La bosse de la publicité

Le Réseau de transport de la Capitale — il s’agit évidemment de Québec — est en campagne publicitaire.

Publicité pour les transports en commun, Ville de Québec, 2010

Celle-ci permet de rappeler une fois de plus la forte présence du tutoiement dans la publicité québécoise : «ton quotidien», «essaie-le».

Elle donne l’occasion d’indiquer au non-autochtone que le mot bus au Québec rime parfois avec prépuce (le busse), mais aussi avec crosse (le bosse). Par ailleurs, le verbe bosser désigne moins le travail («T’as intérêt à bosser») que le fait de donner des ordres («Arrête de me bosser»).

Cette campagne publicitaire oblige surtout à se poser une question : que fait là le mot «bus» ? Est-il simplement juxtaposé à «ton quotidien» ? Faut-il plutôt l’entendre comme un verbe, ce qui nécessiterait la prononciation en –osse ? Busse ton quotidien n’aurait, en effet, aucun sens. Bosse ton quotidien, guère plus, objectera-t-on, mais ce ne serait pas la première fois qu’un publicitaire sacrifierait le sens à un effet de manche.

Leçon d’histoire

Le Québec n’a pas de bataille de Marignan, de prise de la Bastille, de guerre de 1870. Il a sa Révolution tranquille.

On la trouve évidemment dans les manuels d’histoire comme dans les débats publics. En 2010, on la commémore : dans les journaux, à Bibliothèque et Archives nationales du Québec, sur les ondes.

Révolution tranquille est aussi devenue une expression figée.

Dans le Devoir d’hier, page B4 : «Toyota Prius rechargeable : la révolution tranquille.» Le même journal, la même édition, la page d’à côté : «Transport collectif et biogaz. Manquerons-nous l’autre révolution tranquille ?»

Un autre signe de la popularité de l’expression ? On s’amuse dorénavant à jouer avec elle. Cela donne, par exemple, la «Révolution tranquillisante» (la Presse, 13 avril 2010).

Elle a de beaux jours devant elle.

Note explicative plus longue que le billet qu’elle complète.

Révolution tranquille ? Au sens strict, il s’agit de la courte période (1960-1966) pendant laquelle le gouvernement québécois, alors dirigé par le premier ministre Jean Lesage, aurait spectaculairement rompu avec la Grande Noirceur incarnée par un de ses prédécesseurs, Maurice Duplessis. Dans les faits, elle est devenue la pierre d’assise du discours identitaire des Québécois francophones depuis cinquante ans. Il y aurait un avant et après, même quand on essaie, ainsi que le fait Michel Beaulieu en 1978, de proposer une lecture historique nuancée : «L’année 1960 a été marquée au Québec de deux événements d’une importance capitale : cette année-là, en effet, a vu le début de la Révolution tranquille (mais je ne suis pas de ceux qui condamnent irrémédiablement Maurice Duplessis aux poubelles de l’Histoire) et la retraite de Maurice Richard» (p. 34). Où le hockey rejoint la politique.

 

[Complément du 3 avril 2016]

Dans la Presse+ du jour, sous le titre «Les révolutions tranquilles», Jean-Philippe Warren démontre que l’expression Révolution tranquille n’est pas propre au Québec.

 

[Complément du 22 décembre 2016]

Sur la place de la Révolution tranquille dans l’historiographie québécoise, l’Oreille tendue recommande la lecture de Marie-Andrée Bergeron et Vincent Lambert, «Au-delà des faits : la Grande Noirceur et la Révolution tranquille en tant que mythistoires. Entretien avec Alexandre Turgeon», article électronique, HistoireEngagée, 21 septembre 2016. http://histoireengagee.ca/?p=5807

 

[Complément du 26 septembre 2017]

Depuis quelque temps, François Legault, le chef de la Coalition Avenir Québec, appelle ses troupes à se lancer dans une «nouvelle Révolution tranquille». Dans le Journal de Montréal du jour, l’ami Antoine Robitaille lui rappelle à juste titre qu’il faut manier avec prudence les mythes historiques.

 

[Complément du 29 avril 2020]

La planète traverse une pandémie. Que sera le monde d’après ?

Certains, sur Internet ou dans la presse, appellent à une nouvelle Révolution tranquille.

 

[Complément du 23 février 2023]

Le succès de la formule ne se dément pas.

On rêve de faire comme la première.

«La Révolution tranquille du soccer» (la Presse+, 23 février 2023).

«Pour une Révolution tranquille climatique» (la Presse+, 1er mai 2022).

«Une révolution tranquille alimentaire au Québec» (le Devoir, 12-13 mars 2022).

«La Révolution tranquille du sport québécois» (la Presse+, 19 mai 2021).

«Une “révolution tranquille” à la polonaise ?» (le Devoir, 3-4 avril 2021).

«La révolution tranquille de Valérie Plante» (la Presse+, 3 novembre 2018).

«Révolution tranquille à Pyongyang» (la Presse+, 3 février 2018).

«La révolution tranquille de l’industrie du placement» (la Presse+, 21 juin 2017).

Il en faudrait une nouvelle.

«Jérôme 50. La nouvelle Révolution tranquille» (la Presse+, 10 octobre 2018).

«Une nouvelle Révolution tranquille ?» (la Presse, 22 septembre 2012).

«À quand la prochaine Révolution tranquille ?» (le Devoir, 31 décembre 2009).

«La prochaine Révolution tranquille» (le Devoir, 23 novembre 2006).

Plus précisément encore, certains appellent de leurs vœux une deuxième, une seconde ou une troisième Révolution tranquille.

«L’État québécois, en mieux. Dans son livre à paraître, Martine Ouellet propose une deuxième révolution tranquille» (le Devoir, 18-19 avril 2015).

Gil Courtemanche, la Seconde Révolution tranquille. Démocratiser la démocratie, Montréal, Boréal, 2003, 176 p.

«Paul Gérin-Lajoie […] rêve d’une deuxième Révolution tranquille» (le Devoir, 21-22 septembre 2013).

«Le Québec est-il mûr pour une seconde “Révolution tranquille” ?» (le Devoir, 5-6 novembre 2011).

«Vers une troisième Révolution tranquille ?» (le Devoir, 16 novembre 2011).

Les détournements ne se comptent plus.

«La banalisation tranquille» (le Devoir, 2 septembre 2021).

Tremblay, Rodrigue, la Régression tranquille du Québec. 1980-2018, Montréal, Fides, 2018, 344 p.

Fortin, Steve E. (édit.), Démantèlement tranquille. Le Québec à la croisée des chemins, Montréal, Québec Amérique, 2018, 208 p.

Ianik Marcil, «La privatisation tranquille», dans Ianik Marcil (édit.), 11 brefs essais contre l’austérité. Pour stopper le saccage planifié de l’État, Montréal, Somme toute, 2015, p. 7-21.

Stéphane Courtois, Repenser l’avenir du Québec. Vers une sécession tranquille ?, Montréal, Liber, 2014, 564 p.

«L’illusion tranquille ou la souveraineté perdue de vue» (le Devoir, 9 janvier 2012).

«L’illusion tranquille : l’efficience des PPP» (le Devoir, 10 août 2009).

«Jean-Marie Roy 1925-2011 — L’architecte de la modernisation tranquille» (le Devoir, 9 novembre 2011).

Oui, en effet : nous avons la Révolution tranquille en héritage (sous la direction de Guy Berthiaume et Claude Corbo, Montréal, Boréal, 2011, 304 p.).

 

Références

Beaulieu, Michel, «Guy Lafleur pense et compte», la Nouvelle Barre du jour, 62, janvier 1978, p. 30-40.

Bergeron, Marie-Andrée et Vincent Lambert, «Au-delà des faits : la Grande Noirceur et la Révolution tranquille en tant que mythistoires. Entretien avec Alexandre Turgeon», article électronique, HistoireEngagée, 21 septembre 2016. http://histoireengagee.ca/?p=5807

Les joies du bilinguisme

Cette publicité, dans la vitrine de l’épicerie près de chez l’Oreille tendue, il y a quelques jours :

«Sans gluten free», publicité, Montréal, 2010

Premier réflexe : qu’est-ce que ce «gluten free» qu’il n’y a pas dans le produit en montre («sans gluten free») ?

Deuxième réflexe : voilà ce que c’est que d’habiter une ville bilingue («sans gluten» / «gluten free»).

Toutes les occasions de citer Gaston Miron étant bonnes, saisissons celle-ci :

Dès que j’ai pu me rendre compte du monde extérieur, je trempais dans un environnement linguistique à prépondérance anglaise et bilingue, le français étant réservé à l’usage domestique. Ce chevauchement des deux langues, plus exactement d’une langue sur l’autre, finissait par composer une trame indifférenciée, les mots allaient par couples et ces paires de signes me saisissaient comme un seul signal. Door/porte, pull/tirer, pont/bridge, meat/viande, lundi/monday, péage/toll, men/hommes, address/adresse, merci/thank you, bienvenue/welcome, etc. Et j’étais cerné par l’affichage, l’annonce, la réclame. Le monde était tel, pensais-je (p. 222).

 

Référence

Miron, Gaston, «Le bilingue de naissance», Maintenant, 134, mars 1974; repris dans l’Homme rapaillé. Poèmes, Montréal, Typo, 2005, 258 p. Préface de Pierre Nepveu. Édition originale : 1998.

Retour inattendu

Cinquante jeunes militants du Parti québécois et du Bloc québécois viennent de rédiger une lettre dans laquelle ils mettent en cause certains choix en matière de défense de l’idée de souveraineté politique du Québec. Le Devoir l’a publiée lundi.

Un des signataires, interviewé à la radio de Radio-Canada hier matin, plutôt que de faire comme tout le monde depuis une vingtaine années et de dire souveraineté, a parlé d’indépendance. Serait-ce l’effet de l’Halloween ? Voilà un fantôme qu’on n’avait pas vu depuis longtemps.

 

[Complément du 4 novembre 2010]

Semaine faste ! Dans le Devoir du 3 novembre, la réponse de 136 militants aux 50 signataires de la lettre : «Gouverner en souverainiste et faire l’indépendance» (p. A9).

 

[Complément du 8 avril 2013]

Belle-mère de son état, Bernard Landry est cité dans le Devoir de ce matin : «Utilisons les bons mots. Regardons les choses en face : nous voulons l’indépendance nationale» (p. A3), aurait-il déclaré dans le cadre des États généraux sur… la souveraineté. L’ancien premier ministre du Québec lirait-il l’Oreille tendue ? (Il y a longtemps que celle-ci s’interroge sur la disparition d’indépendance au bénéfice de souveraineté.)

 

[Complément du 11 février 2014]

Peut-être y aura-t-il bientôt des élections au Québec. Le Parti québécois, en tout cas, est déjà en campagne. Il a lancé récemment une publicité intitulée «L’indépendance, ça dépend de nous».

Interprétation du Conseil de la souveraineté (!) : «Son président, Gilbert Paquette, croit qu’avec ce choix sémantique le PQ exprime plus clairement son objectif qu’avec le terme souveraineté» (la Presse, 10 février 2014, p. A7).

Interprétation du parti : «Le président du PQ, Raymond Archambault, soutient, lui, que les mots souveraineté et indépendance sont des synonymes […]» (ibid.).

Voilà qui est plus clair. Ou pas.

Une maille à l’endroit, une maille à l’envers

Au Québec, ce qui est tricoté serré est sans faille.

Il peut s’agir d’une société : «Et puis, c’est qu’on nous la sert monolithique et tricotée serrée, cette société québécoise. Tous blancs, mignons, sortis de la souche de nos aïeux défricheurs, les lofteurs. À d’autres, le fameux vote ethnique. Mais passons…» (le Devoir, 11-12 octobre 2003). Il peut aussi s’agir d’une de ses parties — «L’Asie métissée serrée à Montréal» (le Devoir, 10 août 2010, p. A2) — ou d’une de ses villes — «[La] Vieille Capitale — surtout au niveau des cercles dirigeants — est un petit milieu tricoté serré» (la Presse, 11 janvier 2001).

Laine oblige, l’expression s’appliquerait à l’équipe de hockey dite nationale, les Canadiens de Montréal : «Preuve que la Flanelle est encore tricotée serré dans le cœur des Québécois» (la Presse, 15 janvier 2004, p. S4).

Comme il arrive souvent dès qu’une expression devient populaire, celle-ci connaît de nouveaux emplois.

Soit on l’utilise dans des contextes étonnants, par exemple pour désigner un ensemble de voitures : «Multisegments. Une catégorie métissée serré» (la Presse, 22 avril 2008, cahier Auto, p. 4).

Soit on la modifie juste assez légèrement pour qu’elle reste repérable : on montre par là qu’on sait distinguer les clichés sans y sombrer. Dans Peaux de chagrins, Diane Vincent dit de sa masseuse et de son policier qu’ils sont «crochetés serré» (p. 25). Renald Bérubé évoque, lui, dans les Caprices du sport, des «obligations nombreuses et tressées bien serré» (p. 137). Dans un des quotidiens de l’Oreille tendue hier : «C’est de l’entre nous twitté serré» (le Devoir, 1er novembre 2010, p. B9).

Puis arrive le moment où on lit ceci, dans la Respiration du monde de Marie-Pascale Huglo : «Elle en connaissait un rayon, côté marine, son père était capitaine, elle savait distinguer les authentiques (tricotés serré) des copies et ne plaisantait pas là-dessus : Miss O’Hara ne plaisantait jamais sur la marchandise» (p. 8). Pour une fois que l’expression tricoté serré est utilisée pour désigner proprement des travaux d’aiguille, en l’occurrence un bonnet de marin, c’est à peine si on la reconnaît.

 

[Complément du 26 juillet 2014]

Dans la Presse+ du jour, rubrique cinéma, ceci :

«Famille métissée serrée», la Presse+, 26 juillet 2014

 

 

[Complément du 12 mai 2015]

Existe également en version «Tressé serré» (la Presse, 9 mai 2015, cahier Arts, p. 16).

 

[Complément du 19 septembre 2018]

Lundi soir, à Montréal, un débat télévisé réunissait les aspirants premiers ministres du Québec; c’était une première. Certains se sont opposés à la tenue de ce débat, mais pas Francine Pelletier. Dans le Devoir du jour, elle parle des «Anglos tricotés serrés» qui ont pu s’y reconnaître (p. A11).

 

[Complément du 26 mars 2020]

La publicité aussi, bien sûr.

«Tissés serrés», publicité, mars 2020

 

[Complément du 16 septembre 2021]

En version techno :

«Connectés serrés», publicité de Vidéotron, septembre 2021

 

[Complément du 29 avril 2023]

En version pour bricoleurs.

«Nos clients et nous, on est vissés serrés», publicité, Simplex, 29 avril 2023

 

Références

Bérubé, Renald, les Caprices du sport. Roman fragmenté, Montréal, Lévesque éditeur, coll. «Réverbération», 2010, 159 p.

Huglo, Marie-Pascale, la Respiration du monde. Roman, Montréal, Leméac, 2010, 165 p.

Vincent, Diane, Peaux de chagrins, Montréal, Triptyque, coll. «L’épaulard», 2009, 236 p.