Portrait paradoxal

Dickens, Fruttero & Lucentini, l’Affaire D. ou le crime du faux vagabond, 1991, couverture

«Mr. Grewgious avait été parfaitement choisi pour la mission qu’il avait à remplir, car c’était un homme d’une intégrité incorruptible, mais, à première vue, il n’avait aucune autre qualité particulière. Qu’on imagine un homme aride et sec, qui, s’il avait été pressé dans un moule, aurait produit une poudre aussi fine que du tabac à priser. Mr. Grewgious avait sur la tête de rares cheveux, qui présentaient la consistance et la couleur de la filasse; cela ressemblait si peu à une chevelure humaine qu’on aurait plutôt cru que c’était une perruque; mais comment supposer que quelqu’un pût volontairement se faire une pareille tête ! Les traits de son visage peu expressif semblaient n’avoir été que grossièrement ébauchés; certaine entaille sur son front faisait penser que la Nature, au moment de mettre sur cette figure une touche de sensibilité et de raffinement, de colère avait jeté le ciseau en disant : “Véritablement, je ne me donnerai pas la peine d’achever cet homme; qu’il reste comme il est.”

En haut, le cou de Mr. Grewgious était trop long; en bas, ses chevilles et ses talons étaient trop osseux; il avait, des pieds à la tête, un air gauche et embarrassé, une démarche contrainte, et avec cela la vue si courte qu’il était incapable de voir lui-même le contraste déplaisant que ses longs bas blancs formaient avec ses vêtements noirs. Et pourtant, Mr. Grewgious avait en lui je ne sais quel étrange privilège qui faisait que l’ensemble de sa personne produisait presque une agréable impression.»

Charles Dickens, le Mystère d’Edwin Drood (1870, inachevé), dans Dickens, Fruttero & Lucentini, l’Affaire D. ou le crime du faux vagabond, Paris, Seuil, 1991, 473 p., p. 139-140. Édition originale : 1989. Traduction de Simone Darses. La traduction du texte de Dickens est de Charles-Bernard Derosne (1874), revue et corrigée par Gérard Hug.

L’art des portraits contrastés

Kev Lambert, les Sentiers de neige, 2024, couverture

«Le plus vieux des Lamontagne [Gilles] est un monsieur maigre qu’on ne devinerait jamais parent de Roch; sans l’arc épais de leurs sourcils, personne ne pourrait se douter que ce sont des frères. Roch a la constitution majestueuse des Lamontagne, c’est une formidable montagne de chair, au visage plein, bourru et tendre, à la peau mate. Ses cheveux sont tellement noirs qu’ils tirent sur le bleu, ils sont aussi épais qu’un casque de bain, et ont la même forme. Son impressionnante moustache semble avoir une vie indépendante, aussi active qu’un mulot qui aurait élu domicile sous son nez. Même en sortant de la douche, Gilles sent la cigarette. Sa peau est terne, desséchée, ses cheveux gris tirant sur le jaune sont peignés vers l’arrière, dans une coupe vaguement disco qui sert à camoufler sa calvitie de fond de tête. Le corps minuscule de l’aîné est tendu, stressé, torturé par des nerfs mal accordés, noués trop serrés. Sa sueur colle, laisse sur les objets qu’il touche une trace de goudron.»

Kev Lambert, les Sentiers de neige. Conte d’hiver, Montréal, Héliotrope, 2024, 412 p., p. 77.

Des yeux d’homme

David Montrose, Gambling with Fire, éd. de 2016, couverture

On voit souvent, dans la critique culturelle féministe, les mots male gaze. Définition tirée de Wikipédia :

In feminist theory, the male gaze is the act of depicting women and the world in the visual arts and in literature from a masculine, heterosexual perspective that presents and represents women as sexual objects for the pleasure of the heterosexual male viewer.

Il s’agirait d’un mode de représentation des femmes du seul point de vue masculin et hétérosexuel. Elles ne seraient que des objets sexuels pour le plaisir des hommes.

On traduit parfois male gaze, en français, par regard masculin ou par regard des hommes, mais plusieurs conservent simplement la forme anglaise.

C’est à ce type de description que pensait l’Oreille tendue en lisant Gambling with Fire :

He found it difficult to keep his eyes from the girl. She had a big-boned, almost angular face, with shoulders as wide as her hips; yet the womanly roundness of her form, built upon such an unpromising base, was truly voluptuous. Because of her strength and solidity, as much as her deep breasts and smooth thighs, she appeared a woman of great sexuality (p. 20).

C’est bien une affaire de regards — celui du personnage («his eyes») et celui du narrateur — et de désir («she appeared a woman of great sexuality»).

Difficile d’être plus clair.

 

Référence

Montrose, David, Gambling with Fire, Montréal, Véhicule Press, A Ricochet Book, 2016, 207 p. Édition originale : 1968. Introduction de John McFetridge.

Portrait au panier d’épicerie

François Blais, la Classe de madame Valérie, 2013, couverture

«Et qu’aurait-on pu apprendre sur Andréanne Gélinas en analysant le contenu de son chariot ? La citrouille, le pot de Nutella, les jujubes en vrac et les biscuits Pirate pouvaient induire en erreur en donnant à croire qu’elle était mère de famille — mauvaise mère, par surcroît, gavant sa marmaille de cochonneries —, alors qu’elle était simplement un peu immature et aimait le sucre. Le fait qu’elle achetât du détergent de marque Artic Power, du papier hygiénique Cashmere et que, d’une manière générale, elle eût tendance à snober les produits maison, prouvait qu’elle appartenait à la classe moyenne, ou du moins à cette catégorie de gens n’ayant jamais à choisir entre se nourrir correctement ou porter des vêtements propres. Poitrines de poulets surgelées à la Kiev, stir-fry à la sichuanaise en sac, potages Le Commensal, saumon Wellington Irresistible : gourmet mais paresseuse. Veut bouffer le mieux possible sans toutefois que cela implique d’autres opérations que “Mettre au four à 450º pendant trente-cinq minutes” ou “Chauffez en remuant, laissez reposer, servir”. Aucun produit en provenance de la section bio/équitable : conscience sociale à zéro. Oui, c’est vrai, mais il faut dire que les légumes bio ne payent pas de mine. Et puis, hein, avant l’arrivée du transgénique les melons d’eau et les raisins étaient bourrés de pépins. Qui veut en revenir là ? Pour résumer : gourmande, paresseuse, frivole, immature, pas pauvre. Il fallait convenir que le portrait était assez juste. Presque exhaustif, en fait.»

François Blais, la Classe de madame Valérie. Roman, Québec, L’instant même, 2013, 400 p. Édition numérique.

Huit sur dix pour l’Oreille tendue

Fête nationale oblige, le gouvernement du Québec a mis en ligne une vidéo de trente secondes à saveur linguistique. On y entend dix expressions du français populaire québécois.

«Sans s’péter les bretelles, au Québec, on sait lâcher notre fou. Qu’y fasse beau ou qu’y mouille à sciaux, on se r’vire sur un dix cents. On s’fait des soirées pas pire pantoute ou des plus broche à foin. Des fois on est sur notre trente-six ou habillé comme la chienne à Jacques. Et la cerise sur le sundae, c’est voir nos étoiles briller sur toutes les scènes du Québec. Bonne fête nationale !»

À part «lâcher notre fou» (s’éclater) et «se revirer sur un dix cents» (promptement), l’Oreille tendue a déjà abordé toutes ces expressions.

8 sur 10, bref.