Ce n’est pas pour se vanter, mais l’Oreille tendue, sur Twitter, a reçu hier un beau compliment : «Pour emprunter une expression de mon fils : tu flexes rare, là.»
Cela lui a rappelé cette phrase entendue en cours il y a deux ans : «Diderot, là, y flexe.»
Flexer ? Sous l’influence de l’anglais (to flex your muscles), rouler les mécaniques.
P.-S.—«Rare» ? (Vraiment) beaucoup, comme dans «J’étais rouge homard et brisé rare par l’univers» (Testament, p. 96).
Référence
Gendreau, Vickie, Testament. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 60, 2012, 156 p.
Derrida, Jacques, le Calcul des langues. Distyle, Paris, Seuil, coll. «Bibliothèque Derrida», 2020, 108 p. Édition établie par Geoffrey Bennington et Katie Chenoweth.
Gaudu, François, les 100 Mots du droit, Paris, Presses universitaires de France, coll. «Que sais-je ?», 3889, 2020, 128 p.
Glottopol. Revue de sociolinguistique en ligne, 34, juillet 2020. Dossier «Les “langues de France”, 20 ans après», sous la direction de Christian Lagarde.
Qu’en est-il du mot out au Québec ? S’il faut en croire les narrateurs du roman Autour d’elle de Sophie Bienvenu (2016), il est commun.
«Faudrait que je déménage aussi, que Montréal passe au feu, que je me tape la tête contre tout ce qui passe pour que les chocs me fassent oublier, que plus jamais je dessaoule, parce que les seuls moments où j’ai pas pensé à toi, depuis que t’es plus là, les seuls moments où j’ai pas eu mal comme si on m’avait retourné la peau et vidé de mes tripes, c’est quand j’ai passé out à cause de l’alcool» (p. 88).
«Heille, guys, guys. Le plan de la soirée, c’était que mon chum se rappelle plus de rien le lendemain, pis là le soleil se lève, on est demain, et on dirait ben que c’est moi qui vas blacker out. C’est hot pareil» (p. 131).
P.-S.—Dans un cas comme dans l’autre, on notera que out est lié à une consommation excessive d’alcool.
Référence
Bienvenu, Sophie, Autour d’elle. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2016, 206 p.
Toujours à l’affût des besoins de ses bénéficiaires, l’Oreille tendue leur a préparé une dictée. Elle dure deux minutes trente secondes et on peut l’entendre ici :
«Hier soir, j’ai quitté plus tôt que d’habitude. Je suis allé au bar à repassage. Il y avait un tournoi de repassage extrême. Ce tournoi se voulaità saveur compétitive. Le prix à gagner était un voyage dans la capitaleurbaine du swag. Je me sentais décomplexé. Au niveau de mon repassage, ma problématique était bonne. À la fin du tournoi, les juges se sont assis et ils ont voté. On parle d’une décision difficile pour l’estime de soi.» [Il n’y avait évidemment pas de virgule dans la dernière phrase; c’était un piège.]
Bon, c’est fini, les étudiantes et les étudiants. Tu me donnes ta p’tite dictée, pis tu vas dans le parc-école. Je te dirai tout à l’heure si t’as un privilège ou si t’as une conséquence.
Quand, par exemple, elle est tendue vers le parler des jeunes (ou celui des pompiers), l’Oreille se propose de suivre la vie des mots du jour ou des expressions à la mode : vont-ils survivre (swag) ou s’étioler (vagg) ? Elle n’a pas la prétention de croire qu’elle peut prédire l’avenir d’un mot ou d’une expression, mais elle aime agrandir régulièrement son herbier lexical.
Depuis quelques mois, elle constate que les complexes ne sont pas/plus à l’ordre du jour; il serait de bon ton d’être décomplexé.
Rendant compte d’un ouvrage récent de l’Oreille portant sur les idées reçues en matière de linguistique, le quotidien le Devoir titre : «Ça suffit, les complexes !» (8 septembre 2015, p. A1 et A8) Quelques mois plus tard, le journaliste Marc Cassivi publie Mauvaise langue : «Vivre le français décomplexé», annonce son journal (la Presse+, 28 février 2016).
Le 7 juin, dans le même journal, guillemets à l’appui, le même Marc Cassivi parle du «hip-hop québécois “décomplexé”».
Dans un numéro récent de la revue Études françaises, Pierre-Luc Landry et Marie-Hélène Voyer décrivent le «parti pris décomplexé pour l’esquive et l’exubérance» (p. 53) des éditeurs québécois en matière d’étiquettes génériques.
À la radio de Radio-Canada, commentateur (Luis Clavis, Plus on est de fous, plus ont lit !, 11 avril 2016) et créateur (Geneviève Pettersen, C’est fou…, 16 avril 2016) s’y mettent.
La presse de cette fin de semaine ne fait pas autre chose, s’agissant du livre de Jean-Marc Léger, Jacques Nantel et Pierre Duhamel, le Code Québec. La Presse+ cite cette déclaration de Léger : «Et j’aime davantage la jeune génération décomplexée, plus exigeante, plus entrepreneuriale et à qui rien ne résiste» (25 septembre 2016). Le Devoir y va d’une autre déclaration du même : «Devant cette génération décomplexée, le Parti québécois (PQ) doit adapter son projet de pays» (25 septembre 2016). Fréquent dans les discussions sur la langue, l’adjectif prend ici une considérable expansion.
Être décomplexé est généralement perçu positivement. Plus rarement, négativement.
Dans le Point sur la langue. Cinquante essais sur le français en situation (2016), Louis Cornellier utilise le mot avec ces deux connotations opposées : «Notre langue était populaire, dense et décomplexée» (p. 12); «si je dois défendre ma langue maternelle […] c’est qu’elle est attaquée, de l’extérieur et de l’intérieur. […] De l’intérieur, par un relâchement linguistique décomplexé» (p. 170).
Le mot est chez les journalistes, les universitaires et les critiques. S’installera-t-il à demeure ? Tendons l’oreille.
P.-S. — L’usage de décomplexé n’est pas proprement québécois. L’excellent Michel Francard, dans «Vous avez de ces mots…», sa chronique du journal bruxellois le Soir, s’en sert :
À l’écart de tout purisme linguistique, cette chronique se veut attentive aux usages réels du français d’ici et d’ailleurs. Pour décrire ces usages, les analyser et les mettre en perspective, dans le temps, la société et l’espace. Pour rendre compte d’une langue décomplexée, innovante et plurielle. Pour aborder les mots du point de vue des gens qui les font vivre.
[Complément du 20 février 2017]
Il existerait même une «alimentation nord-américaine décomplexée». Heureusemement, elle est «proche de sa nature et de ses familles agricoles». Ça rassure, non ?
[Complément du 11 mars 2018]
La Presse+ du jour publie un dossier sur la littérature québécoise actuelle. On ne s’étonnera pas d’un des traits de celle-ci : «Stéphane Larue, auteur du livre Le Plongeur, est de ceux qui écrivent d’une [sic] langue décomplexée» (ici); «Mais une chose est certaine dans les années 2000 : l’oralité, le langage familier, sont énormément utilisés dans la production littéraire, et cela de manière tout à fait décomplexée» (là).
Réaction, fort bien vue, sur Twitter, du non moins excellent @machinaecrire :
Je serais curieux de lire un roman écrit dans une langue complexée, pour voir ce que ça donne.
Le Devoir n’est pas en reste sur la Presse+, s’agissant de littérature actuelle. On y parle aujourd’hui de «rapport décomplexé à l’oralité» et de poésie «décomplexante». L’Oreille tendue n’avait pas encore d’occurrence de ce mot. Merci.
Références
Cassivi, Marc, Mauvaise langue, Montréal, Somme toute, 2016, 101 p.
Landry, Pierre-Luc et Marie-Hélène Voyer, «Paratexte et mentions éditoriales : brouillages et hapax au cœur de la “Renaissance québécoise”», Études françaises, 52, 2, 2016, p. 47-63. https://doi.org/10.7202/1036924ar
Léger, Jean-Marc, Jacques Nantel et Pierre Duhamel, le Code Québec, Montréal, Éditions de l’Homme, 2016, 248 p.