Les gardiens

Yves Pagès, Petites natures mortes au travail, 2000, couverture

Correcteur, lecteur-correcteur, réviseur, correcteur linguistique, réviseur de manuscrits, quand ce n’est pas père-la-virgule : les étiquettes changent, mais le travail reste le même, donner à un texte la plus grande correction possible, notamment sur le plan de la langue, auprès des maisons d’édition, dans la presse et sur Internet.

Le quotidien Libération rend hommage à ceux qui pratiquent ce travail dans son édition du 6 janvier 2010 et, surtout, rappelle leur très grande précarité.

On entend généralement peu parler (de) ces artisans de l’ombre. Deux exceptions. L’une numérique : le blogue des correcteurs du Monde.fr, «Langue sauce piquante». L’autre dans le recueil de courts récits d’Yves Pagès, Petites natures mortes au travail (2000) : voir, par exemple, le personnage de Léopold, correcteur scientifique, puis journalistique, dans «Le syndrome delphinien». Extrait :

Léopold s’était mis dans la peau du contremaître surveillant une chaîne de montage industrielle. En chaque mot, il voyait une pièce détachée qui devait répondre aux normes. En chaque phrase, il assurait la comptabilité du kit des modules grammaticaux. Sa cadence de relecture ne lui laissait pas le choix, il contrôlait le défilement de cette prose spécialisée à flux tendus. D’où sa rage de petit chef contre la mauvaise ouvrage d’auteurs soit désinvoltes soit dyslexiques soit les deux; et son mépris pour la clientèle estudiantine de ces monographies animalières qui ignorait tout de son labeur invisible (p. 70).

Ça se terminera mal.

Au Québec, la revue Liberté, en 1985, avait publié, en deux articles, sous le titre «Les taupes de l’édition», une défense et illustration de ce métier par Suzanne Robert et Jean-Pierre Leroux. Plus récemment, Nadine Bismuth lui a consacré un roman caustique, Scrapbook (2004).

C’est sûrement incomplet, mais c’est peu.

 

[Complément du 15 février 2014]

Les plus célèbres correcteurs d’épreuves du Québec sont André et Nicole Ferron, dans l’Hiver de force (1973) de Réjean Ducharme :

On lui aurait dit comment on a vu pulluler les fautes et les coquilles, et on lui aurait rappelé qu’on est des correcteurs d’épreuves à la pige. C’est vrai. Le peu de vie que nous gagnons, c’est comme correcteurs d’épreuves. Les éditeurs et les imprimeurs de Montréal ont tous notre numéro de téléphone. Il n’y en a pas des tas qui nous appellent, certes, il n’y en a même qu’un ou deux, mais ça ne prouve pas que nous ne soyons pas compétents. Nous connaissons par cœur la grammaire Grevisse (Le bon usage, Duculot, Gembloux, 1955) (p. 50).

 

Références

Bismuth, Nadine, Scrapbook. Roman, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 176, 2006, 393 p. Édition originale : 2004.

Ducharme, Réjean, l’Hiver de force. Récit, Paris, Gallimard, 1973, 282 p. Rééd. : Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1622, 1984, 273 p.

Leroux, Jean-Pierre, «Exercices de révision», Liberté, 162 (27, 6), décembre 1985, p. 10-16. https://id.erudit.org/iderudit/31304ac

Pagès, Yves, Petites natures mortes au travail. Récits, Paris, Verticales et Seuil, 2000, 122 p.

Robert, Suzanne, «Prête-moi ta plume… et ton cerveau», Liberté, 162 (27, 6), décembre 1985, p. 3-10. https://id.erudit.org/iderudit/31303ac

Jetable

Jean-Loup Chiflet, 99 mots et expressions à foutre à la poubelle, 2009, couverture

En 2004, Bernard Pivot recensait, et encensait, 100 mots à sauver. Rebelote en 2008 : 100 expressions à sauver. En guise de réponse et de prolongement, Jean-Loup Chiflet vient de publier 99 mots et expressions à foutre à la poubelle, qu’il dédie à Pivot.

Le ton est alarmiste, voire apocalyptique. Le constat sur la situation linguistique en France ? Dans les meilleurs des cas : «dérive», «dérapage», «incohérence», «détournement», «paresse», «vulgarité», «absurdité», «laideur» («Eh oui, il y a des mots laids», p. 102). Dans les pires : «massacre», «peste verbale». La langue n’est plus ce qu’elle était, et il faut le déplorer.

Les responsables ? D’une part, les utilisateurs de la langue : «nos illettrés, nos fatigués des neurones et nos allergiques aux dictionnaires» (p. 26), ces «assassins de la langue» (p. 11). D’autre part, les moyens modernes de communication : télévision, téléphone portable, Internet, blogue, texto, courriel. (Pour dire les choses autrement : la rapidité des communications.) Les habitants de «Roast-Beefland» (p. 65), enfin, ces citoyens de «la perfide Albion» (p. 110).

L’auteur ne cache ni son purisme ni sa nostalgie («De mon temps […]», p. 51). Il pleure la disparition du «français correct» (p. 49). Il ne se prive pas de «pester» (p. 54). Son «ire» est omniprésente (p. 88). Malgré tout, si l’Oreille tendue a bien compris, son projet est de faire rire.

Des leçons à tirer de cela ? Pas grand-chose.

Vues du Québec, les détestations françaises, voire franchouillardes, de Jean-Loup Chiflet n’ont rien de bien étonnant. Seules exceptions : «Brut de fonderie», «De chez…», «Percuter» (au sens de comprendre, saisir), «Positiver», «Que du bonheur !», «Référent». Le «9-3» (le département de la Seine-Saint-Denis) n’est pas le «4-5-0» (la couronne montréalaise), mais le type de désignation par la géographie est le même.

Loi de la probabilité linguistique oblige, il arrive à l’auteur de viser juste : «Décrypter», «Instrumentaliser», «J’ai envie de dire», «Jubilatoire», «Microcosme», «Tout à fait» (pour oui). «Usager» est excellent : «Il existe deux catégories de voyageurs : les passagers et les usagers. Les passagers ne font jamais parler d’eux. […] Mais lorsque la machine (à vapeur…) s’enraye, ils deviennent des usagers» (p. 118).

Une dernière chose : Jean-Loup Chiflet, qui aligne les «expressions à jeter» (p. 34), n’a pas cru bon de retenir «livre jetable». On le comprend.

 

Références

Chiflet, Jean-Loup, 99 mots et expressions à foutre à la poubelle, Paris, Seuil, coll. «Points. Le goût des mots», Hors série, inédit, P 2268, 2009, 122 p. Dessins de Pascal Le Brun.

Pivot, Bernard, 100 mots à sauver, Paris, Albin Michel, 2004, 128 p.

Pivot, Bernard, 100 expressions à sauver, Paris, Albin Michel, 2008, 145 p.

De la lexicographie

Qu’est-ce que la lexicographie ? Deux réponses à cette question.

Celle de Marie-Éva de Villers dans Profession lexicographe, le petit livre qu’elle lui a fait le plaisir de signer dans «Profession», la collection que l’Oreille tendue dirige aux Presses de l’Université de Montréal.

Profession lexicographe, 2005, couverture

Sa définition est la suivante :

La lexicographie est la branche de la linguistique appliquée qui a pour objet d’observer, de recueillir, de choisir et de décrire les unités lexicales d’une langue et les interactions qui s’exercent entre elles. L’objet de son étude est donc le lexique, c’est-à-dire l’ensemble des mots, des locutions en ce qui a trait à leurs formes, à leurs significations et à la façon dont ils se combinent entre eux (p. 11).

Une deuxième réponse : celle d’Erin McKean, dans le cadre des conférences TED, sous la forme d’une vidéo de quinze minutes tournée en mars 2007 à Monterey en Californie.

Non seulement McKean présente le travail du lexicographe, mais elle s’intéresse aussi à l’évolution du dictionnaire.

Sur le plan lexicographique, elle est ouvertement descriptiviste : tous les mots sont égaux, et tous leurs sens doivent être décrits scientifiquement.

Sur le plan dictionnairique, elle est résolument tournée vers l’avenir, et cet avenir est numérique : «Paper is the enemy of words», affirme-t-elle, le papier ici évoqué étant celui des dictionnaires traditionnels. Pour rompre avec cette forme caduque, il faut se mettre à plusieurs, ramasser les mots — tous les mots —, retenir leur contexte. En un mot : «Make the dictionary the whole language.» Beau projet.

On peut suivre Erin McKean sur Twitter (@emckean), lire son blogue, Dictionary Evangelist, ou consulter son dictionnaire à collaborateurs multiples, Wordnik, «the most comprehensive dictionary in the known universe» («le dictionnaire le plus exhaustif de l’univers connu»).

P.-S. — TED ? Il s’agit d’un organisme à but non lucratif créé en 1984 afin de faire dialoguer la technologie, le spectacle et le design : Technology, Entertainment, Design. Ses vidéos (gratuites) sont passionnantes. La préférée de l’Oreille est ici.

 

[Complément du 1er mars 2016]

Pour un point de vue hexagonal sur ces questions, on écoutera, sur France Culture, la livraison du 24 février 2016 de l’émission de radio la Fabrique de l’histoire, «Lexicologie et terminologie : comment crée-t-on de nouveaux mots ?».

Du leader

Le Québec se rêve en une position, celle de leader. En quoi ? Cela importe peu.

Pour les écolos, les occasions ne manquent pas : «Hydro-Québec se veut un leader en développement durable» (le Devoir, 15 septembre 2004, p. D2); «Le Québec sera le leader nord-américain en matière de développement durable» (le Devoir, 27-28 novembre 2004, p. B4); «Le Québec, leader de l’éolien» (le Devoir, 5 octobre 2004, p. A1).

La culture n’est pas en reste : «le Québec est le leader dans le dossier de la diversité culturelle» (la Presse, 2 décembre 2003, cahier Arts et spectacles); «Le Québec veut se poser comme un leader de la diversité culturelle» (le Devoir, 1er décembre 2003, p. B8); «Le Québec, leader des mondes virtuels» (le Devoir, 19 novembre 2008, p. B1).

On trouve encore des exemples en économie : «Le Québec figure parmi les leaders économiques» (la Presse, 25 novembre 2004, cahier Affaires, p. 3).

Le leader se décline aussi en chef de file : «Un nouveau chef de file du véhicule récréatif est né au Québec» (la Presse, 10 mars 2004, p. A19, publicité); «Le Québec, chef de file de la voiture électrique ?» (la Presse, 4 octobre 2004, cahier Auto, p. 3); «Montréal veut rester un chef de file de la création numérique» (la Presse, 13 novembre 2007, p. A7).

Tout cela est bel et bon : que du positif.

On s’étonne donc, en lisant la Presse, de constater qu’il existerait des «leaders négatifs» (26 décembre 2009, cahier Sports, p. 8). Il est vrai qu’ils ne sont pas québécois : il s’agit de deux joueurs de hockey anglophones, les deux endossant les couleurs des Flyers de Philadelphie. Ouf.

 

[Complément du 1er décembre 2015]

«Le Canada, ce faux leader», titre le Devoir du jour (p. B1). Un «faux leader», est-ce la même chose qu’un «leader négatif» ? Un «leader négatif», est-ce un «faux leader» ? Tant de questions, si peu d’heures.

La disparition du con ?

Sismographe, le blogue collectif du quotidien le Devoir, reprend, dans une entrée du 12 décembre, une information de l’European Registry of Internet Domain Names (Eurid) : depuis quelques jours, des internationalised domain names sont disponibles. Qu’ont de nouveau ces noms de domaine «internationalisés» ? Ils permettent aux résidants de la Communauté européenne d’utiliser, dans leur adresse Web, l’ensemble des caractères des alphabets cyrillique, grec et latin. L’Oreille tendue en conclut que l’accent circonflexe (î) et la cédille (ç) sont à portée de main.

Pour des raisons d’onomastique personnelle, elle s’en réjouit et elle envisage la possibilité de demander un passeport européen.