Portrait électrique du jour

Ancien ampèremètre

«Radek n’était pas maigre, et pourtant il était maladif, peut-être parce qu’on sentait que ses chairs n’étaient pas fermes. De même le bourrelet des lèvres avait-il quelque chose de malsain.

Il s’énervait d’une façon toute particulière, curieuse pour un psychologue; pas un trait de son visage ne bougeait, mais ses prunelles semblaient soudain recevoir un ampérage plus fort, qui donnait au regard une intensité gênante.

— Que va-t-on faire de Heurtin ? questionna-t-il après cinq minutes de silence.

— Le décapiter ! grogna Maigret, les deux mains dans les poches du pantalon.

Et ce fut l’ampérage maximum. Radek émit un petit rire grinçant.»

Georges Simenon, la Tête d’un homme, dans les Essentiels de Maigret, présentation de Benoît Denis, Paris, Omnibus, coll. «Tout Simenon», 2011, p. 99-200, p. 177. Édition originale : 1931.

Portrait simenonien

Georges Simenon, Maigret en meublé, couverture

«Elle était comme un énorme bébé, la chair rose, les formes indécises, avec de gros yeux bleus, des cheveux très blonds, une robe couleur de bonbon. À la voir, on aurait dit qu’il ne s’était rien passé de tragique, que tout était pour le mieux dans le meilleurs des mondes. […] Elle devait avoir dans les quarante ou quarante-cinq ans, mais, en apparence, elle n’avait pas d’âge. Tout comme, malgré son volume impressionnant, elle n’avait pas de poids. Et il y avait tant d’exubérance en elle qu’on s’attendait, en dépit des circonstances, à la voir éclater d’un rire enjoué.»

Georges Simenon, Maigret en meublé, dans les Essentiels de Maigret, présentation de Benoît Denis, Paris, Omnibus, coll. «Tout Simenon», 2011, p. 507-617, p. 517 et p. 518. Édition originale : 1951.

Accouplements 197

Marianne Fritz, le Poids des choses, 2022, couverture

(Accouplements : une rubrique où l’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Il y a plusieurs années, le magazine The New Yorker publiait ce dessin d’humour :

Dessin d’humour, The New Yorker

Phil, parti à la recherche de son âme, était revenu les mains vides.

En 2022, Le Quartanier fait paraître le roman le Poids des choses de Marianne Fritz. Le personnage de Berta y déclare ceci : «Je manque d’intériorité» (p. 52).

L’Oreille tendue se sent très proche de Phil et de Berta.

 

[Complément du 2 décembre 2022]

Question de la taupe québecquoise de l’Oreille : «Vous cherchez votre Oreille interne ?» C’est fort bien vu.

 

[Complément du 22 janvier 2024]

Phil, Berta et Pepper — même combat : «What did Pepper have inside ? Years ago he’d gone with a woman who informed him that he was, in fact, empty. “It’s like there’s nobody home”» (Colson Whitehead, Crook Manifesto, p. 178).

 

Références

Fritz, Marianne, le Poids des choses. Roman, Montréal, Le Quartanier, «Série QR», 173, 2022, 143 p. Traduction de Stéphanie Lux. Suivi de «Marianne Fritz» par Adrian Nathan West.

Whitehead, Colson, Crook Manifesto. A Novel, New York, Doubleday, 2023, 319 p.

Autoportrait au dentier

Lisanne Rheault-Leblanc, Présages, 2020, nouvelles

«Même si tu la devines chaque jour, même si tu la sens fourmiller sur toi pendant que tu vaques à autre chose, l’œuvre violente du temps te révulse. Le salaud a érodé tes pommettes, a gonflé ton nez, tes paupières lisses et nerveuses. Il a rongé ta peau pour ne laisser que ce mince tissu translucide sous lequel se trame un réseau complexe de veines, de petites araignées bleues qui auraient fait leurs nids derrière ton visage. Un voile trouble recouvre tes prunelles et les rend grisâtres, malades. Des taches sombres constellent aussi ta figure — au hasard, semble-t-il. Tes lèvres se sont muées en une simple ligne incolore, gercée, et tes joues, comme tu le craignais, forment deux sacs lourds de chaque côté de ta bouche. Seules tes dents blanches, trop droites, trop égales, tranchent avec le reste de cette dévastation. Avec un peu d’effort, tu arrives à sentir le contact étrange entre ton dentier et tes gencives nues.

[…]

Combien de visages as-tu eus tout au long de ta vie ? Celui-là en tout cas sera le dernier, il te reste celui-là, regarde-le bien, rien ne sert de lui demander de se justifier, arrive seulement à en fixer l’image quelque part, dans un endroit à l’abri de la fin. Arrive à aimer ce qu’il est devenu et à lui pardonner un peu la vie qu’il traîne derrière lui.»

Lisanne Rheault-Leblanc, Présages. Nouvelles, Montréal, Del Busso éditeur, 2020, 201 p., p. 35-36 et p. 42.

Portrait assassin du jour

Hervé Le Tellier, Toutes les familles heureuses, éd. de 2021, couverture

«Né fin 1931, Guy avait douze ans à la Libération de Paris, vingt-cinq quand les événements d’Algérie prirent de l’ampleur. Une génération chanceuse et pourtant bâtarde, à la jeunesse coincée entre l’Occupation et la guerre d’Algérie. Il était né trop tard pour collaborer, trop tôt pour torturer. Rien ne prouve qu’il eût fait l’un ou l’autre. Même pour des actes indignes, il faut un peu de trempe. Sans doute n’aurait-il pas su refuser de monter dans un mirador.»

Hervé Le Tellier, Toutes les familles heureuses, Paris, JC Lattès, coll. «Le livre de poche», 36181, 2021, 189 p., p. 16. Édition originale : 2017.