xavier de la Porte (@xporte).

Gamification ?

Fabien Deglise (@fabiendeglise), dans le Devoir, parle de ludification (la traduction est bienvenue). Il s’agit de «l’art de transformer tout et rien en jeu», de l’assassinat d’Oussama ben Laden au viol dont est accusé Dominique Strauss-Kahn, cela afin «d’appréhender le complexe d’une époque en mutation». Ce phénomène répondrait «à la dictature de la mise à jour» et au «présentisme» — «l’incapacité à appréhender autre chose que l’instant présent, sans vision du futur ni perspective historique» — des réseaux sociaux (21-22 mai 2011, p. D4). À lire.

Des cossins au bord du chemin

Brève explication de texte du tweet suivant, signé @crapules et relayé par @NathalieNassif : «Le sénat est comme devenu un grenier de cossins qui ne servent plus à rien mais qu’on [n’]ose pas mettre au chemin.»

«Le sénat» ? Il s’agit de la chambre haute du parlement canadien, dont les membres, par exemple l’ex-entraîneur de hockey Jacques Demers, ci-devant (?) analphabète, sont nommés par le gouvernement en poste. Synonyme, à tort ou à raison, de sinécure.

«Comme» ? Sous l’influence de l’anglais (like), grand euphémiseur tout usage.

«Cossins» ? Définition de notre Dictionnaire québécois instantané (2004) :

Ça ne vaut pas grand-chose, mais il y en a généralement beaucoup. «Les cossins de madame Marois» (la Presse, 31 mars 2001). «Pour en finir avec les cossins…» (la Presse, 24 décembre 2001) «Divins cossins» (le Devoir, 20 juin 2003).

«Mettre au chemin» ? Voilà qui est plus rare : sortir les ordures. Cet archaïsme n’a pas la fortune de «comme» ou de «cossins».

La preuve est faite une fois de plus : on peut dire beaucoup de choses en moins de 140 caractères.

 

[Complément du 26 mai 2015]

Des exemples de (mettre) au chemin en littérature ? Évidemment.

«Elle ne cessait de rapporter des trésors qu’elle trouvait au chemin pour les retaper dans sa chambre» (Chanson française, p. 85).

«Fatiguées, les tantes me mirent au chemin dans une chaise pliante un vendredi matin» (Parents et amis sont invités à y assister, p. 174).

«Il a enterré ses armes dans la cour (il ne pouvait quand même pas les mettre au chemin le jour des vidanges)» (le Feu de mon père, p. 59).

 

[Complément du 3 juillet 2017]

Il y a plus radical, par exemple chez le Sébastien La Rocque du roman Un parc pour les vivants (2017) : «Son nouvel aspirateur, un Bissell DigiPro à capteur numérique qui règle automatiquement la puissance d’aspiration, se révèle une pure merveille. Pourquoi avoir attendu si longtemps avant de se débarrasser du vieil engin de maman et de le foutre au chemin ?» (p. 36)

 

[Complément du 2 avril 2023]

Vu aujourd’hui, dans le cadre de l’excellente exposition «Hochelaga. Montréal en mutation», de Joannie Lafrenière, au Musée McCord Steward, ce texte, au sujet d’un des personnages de l’exposition, Diane, la serveuse. On y voit que les «cossins» peuvent être «de seconde main» («usagés»).

Cartouche, exposition «Hochelaga. Montréal en mutation», de Joannie Lafrenière, Musée McCord Steward, Montréal, 2 avril 2023

 

Références

Bouchard, Hervé, Parents et amis sont invités à y assister. Drame en quatre tableaux avec six récits au centre, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 14, 2014, 238 p.

Delisle, Michael, le Feu de mon père. Récit, Montréal, Boréal, 2014, 121 p.

La Rocque, Sébastien, Un parc pour les vivants. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2017, 167 p.

Létourneau, Sophie, Chanson française. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 70, 2013, 178 p.

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture

Autopromotion 006

Benoît Melançon, Bangkok, 2009, couverture

L’Oreille tendue ne fait pas que tenir blogue; il lui arrive aussi de publier des livres. C’est dans le menu de droite, sous «Lire en numérique» et sous «Lire sur papier».

En matière de numérique, il y a du nouveau.

Bangkok. Notes de voyage a été publié, sur papier, par Del Busso éditeur en 2009, puis repris, en numérique, par Del Busso éditeur et Numerik:)ivres en 2011. Il s’agit d’un de ces livres dont on dit parfois que la version numérique est «homothétique» (voir, sur ce mot et ce qu’il cache, le commentaire de François Bon ici).

Ces jours-ci, un projet d’une autre nature : une réédition numérique augmentée de Sevigne@Internet. Remarques sur le courrier électronique et la lettre. D’abord paru, sur papier, en 1996 dans la collection des «Grandes conférences» des Éditions Fides, le texte ressort chez Del Busso éditeur et Numerik:)ivres, accompagné d’une postface inédite, «Quinze ans plus tard». Sa particularité ? Pas de papier : que du numérique. Le pas est franchi.

 

[Complément du 17 septembre 2011]

On peut entendre un passage de la postface inédite, lu par l’auteur, en cliquant sur le bouton ci-dessous.

Sound Icon / Icône du son

Monsieur Bricole s’interroge

L’Oreille tendue aime assez bricoler; elle a écrit un livre sur un mythe sportif québécois : elle ne peut donc qu’être sensible au cliché du mythe à boulons.

«Oubliez les quatre murs du CLSC et le règne du “chacun dans sa cour”, la région de Beauport déboulonne tous les mythes qui collent à notre système de santé» (le Devoir, 4 juin 2001).

«Permettez que l’on déboulonne le mythe des méga et gigahertz en lieu et titre des statues de Lénine» (le Devoir, 4 septembre 2001).

«Vidéo : les mythes alimentaires déboulonnés» (la Presse, 14 mai 2011, cahier Gourmand, p. 4).

Si les mythes sont déboulonnés, c’est nécessairement qu’ils ont été préalablement boulonnés. Question : (dé)boulonneur de mythe, c’est un métier ?

P.-S. — Le mythe peut aussi se dégonfler : «Breton dégonflera le mythe du déficit zéro» (le Devoir, 26-27 avril 2003). (Dé)gonfleur de mythe ? Que de questions sans réponse !

 

[Complément du 2 décembre 2012]

On pourrait aussi être (dé)gonfleur d’épouvantails : «Le politologue Stéphane Paquin, à son tour, dégonfle certains épouvantails liés à la mondialisation» (le Devoir, 1er-2 décembre 2012, p. F7).

 

[Complément du 4 septembre 2014]

Le stéréotype, fût-il sexuel, est aussi boulonné : «Élise Gravel déboulonne les stéréotypes sexuels dans son nouveau livre jeunesse» (@LibrairieMonet).

 

[Complément du 17 décembre 2014]

On peut aussi, semble-t-il, (dé)boulonner des tabous (@eli_B), des idées reçues (la Presse, 23 janvier 2013, cahier Affaires, p. 7), des clichés (@plusonlit) et des perceptions (le Devoir, 10-11 novembre 2012, p. A12).

Tant de boulons, si peu de clés.

 

[Complément du 16 janvier 2015]

Les mensonges auraient aussi des boulons.

 

[Complément du 4 octobre 2015]

Les règles seraient encore équipées de boulons : «La fameuse règle du 70 % déboulonnée» (la Presse+, 4 octobre 2015).

 

[Complément du 11 janvier 2016]

On ne se le dit pas assez : le préjugé itou est boulonné.

 

[Complément du 28 janvier 2016]

Le mariage aussi aurait des boulons.

 

[Complément du 21 février 2016]

Le cinéaste québécois Claude Jutra, trente ans après sa mort, est accusé de pédophilie. Interrogation dans la Presse+ du 19 février : «Peut-on déboulonner Claude Jutra sans déboulonner tout ce qu’il a touché ?» Il serait donc possible de déboulonner une personne / un personnage historique, voire «tout ce qu’il a touché». Ça commence à faire beaucoup.

 

[Complément du 3 juillet 2016]

Il y aurait des métaphores gonflées : «Économiste contestataire, Ianik Marcil dégonfle les métaphores trompeuses de ses confrères» (le Devoir, 2-3 juillet 2016, p. E8).

 

[Complément du 29 juillet 2016]

La légende a-t-elle des boulons ? Oui, selon Ian Manook (les Temps sauvages. Roman, Paris, Albin Michel, coll. «Le livre de poche. Policier», 34208, 2016, 573 p., p. 71. Édition originale : 2015).

 

[Complément du 3 août 2016]

Une certitude à boulons ? C’est ce que donne à penser le Devoir du jour (p. B6).

 

[Complément du 16 août 2016]

Vous vous demandiez comment tenaient les à prioris ? Ne cherchez plus.

 

[Complément du 29 décembre 2016]

On pourrait encore, semble-t-il, «dégonfler» une «thèse» (le Devoir, 24-25 décembre 2016, p. E8).

 

[Complément du 16 août 2017]

Les symboles ? Les symboles aussi : «Les symboles sécessionnistes déboulonnés» (la Presse+, 16 août 2017).

 

[Complément du 26 septembre 2017]

C’est écrit dans le Devoir des 23-24 septembre : «Éléphant, le conte moderne de Martin Suter, déboulonne les transformations génétiques» (p. F5). Elles ont donc des boulons elles aussi ?

Même jour, même journal, p. B1 : «Élections allemandes. L’indéboulonnable Merkel.»

 

[Complément du 11 octobre 2017]

Une figure à boulon(s) ? «Que garder et que déboulonner dans la figure de Lénine ?» se demande en effet France Culture sur Twitter.

 

[Complément du 4 mars 2018]

C’est écrit dans le Devoir de la fin de semaine : «elle déboulonnait les codes» (Magazine D, p. 3). C’est nouveau, ça.

 

[Complément du 3 mai 2018]

Les allégations aussi en auraient : «Des allégations déboulonnées une à une par le juge» (la Presse+, 3 mai 2018).

 

[Complément du 2 juillet 2018]

Les athlètes itou. Que dire d’un sportif dont la place dans son équipe est assurée ? Il est «indéboulonnable». C’est du moins ce qu’a déclaré Rémi Garde, l’entraîneur de l’Impact de Montréal — c’est du soccer et donc du football, et vice versa —, après le match de samedi dernier, au sujet d’un de ses milieux de terrain, Samuel Piette.

 

[Complément du 6 août 2018]

Il y a plus radical : «Dix mythes à abattre au pas de course» (la Presse+, 1er août 2018).

 

[Complément du 28 septembre 2018]

Les préoccupations aussi, dit-on : «Bref, c’est fascinant de voir, au fil des cinq matchs préparatoires qu’il a disputés, combien il a déboulonné une à une les préoccupations qu’il pouvait susciter» (Athlétique, 27 septembre 2018).

 

[Complément du 6 septembre 2020]

Dans l’actualité récente, il a beaucoup été question de la statue du premier premier ministre du Canada, John A. MacDonald, déboulonnée à Montréal le 29 août par des manifestants.

Signalons deux usages lexicaux qui paraissent nouveaux en contexte statuaire québécois.

Boulonnage : «Sculpteur recherché en vue du “boulonnage” d’un bronze de Jacques Parizeau» (le Devoir, 1er septembre 2020, p. A3).

Autodéboulonner : «Allez ! C’est le temps de vous autodéboulonner…» (caricature de Pascal, le Devoir, 2 septembre 2020, p. A6)

Continuons à tendre l’oreille.

 

[Complément du 29 septembre 2020]

Les rumeurs aussi auraient des boulons ? C’est le Journal de Montréal qui le dit : «Le DG déboulonne les rumeurs.»

 

[Complément du 26 octobre 2021]

Découverte ornithologique du jour : les noms d’oiseaux auraient des boulons. Il faudrait, semble-t-il, les leur enlever. C’est Radio-Canada qui le dit.

Site de Radio-Canada, manchette, 24 octobre 2021

 

[Complément du 11 novembre 2021]

Peut-être ne le saviez-vous pas, mais les rois auraient aussi des boulons : «Un déboulonnage en règle du roi au panache et au cheval blancs» (Twitter).

 

[Complément du 25 janvier 2023]

Autre occurrence du tabou à boulons, dans la Presse+ du jour : «Déboulonner les tabous de la maladie mentale.»

D’autres exemples ? Par là.

 

[Complément du 26 février 2023]

Un «succès médiatique» à «déboulonner» (Kevin Lambert, Que notre joie demeure, Montréal, Héliotrope, 2022, 381 p., p. 126) ? Pourquoi pas.

 

[Complément du 5 novembre 2024]

Des habitudes ? Des habitudes : «Mais comme dans tout processus, déboulonner des habitudes peut prendre du temps» (la Presse+, 4 novembre 2024).

 

[Complément du 8 janvier 2025]

«Il faut déboulonner la grandeur d’âme, l’auréole de noblesse que donne la mort aveugle, qui se transforme en ce que tu nommes vertu», écrit Kevin Lambert (Tu aimeras ce que tu as tué. Roman, Montréal, Héliotrope, «série P», 2021, 209 p., p. 159. Édition originale : 2017).