Les yeux de l’Oreille

En vacances, l’Oreille tendue ne se coupe pas complètement du monde. Elle se tient coite, du moins ici, mais elle goûte les découvertes des autres.

Leurs découvertes linguistiques 1 (merci à @IanikMarcil)

Batman et le conditionnel

Leurs découvertes linguistiques 2 (merci à @lasoiree)

Le français de Johanne Marcotte

Leurs découvertes extrêmes (merci à @machinaecrire)

Zone de préservation extrême

Leurs découvertes signalétiques 1 (merci à @PimpetteDunoyer)

Le cimetière électoral

Leurs découvertes signalétiques 2 (merci à @PimpetteDunoyer, bis)

La route et la gaufrette

Leurs découvertes typographiques (merci à @Languagelab)

L’art de la virgule

Langue de campagne (1)

En 2004, l’Oreille tendue cosignait un Dictionnaire québécois instantané. Le cheminement y était déjà à l’honneur :

Refus de la responsabilité. Le cheminement est une voie sans issue dans laquelle on laisse aller quelqu’un à qui l’on devrait dire qu’il fait une connerie. Il faut laisser l’apprenant et le s’éducant aller au bout de leur cheminement (p. 39).

Manifestement, François Legault, le chef de la Coalition avenir Québec, n’a pas lu le DQI (pour les intimes).

Quand on demande à cet ex-souverainiste d’expliquer comment il est devenu autre chose (à défaut d’étiquette plus claire), il répond en effet «J’ai cheminé».

Une question reste ouverte : est-il allé au bout de son cheminement ?

P.-S. — On entend beaucoup respecter le cheminement de quelqu’un, pas seulement en milieu scolaire, où le terme est commun : «Legault demande à Landry de respecter son cheminement» (la Presse, 16 août 2012, p. A5). Traduction en clair : je fais peut-être une bêtise, je le sais et je te demande de me laisser faire.

 

Référence

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition, revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture

Villégiature de l’Oreille

Jour 1

Dans le Nord-Est des États-Unis — échantillon aléatoire —, la preuve est faite, de kilomètre en kilomètre : voilà une civilisation de l’automobile. Vendeurs de voitures neuves et usagées, stations-services, garages en tous genres, agences de location, carcasses abandonnées, musées de l’automobile (taille réelle ou à l’échelle), casse (cour à scrappe, en vernaculaire québécois) : le vroum-vroum est partout.

À Sainte-Perpétue, chaque année, la démonstration se répète : tout est bon dans le cochon, y compris les slogans de son festival. La langue anglaise n’est pas en reste. Juste avant d’entrer dans le Acadia National Park, on se fait offrir du Acadia National Pork.

Jour 2

Même sur la route, il arrive à l’Oreille tendue de se brancher. C’est ainsi qu’elle se découvre, sur Twitter, grâce à Éric Plamondon, en compagnie de celui-ci, dans les pages du Journal de Québec du 29 juillet 2012. Elle est ravie du voisinage.

Journal de Québec, 29 juillet 2012

Jour 3

Enquête sociologique sauvage. Soit une double population humaine. La première, d’eau douce, est fortement tatouée. La seconde, d’eau de mer, l’est beaucoup moins. La première est québécoise, pas la seconde.

En voyage, on est parfois forcé à toutes sortes de compromissions. L’Oreille, ce midi, a dû manger sa pizza sous une photo de Milan Lucic, des Bruins de Boston — c’est du hockey —, en plein pugilat. Elle aurait préféré ne pas.

Drapeau sur les édifices publics, drapeau sur les commerces, drapeau sur les tombes, drapeau sur la Lune (en 1969), drapeau sur les maisons, drapeau sur les voitures, drapeau sur les motos, drapeau sur les vélos. Sur les vélos ?

Jour 4

Du beurre sans gluten ? La «gastronomie» états-unienne ne manque pas de surprises. (@PimpetteDunoyer l’a noté elle aussi.)

On peut dire beaucoup de choses de David Foster Wallace. On ne peut pas dire qu’il facilite la vie de son lecteur. Infinite Jest (1996) est un roman qui se mérite.

Jour 5

Par solidarité conjugale, l’Oreille tendue a visité tout à l’heure Petite Plaisance, la maison de Marguerite Yourcenar, à Northeast Harbor, sur Mount Desert Island (Maine). Commentaire de l’irrévérencieux fils cadet de l’Oreille : «Il y avait des photos d’hommes tout nus avec des coupes Longueuil.» Celui de son fils aîné : «Je n’arrive plus à me souvenir de qui était Antinoüs.» L’œil de l’Oreille a été attiré, lui, dans la bibliohèque de Yourcenar, parmi le fonds gréco-romain, à côté d’éditions anciennes, par un livre de poche américain. Son titre ? Contraception.

Petite Plaisance, Norheast Harbor, Mount Desert, Maine, U.S.A.

Le chien serait un animal de compagnie. Qu’est-ce à dire ? L’Oreille tendue est l’heureuse propriétaire d’un caniche; il lui tient en effet compagnie; jusque-là, ça se tolère. Quand l’Oreille se promène, en compagnie d’icelui, dans les rues de son quartier, elle fuit comme la peste ceux qui se prennent pour ses semblables, les heureux propriétaires d’animaux de compagnie. En villégiature, c’est plus difficile, car elle connaît moins les itinéraires de contournement. Il lui est donc imposé une compagnie, celle des gens qui ne peuvent s’empêcher de prendre langue avec les animaux qu’ils croisent, voire avec leur maître. L’animal de cette compagnie-là — celui qui crée de la compagnie — n’est pas le meilleur ami de l’homme.

Jour 6

L’inventeur de la baladodiffusion — le podcast — est un bienfaiteur de l’humanité.

Au cours des derniers jours, le long de sa route, l’Oreille tendue a aperçu un orignal — l’élan d’Amérique — et un faon. Grâce à Twitter, elle apprend qu’il y aura des élections au Québec le 4 septembre; il faudra ouvrir l’œil pour les caribous.

Pincement au cœur : à la plage, dans le territoire naturel des Red Sox de Boston — c’est du baseball —, la «Red Sox Nation», sur la tête d’un garçon trop jeune pour les avoir connus, la casquette bleu-blanc-rouge des Expos de Montréal.

Casquette des Expos de Montréal

Jour 7

La vente de garage québécoise ou le vide-grenier hexagonal est ici une «yard sale». Ce n’est pas mieux.

Retour sur le territoire de la Belle Province. D’abord, aux poteaux, les souriantes binettes des candidats aux élections du 4 septembre. Puis, ce curieux exemple de signalisation routière : «Les panneaux vous parlent. Respectez-les.» N’ayant rien entendu, l’Oreille n’a rien respecté.

Au «citoyen», citoyens !

(Hier, au micro de Franco Nuovo, l’Oreille tendue décernait ses Perroquets 2012. Parmi eux, en troisième place, citoyen.)

La manie n’est pas nouvelle.

Dès le 22 novembre 2005, Antoine Robitaille s’interrogeait sur l’utilisation de citoyen comme adjectif. Il publiait alors un article intitulé «“Citoyen” à toutes les sauces. Le terme est devenu un adjectif très “tendance”» (le Devoir, p. A1) dans lequel il notait que les péquistes (les membres du Parti québécois), à l’Assemblée nationale du Québec, étaient «les plus friands de l’adjectif», même s’il arrivait au premier ministre Jean Charest de l’utiliser. Citoyen est en effet fortement marqué à gauche (si tant est que le PQ soit un parti de gauche). Six ans plus tard, sur son blogue, Maux et mots de la politique, Robitaille reviendra sur le «délire citoyen».

La popularité de l’adjectif ne s’est en effet pas démentie. On parle de «mobilisation citoyenne», de «réponse citoyenne», de «démarche de réflexion citoyenne», de «participation citoyenne», d’«actions citoyennes», de «boycott citoyen», de «télé citoyenne», de «combat citoyen», d’«implication citoyenne», de «groupe citoyen» (le Devoir, 27 mars 2012, p. 1), de «débat citoyen» (le Devoir, 28-29 avril 2012, p. G5) et de «responsabilité citoyenne» (le Devoir, 17-18 mars 2012, p. B6). Un parti politique vient d’être reconnu, l’Union citoyenne du Québec; on ne sait s’il se réunira dans des «cafés citoyens». Avant lui, il y eut l’Option citoyenne, l’ancêtre de Québec solidaire. Selon Normand Baillargeon, il existerait des «mathématiques citoyennes» (Liliane est au lycée, Paris, Flammarion, 2011); c’est normal, puisque «L’école doit être citoyenne» (le Devoir, 28-29 avril 2012, p. G6). On pourrait d’ailleurs y aller en «voiture citoyenne» (le Devoir, 8 juin 2005, p. D2).

Comment expliquer que citoyen soit si présent dans la vie publique au Québec, qu’il ait éclipsé populaire ou civique ? Les grèves étudiantes du printemps et la campagne électorale à venir ne sont sûrement pas étrangères à ce succès : la fibre citoyenne vibre fort ces jours-ci.

Le phénomène n’est pas que québécois. En France, il est question d’«érudition citoyenne», de «foot citoyen», d’«hackerspaces citoyens», de «marche citoyenne» (Agence France-Presse, le Devoir, 19 mars 2012, p. A1). En 2010, Jean-Luc Mélenchon publiait Qu’ils s’en aillent tous ! Vite, la révolution citoyenne (Paris, J’ai lu). L’année précédente, Jean-Loup Chiflet classait citoyen parmi ses 99 mots et expressions à foutre à la poubelle (Paris, Seuil, coll. «Points. Le goût des mots», Hors série, inédit, P 2268, 122 p., p. 40).

Citoyen seul (avec le nom qu’il caractérise) est devenu banal. En combinaison, c’est mieux : «Comment la musique urbaine engagée contribue-t-elle à la participation citoyenne ?» s’interroge @slym0mac.

Pour terminer, l’Oreille tendue a un petit regret : quelqu’un a eu l’idée d’un «blogue citoyen» avant elle. Elle ne pourra donc pas pratiquer avec toute la visibilité souhaitée le «journalisme citoyen». Cela l’attriste.

P.-S. — Il y aurait aussi fort à faire sur le substantif citoyen, féminisé ou pas. Ce sera pour un autre jour.

 

[Complément du 14 mars 2013]

La bedaine citoyenne

Même le ventre (féminin) peut l’être. (Merci à @PimpetteDunoyer.)

 

[Complément du 6 février 2015]

Des passants du métro de Montréal ne portent pas secours à un blessé. «Apathie citoyenne», tranche le coroner chargé d’enquêter sur cette affaire, Jacques Ramsay (la Presse+, 6 février 2015, section Actualités, écran 4).

 

[Complément du 9 juin 2015]

Faisant le ménage dans de vieux dossiers, l’Oreille tombe sur ceci : «Un nouveau théorème est en train de se mettre en place : moins le mot contient de sens vérifiable, plus grande est sa faveur; par exemple, l’adjectif “citoyen”, ou “citoyenne”.» C’est tiré d’un article de Bertrand Poirot-Delpech, «Erreur décisionnelle», paru dans le quotidien le Monde du 4 mai… 1994 (p. 2).