Une maille à l’endroit, une maille à l’envers

Au Québec, ce qui est tricoté serré est sans faille.

Il peut s’agir d’une société : «Et puis, c’est qu’on nous la sert monolithique et tricotée serrée, cette société québécoise. Tous blancs, mignons, sortis de la souche de nos aïeux défricheurs, les lofteurs. À d’autres, le fameux vote ethnique. Mais passons…» (le Devoir, 11-12 octobre 2003). Il peut aussi s’agir d’une de ses parties — «L’Asie métissée serrée à Montréal» (le Devoir, 10 août 2010, p. A2) — ou d’une de ses villes — «[La] Vieille Capitale — surtout au niveau des cercles dirigeants — est un petit milieu tricoté serré» (la Presse, 11 janvier 2001).

Laine oblige, l’expression s’appliquerait à l’équipe de hockey dite nationale, les Canadiens de Montréal : «Preuve que la Flanelle est encore tricotée serré dans le cœur des Québécois» (la Presse, 15 janvier 2004, p. S4).

Comme il arrive souvent dès qu’une expression devient populaire, celle-ci connaît de nouveaux emplois.

Soit on l’utilise dans des contextes étonnants, par exemple pour désigner un ensemble de voitures : «Multisegments. Une catégorie métissée serré» (la Presse, 22 avril 2008, cahier Auto, p. 4).

Soit on la modifie juste assez légèrement pour qu’elle reste repérable : on montre par là qu’on sait distinguer les clichés sans y sombrer. Dans Peaux de chagrins, Diane Vincent dit de sa masseuse et de son policier qu’ils sont «crochetés serré» (p. 25). Renald Bérubé évoque, lui, dans les Caprices du sport, des «obligations nombreuses et tressées bien serré» (p. 137). Dans un des quotidiens de l’Oreille tendue hier : «C’est de l’entre nous twitté serré» (le Devoir, 1er novembre 2010, p. B9).

Puis arrive le moment où on lit ceci, dans la Respiration du monde de Marie-Pascale Huglo : «Elle en connaissait un rayon, côté marine, son père était capitaine, elle savait distinguer les authentiques (tricotés serré) des copies et ne plaisantait pas là-dessus : Miss O’Hara ne plaisantait jamais sur la marchandise» (p. 8). Pour une fois que l’expression tricoté serré est utilisée pour désigner proprement des travaux d’aiguille, en l’occurrence un bonnet de marin, c’est à peine si on la reconnaît.

 

[Complément du 26 juillet 2014]

Dans la Presse+ du jour, rubrique cinéma, ceci :

«Famille métissée serrée», la Presse+, 26 juillet 2014

 

 

[Complément du 12 mai 2015]

Existe également en version «Tressé serré» (la Presse, 9 mai 2015, cahier Arts, p. 16).

 

[Complément du 19 septembre 2018]

Lundi soir, à Montréal, un débat télévisé réunissait les aspirants premiers ministres du Québec; c’était une première. Certains se sont opposés à la tenue de ce débat, mais pas Francine Pelletier. Dans le Devoir du jour, elle parle des «Anglos tricotés serrés» qui ont pu s’y reconnaître (p. A11).

 

[Complément du 26 mars 2020]

La publicité aussi, bien sûr.

«Tissés serrés», publicité, mars 2020

 

[Complément du 16 septembre 2021]

En version techno :

«Connectés serrés», publicité de Vidéotron, septembre 2021

 

[Complément du 29 avril 2023]

En version pour bricoleurs.

«Nos clients et nous, on est vissés serrés», publicité, Simplex, 29 avril 2023

 

Références

Bérubé, Renald, les Caprices du sport. Roman fragmenté, Montréal, Lévesque éditeur, coll. «Réverbération», 2010, 159 p.

Huglo, Marie-Pascale, la Respiration du monde. Roman, Montréal, Leméac, 2010, 165 p.

Vincent, Diane, Peaux de chagrins, Montréal, Triptyque, coll. «L’épaulard», 2009, 236 p.

Un rendez-vous svp

L’Oreille tendue apprend que le Canada a un «agenda», ce «Carnet sur lequel on inscrit jour par jour ce qu’on doit faire, ses rendez-vous, ses dépenses, etc.» (le Petit Robert, édition numérique de 2010).

Publicité pour une conférence de Peter Van Loan

Elle imagine qu’il doit être volumineux.

 

[Complément du 20 juin 2024]

Cet emploi, directement emprunté à l’anglais, n’est pas propre au Québec. On le trouve, par exemple, dans la traduction hexagonale d’un roman norvégien : «À l’homme qui suit toujours son propre nez, son propre agenda […]» (le Sauveur, p. 73).

 

Référence

Nesbø, Jo, le Sauveur. Une enquête de l’inspecteur Harry Hole, Paris, Gallimard, coll. «Folio policier», 552, 2012, 669 p. Traduction d’Alex Fouillet. Édition originale : 2005.

La vérité en marche

Elle a le dos large, la vérité.

Qui veut faire semblant de se distinguer à peu de frais n’a qu’à invoquer les vraies affaires ou les vraies choses, celles du vrai monde — la vraie vie, bref.

«Parlons des vraies choses, M. Bolduc» (la Presse, 30 septembre 2010, p. A10).

«L’ADQ est le seul parti à s’occuper des affaires du vrai monde, selon Mario Dumont» (le Devoir, 28 février 2007, p. A2).

«Déjà à ce moment, raconte-t-il, j’étais allergique à la psychologie moumoune et bourgeoise, genre ma femme ne m’aime pas, mon père m’a fucké, je suis angoissé, etc. C’est pour cela que je me suis éventuellement tourné vers les nouveau-nés en difficulté ou handicapés : vers le vrai monde qui vivait de vrais drames» (la Presse, 21 décembre 2003).

«Simon Durivage : comment aller chercher le “vrai fond” des gens» (la Presse, 8 septembre 2000).

On ne peut que s’étonner devant pareilles affirmations répétées de vérité. C’est sans doute de cet étonnement qu’est née l’interrogation «Tuvrai ?». Jean Dion, dans le Devoir du 3 avril 2005 (p. B2), semble s’être avisé le premier de la popularité de cette question bien ramassée. (Il faut l’en féliciter et l’en remercier.)

Récemment, l’immobilier s’y est mis à son tour. Angle De Courcelle et Saint-Jacques, dans le sud-ouest de Montréal, vous pouvez réserver votre futur home douillet dans l’immeuble La Tannerie. On y trouve des «condos véritables».

«La tannerie. Condos véritables», publicité

 

L’hypothèse que l’Oreille tendue proposait ici il y a quelques jours trouverait une belle démonstration avec les vraies affaires, les vraies choses, le vrai monde, la vraie vie. Qui ose parler, aujourd’hui, des fausses affaires, des fausses choses, du faux monde, de la fausse vie ? Tuvrai qu’il y a de faux condos ?

La station assise

Au Québec, les échanges oraux ne se font ni debout ni couché ni à genoux; on ne discute qu’assis. D’où l’équivalence entre s’asseoir et parler. Les exemples ne manquent pas, dont les quatre suivants.

«La CSDM s’assoit avec ses partenaires afin de développer des stratégies pour l’avenir» (le Devoir, 30-31 octobre 2004).

«Les enseignants s’assoient avec le ministre» (le Devoir, 24 mai 2005, p. A2).

«Paul Martin en entrevue à la Presse. S’asseoir avec les provinces, oui; signer des chèques en blanc, non» (la Presse, 14 octobre 2005, p. A3).

«Mon collègue Marc Antoine Godin s’est assis avec l’analyste de RDS, Benoît Brunet, ce week-end à Québec, pour sonder ses états d’âme» (la Presse, 5 octobre 2010, cahier Sports, p. 4).

De pareilles réunions, il faut toutefois se méfier. Avant de s’asseoir, qu’est-ce que l’autre a décidé d’apporter à la table ?

 

[Complément du 21 mai 2012]

Foi de Twitter, en plus de s’asseoir avec, on peut désormais s’asseoir auprès de : «Pauline Marois réclame que le PM Charest s’assoie auprès de sa nouvelle ministre pour rencontrer les leaders étudiants.»

À saveur : nouvelle récolte

L’Oreille tendue l’a déjà noté : l’expression à saveur fait florès au Québec. Aux exemples cueillis, quelques ajouts.

Un de ses quotidiens évoque la possible interdiction de la corrida en Catalogne et parle d’«une riposte politique à saveur autonomiste» (la Presse, 28 juillet 2010, p. A15).

Le 20 septembre 2010, le Journal de Québec prête des intentions extraterritoriales à un chanteur populaire : «Claude Dubois n’écarte pas l’idée de profiter de l’occasion de côtoyer tous ces noms de la chanson française pour produire un nouvel album de duos à saveur européenne.»

La cuisine est bien sûr sensible aux saveurs, mais pas toujours où on les attend : «Des sorbets à saveur d’exportation» (la Presse, 17 mai 2010, cahier Affaires, p. 3); «des textes à saveur culinaire» (la Presse, 11 mai 2010, cahier «Arts et spectacles», p. 6).

La littérature n’est pas en reste. Bernard Gilbert aurait écrit «Un polar à saveur historique» (le Devoir, 10-11 avril 2010, p. F3). Dans Humains aigres-doux, Suzanne Myre, elle, évoque des «textes à saveur ethnique» (p. 63).

Il est plus étonnant de voir les défilés afficher leur saveur : «Un défilé à saveur olympique à Montréal» (la Presse, 1er avril 2010, p. A13); «Un défilé à saveur historique et multiculturelle» (la Presse, 25 juin 2009, p. A2).

C’est toutefois en politique que les saveurs sont les plus prononcées : «cette disparition à saveur politique» (le Devoir, 16 juillet 2010, p. B2); «Un soulèvement à saveur politique» (Société Radio-Canada, 17 mars 2005); «Une comédie à saveur politique» (le Devoir, 13-14 mars 2004, p. E3); «Une brochure à saveur politique» (le Devoir, 30 octobre 2006, p. A4); «Un bilan à saveur adéquiste» (la Presse, 25 mars 2007, p. A15); «Bouffonnerie parlementaire à saveur électorale» (le Devoir, 30 octobre 2008, p. B10).

On peut donc avoir beaucoup de saveur sans avoir de goût.

 

[Complément du 31 janvier 2014]

Les années (politiques) se suivent et se ressemblent.

Le Devoir, 31 janvier 2014, p. A1

Source : le Devoir, 31 janvier 2014, p. A1.

 

Référence

Myre, Suzanne, Humains aigres-doux. Nouvelles, Montréal, Marchand de feuilles, 2004, 157 p.