Portrait pénitent du jour

 Jean Echenoz, le Méridien de Greenwich, 1979, couverture

«Il regardait Pradon avec une expression de confesseur donnant la pénitence. Il avait un visage sévère et onctueux à la fois, décoré de lunettes sans montures, et qui s’accordait mal à son thorax; il semblait le résultat fortuit d’une erreur d’assemblage, comme si l’on avait monté par distraction une tête de prêtre sur un corps de lutteur.»

Jean Echenoz, le Méridien de Greenwich. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1979, 255 p., p. 109.

Portrait louche du jour

 Jean Echenoz, Lac, 1989, couverture

«Le soir venu, après le dîner, [Chopin] fit la connaissance du docteur Belsunce, homme strabique et vif qui avait au bar sa bouteille à son nom. Son ample costume bleu pétrole et son nœud papillon marine qui pendait également semblaient avoir été volés dans les vestiaires d’orchestres de danse concurrents, et le ruban vert à sa boutonnière ne commémorait rien de connu de Chopin. Derrière ses lunettes à monture épaisse, seul son œil droit très aiguisé, sévère ou farce selon les cas, restait posé sur vous pendant que le gauche allait s’asseoir ailleurs, empreint d’une expression de patience candide, confiante, absente, comme une épouse distraite qui n’écouterait jamais ce que le docteur disait.»

Jean Echenoz, Lac. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1989, 188 p., p. 117.

Autopromotion 065 et esprit d’escalier

Dans le champ lexical, émission de radio, logo

L’Oreille tendue sera à l’émission Dans le champ lexical cet après-midi, entre 13 h et 14 h, sur les ondes de CIBL, pour parler murs. Il sera question de Montréal, Paris et Bangkok; de Maurice Richard, de Charles Baudelaire, de Jean-François Vilar et de Jean Echenoz; de graffitis, d’affiches et de publicités; de mots, d’images et de sons; de la ville comme livre, bref.

 

[Complément du 30 avril 2013]

On peut (ré)entendre l’émission ici ou sur iTunes.

***

Ce n’est pas la première fois que l’Oreille a le plaisir de collaborer à cette émission. Le 24 janvier 2012, elle y a lu un texte sur les clichés du sport. Le voici.

On pourrait avoir l’impression que les choses sont simples. D’un côté, il y aurait les gens qui aiment le sport, les amateurs de sport, comme on dit à la radio, voire les gérants d’estrade, quand ce ne sont pas carrément des puck bunnies. De l’autre, il y aurait ces personnes qui ont tort de ne pas aimer le sport, qui pensent que le stade a remplacé l’église, bref que nous sommes soumis à un nouvel opium du peuple.

Mais les choses, vous le savez, ne sont jamais simples. Cette opposition entre croyants et mécréants masque une vérité fondamentale : nous baignons tous, que nous le voulions ou non, dans la culture du sport. C’est même elle qui nous unit parfois.

On pourrait faire savant et prouver cela en remontant à l’Antiquité et en dissertant sur les représentations d’athlètes qui ornent les vases grecs ou romains. Concentrons-nous plutôt sur le sport moderne, celui qui a été institutionnalisé à compter du XIXe siècle grosso modo. Plus précisément encore, parlons des images, des sons et des mots du sport professionnel d’aujourd’hui.

Souvenez-vous. C’était le 16 avril 1953. Au Forum de Montréal, les Canadiens remportent 1 à 0 leur match contre les vilains Bruins de Boston, et par le fait même la coupe Stanley. Elmer Lach marque le but gagnant tôt au cours de la première période de prolongation, sur une passe de nul autre, évidemment, que Maurice «Le Rocket» Richard. Le photographe Roger Saint-Jean rate le but lui-même, mais sa photo de Lach et Richard en train de s’envoler pour se féliciter va devenir célèbre. La preuve ? Quand le quotidien le Devoir choisit huit photos «connues par la grande majorité des Québécois», la première retenue est celle prise par Saint-Jean. Vous avez bien entendu : «la grande majorité des Québécois», pas «la grande majorité des Québécois de souche» ni «la grande majorité des amateurs de hockey» — non : «la grande majorité des Québécois».

Souvenez-vous maintenant du dernier match de baseball auquel vous avez assisté. Qu’est-ce que vous avez fait au milieu de la septième manche ? Vous avez fait comme tout le monde : vous vous êtes levé et vous vous êtes mis à chanter : «Take me out to the ball game / Take me out with the crowd.» Vous faussez ? Peu importe. Vous ne connaissez pas les paroles ? Tournez-vous vers le tableau d’affichage : elles sont là. Mais surtout regardez autour de vous, regardez vos semblables, vos frères, tous unis dans une même chanson parfaitement banale et parfaitement nécessaire.

Voici le moment venu d’ouvrir votre journal. Vos joueurs favoris, ceux du bleu blanc rouge, ne sont pas en déplacement; ils font un périple de quelques matchs. Vous êtes déçu de leurs résultats ? Soyez indulgent : ils donnent leur 110 %, mais la puck ne roule pas pour eux; leur gardien paraît mal et il donne des buts douteux; il contrôle mal son biscuit et il a une faiblesse entre les jambes. L’entraîneur, quelle que soit sa langue, a bien essayé de couper son banc, mais sans succès : personne n’est capable de déjouer le cerbère de l’autre équipe. Il va falloir vous faire une raison : la sainte flanelle n’est plus ce qu’elle était, les glorieux sont une espèce en voie de disparition et ça ne sent plus du tout la coupe dans la Mecque du hockey. Les bras meurtris des joueurs du tricolore ne sont plus capables de passer le flambeau; les fantômes du Forum sont inconsolables.

Vous venez d’entendre une série de clichés. Vous les avez compris ? Allez allez : dites la vérité. Ces lieux communs jouent exactement le même rôle que les images et que les sons dont il a été question tout à l’heure. Ils servent à créer des communautés : la communauté des partisans d’une équipe; la communauté des passionnés d’un sport; la communauté soudée derrière un joueur; la communauté d’une ville, d’une province, d’un pays.

Vous pouvez bien essayer de vous isoler de cette communauté, mais vous n’y arriverez pas. Que vous y croyiez ou non, que vous le vouliez ou non, que vous le sachiez ou non, le sport, c’est vous.

Baseball et numérique

Fortitude. The Exemplary Life of Jackie Robinson (2013)

L’Oreille tendue aime le numérique, de courriel en site, de Tumblr en blogue.

Elle admire Jackie Robinson, le premier joueur noir du baseball dit «moderne». Celui-ci a commencé sa carrière avec les Dodgers de Brooklyn en 1947, après avoir joué un an avec les Royaux de Montréal.

L’Oreille devait donc lire le livre numérique «augmenté» ou «enrichi» — texte, photos, vidéos, liens — de Lyle Spencer, Fortitude. The Exemplary Life of Jackie Robinson (2013), conçu spécifiquement pour le iPad.

Les textes ne lui laisseront pas une impression durable : qui a lu les livres de Jules Tygiel (1997), d’Arnold Rampersad (1997) ou de Jonathan Eig (2007) n’y apprendra rien de nouveau. La prose est édifiante et patriotique. Le livre est bref et pourtant répétitif : chaque chapitre est précédé de son résumé. L’auteur trouve aussi le moyen d’y inclure deux passages sur des joueurs sans rapport direct avec la carrière de Jackie Robinson, George Brett (lui et Robinson sont au Temple de la renommée du baseball) et Ron Santo (lui et Robinson étaient diabétiques).

Les images, fixes et mobiles, sont bien intégrées au texte et elles sont belles, iPad oblige, mais, elles aussi, répétitives. Combien de fois doit-on montrer Robinson en train de voler le marbre durant le premier match des Séries mondiales de 1955 contre les Yankees de New York, et le receveur des Yankees, Yogi Berra, devenir furieux à la suite de la décision de l’arbitre sur ce jeu ? (Note pour les non-initiés : voler le marbre est un exploit rarissime au baseball, et Robinson y excellait.)

On pourrait reprocher aux concepteurs du livre, l’auteur mais aussi l’organisation des ligues majeures de baseball (Major League Baseball), de ne pas avoir tenu compte du tout des représentations culturelles de Jackie Robinson. Il y des romans, par exemple ceux de Don DeLillo et de Robert B. Parker, qui ont transformé Robinson en personnage. Pourquoi ne pas les citer ? Il y a des chansons sur lui : pensons à «Did You See Jackie Robinson Hit that Ball», disponible sur YouTube. Pourquoi ne pas les faire entendre ? Avant 42 (2013), il y a au moins eu un autre film sur JR, The Jackie Robinson Story (1950), qu’on peut voir ici. Pourquoi ne pas en diffuser des extraits ? On aurait pu aller bien plus loin qu’on ne l’a fait dans l’utilisation des ressources du numérique.

Il faut toutefois signaler deux choses dans Fortitude, dont l’une tient à la dimension «augmentée» du livre.

En 1962, dès sa première année d’éligibilité, Jackie Robinson est élu au Temple de la renommée du baseball : il y est le premier joueur noir. Comme c’est d’usage, il doit livrer un discours d’acceptation lors d’une cérémonie tenue à Cooperstown. Le livre contient le texte de ce discours, mais aussi une lecture, captée sur vidéo, de ce discours par des boursiers de la fondation Jackie-Robinson. Cette lecture est doublement touchante, notamment parce qu’il s’agit d’un texte fait essentiellement de remerciements : Jackie Robinson remerciait ceux qui avaient rendu sa carrière possible; les étudiants d’aujourd’hui le remercient, lui, même s’il est mort en 1972, de ce qu’il a fait pour eux.

La seconde chose à retenir est une anecdote, probablement pas nouvelle, concernant Rachel Robinson, la veuve du joueur. Après la mort de son mari, elle se serait promenée, dans leur maison, de pièce en pièce, avec à la main une photo de lui volant le marbre. Comment dit-on voler le marbre en anglais ? Stealing home. On lui avait volé sa maison.

 

[Complément du 23 avril 2013]

C’est à s’en mordre le lobe : l’Oreille tendue n’a pas tout de suite remarqué que dans Fortitude (courage, fermeté, détermination, force de caractère) on doit entendre forty-two (Jackie Robinson portait l’uniforme numéro 42). Honte à elle.

 

Références

DeLillo, Don, Pafko at the Wall. A Novella, New York, Scribner, 1997. Édition numérique. Édition originale : 1992.

Eig, Jonathan, Opening Day. The Story of Jackie Robinson’s First Season, New York, Simon & Schuster, 2007, 323 p. Ill.

Parker, Robert B., Double Play. A Novel, New York, Berkley Books, 2005, 289 p. Ill. Édition originale : 2004.

Rampersad, Arnold, Jackie Robinson. A Biography, New York, Ballantine Books, 1998, 512 p. Ill. Édition originale : 1997.

Spencer, Lyle, Fortitude. The Exemplary Life of Jackie Robinson, New York, MLB.com Play Ball Books, et Ecco. An Imprint of HarperCollins Publishers, 2013 (deuxième édition). Préface de Kareem Abdul-Jabbar. Édition pour iPad.

Tygiel, Jules, The Jackie Robinson Reader. Perspectives on an American Hero, with Contributions by Roger Kahn, Red Barber, Wendell Smith, Malcolm X, Arthur Mann, and more, New York, Dutton, 1997, viii/278 p.

Les méandres de la logique narrative

Georges Simenon, Maigret et le client du samedi, 1962, couverture

Soit une phrase tirée de Maigret et le client du samedi :

Depuis la promenade du dimanche dans ce même quartier, [Maigret] avait l’impression de couver un rhume et c’est ce qui lui donna l’idée, au lieu de descendre la rue Lepic pour trouver un taxi place Blanche, de tourner à gauche vers la place des Abbesses (p. 105).

Un lecteur attentif pourra (presque) retrouver la logique qui a mené à la décision de Maigret (il croit être malade et il va donc place des Abbesses). Un lecteur qui ne l’est pas, non.

 

Référence

Simenon, Georges, Maigret et le client du samedi, Paris, Presses de la cité, coll. «Maigret», 37, 1990, 185 p. Édition originale : 1962.