L’art du portrait, en sombre

Nicolas Ancion, Les ours n’ont pas de problème de parking, éd. de 2011, couverture

«Il tourna la tête pour scruter la rue, son visage ressemblait à une carapace de crabe, rouge et luisante, qu’on aurait fichée sur un vieux manteau usé et des épaules tombantes. Au milieu de l’animal, un nez crochu comme une pince de crustacé et deux yeux minuscules, retranchés au fond d’un entonnoir de rides.

[…]

Quel âge est-ce qu’il pouvait avoir ? Avec les cheveux blancs qui lui jaillissaient des oreilles et les pattes d’oie qui lui bouffaient la moitié du visage, je lui aurais donné cent ans ou presque. Quoique. Après le coup du crachat et à sentir son odeur de vieux fauve en fin de chasse, je ne lui aurais rien donné du tout. Pas même prêté, à vrai dire. Un bon bain chaud, à la limite, mais sans garantir l’état de la baignoire à la fin de l’opération. Il avait une véritable tête de crapule et des ongles d’oiseau de proie, aussi longs qu’ils étaient noirs et pointus. Le genre d’homme au long cours dont l’existence n’avait pas dû couler paisiblement.»

Nicolas Ancion, Les ours n’ont pas de problème de parking, Saint-Cyr-sur-Loire, publie.net, coll. «Fiction 17», 2011. Édition numérique. Édition originale : 2001.

L’art (chirurgical) du portrait

 Éric Chevillard, Dino Egger, 2011, couverture

«Dino Egger craint surtout de renaître sous les traits cireux et lisses de ces momies vivantes retouchées au scalpel que l’on dirait couvertes d’un film plastique et qui n’ont plus ni expression ni âge, puis autant de difficulté à sourire franchement que la paupiette ficelée.»

Éric Chevillard, Dino Egger. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2011, 153 p., p. 150-151.

L’art du portrait (la continuation)

Christian Gailly, la Passion de Martin Fissel-Brandt, 1998, couverture

«Lindström était debout devant la fenêtre. Une charmante personne. Très grande. Charpente impressionnante. Presque effrayante. Tu veux dire quoi ? Rien. Admirablement faite. Visage paradoxal. Très grande douceur de traits. On ne peut plus maternelle. De ces femmes sans enfants. Plus mère que mère. Une sorte de maternité rêvée. Idéale. Les avantages sans les inconvénients. Se retournant.

Vous voilà enfin, dit-elle.

J’oubliais : Elle portait des lunettes. Les yeux ? Bleus. Un regard reposant. Sourire non engageant, calme. Et, détail extrêmement important, aucune trace de maquillage. À l’état pur. Nature.»

Christian Gailly, la Passion de Martin Fissel-Brandt. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1998, 142 p., p. 33.

L’art du portrait, version télécommunication

Christian Gailly, les Évadés, 2010, couverture

«Premier producteur de malentendus. Grand dispensateur de proximités fausses, d’illusoires présences. Un instrument de torture. De formes rondes ou longues. Une matière douce, caressante à l’oreille. De plus en plus léger.

Le principal intérêt du téléphone moderne, à vrai dire le seul, est de mettre immédiatement en rapport l’une avec l’autre deux personnes, à condition que la deuxième personne, celle qu’on appelle, réponde immédiatement.»

Christian Gailly, les Évadés, Paris, Éditions de Minuit, coll. «Double», 65, 2010, 234 p., p. 39. Édition originale : 1997.

L’art du portrait (la suite)

Christian Gailly, Dernier amour, 2004, couverture«La cabine libéra un gros homme pathétique. Soixante-dix ans. Bronzé caramel foncé. Presque chocolat. Pieds nus dans des mocassins blancs. Pantalon blanc. Chemise blanche. Tricot bleu marine sur les épaules. Manches nouées autour du cou. Cheveux aluminium.

Bonsoir, monsieur, dit l’homme. Bonsoir, répondit Paul. Puis il entra dans la cabine parfumée. L’eau de toilette de l’homme n’en était pas sortie.»

Christian Gailly, Dernier amour. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2004, 121 p., p. 23.