Accouplements 205

«Cannabis 02 bgiu», photographie par Bogdan

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Les dernières lignes de Candide (1759), de Voltaire, sont célèbres : «Cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin» (éd. Magnan 1984, p. 184).

Elles ont été reprises à toutes les sauces (voir ici). Prenons deux exemples, liés l’un et l’autre au cannabis.

Chez Frédéric Beigbeder, dans 99 francs (2000). Il y a, en apparence, un eldorado dans ce roman, un lieu coupé du monde où il fait bon vivre, un asile où se tenir à l’écart du monde et être heureux : ce n’est pas une métairie, comme chez Voltaire, mais une île pour richards réputés morts, «Ghost Island, dans l’archipel des Caïmans» (p. 255), et son hôtel de luxe, «l’Escape Complex Castaneda» (p. 263). S’y côtoient, parmi d’autres, Claude François et la princesse Diana, Romain Gary et Charles Bukowski, Antoine Blondin et Salman Rushdie, dans les effluves de «ganja» (p. 263) : «Toutes les drogues existantes sont déposées chaque matin sur leur paillasson dans une jolie valise Hermès» (p. 266). Et Voltaire est présent : «Il faut foutre le camp comme Gauguin, Rimbaud ou Castaneda, voilà tout. Partir sur l’île déserte avec Angelica qui met de l’huile sur les seins de Juliana qui te pompe le dard. Cultiver son jardin de marijuana en espérant seulement qu’on sera mort avant la fin du monde» (p. 34).

Chez David Lopez, dans Fief (2017), dans le chapitre «Sur la chatte à Voltaire». Jonas, le narrateur, se rend chez Romain y retrouver ses amis Ixe, Poto, Habib, Miskine. Que lui montre Ixe, dans le jardin ?

On passe la véranda, un store cassé pend du haut de la vitre jusqu’à toucher le sol, et on arrive dehors où une petite terrasse précède un jardin tout en longueur. Derrière c’est comme devant. Ce Romain est soit une feignasse soit un putain d’amoureux de la nature. Sur la gauche, là où se dirige Ixe, un espace semble pourtant aménagé. Il a construit un cabanon aux parois grillagées qui contient un buisson. Il attrape l’extrémité d’une branche passée à travers le grillage, regarde-moi ça il dit, et je vois une grosse tête d’herbe bien compacte, dense, et grasse au toucher (éd. de 2019, p. 42).

Débarquent alors Untel et Lahuiss; c’est ce dernier qui fait le lien entre la drogue en train de pousser et Voltaire.

Lahuiss, en tapotant sa clope éteinte contre l’ongle de son pouce, se lève de sa chaise, et avec l’air d’un mec super fier de ce qu’il s’apprête à dire, il dit au moins, on peut considérer que c’est une manière comme une autre de cultiver son jardin. Habib fait houla, qu’est-ce qu’il nous raconte çui-là. Quoi tu connais pas Voltaire, demande Lahuiss faussement outré. Wesh les gars y en a parmi vous qui sont allés au lycée ? Cultiver son jardin, c’est dans Candide. Tu vois ou pas, Candide (p. 52).

Un classique, c’est ça : un texte constamment mobilisable.

 

P.-S.—Beigbeder parle de «ganja» et de «marijuana»; Lopez, d’«herbe» ou de «beuh» (p. 123). Voltaire aurait-il parlé «de la weed» ou «du weed» ? Ça se discute.

P.-P.-S.—L’Oreille tendue a déjà commenté la dimension voltairienne de 99 francs. C’était en 2003, dans les Cahiers Voltaire.

P.-P.-P.-S.—Elle a déjà eu l’occasion de dire tout le bien qu’elle pensait d’un récent livre de Beigbeder.

P.-P.-P.-P.-S.—Stéphanie Géhanne Gavoty a étudié l’intertexte voltairien dans Fief. C’était en 2019, toujours dans les Cahiers Voltaire.

 

[Complément du 13 avril 2023]

Utiliser une citation apocryphe de Voltaire — «Appreciation is a wonderful thing : It makes what is excellent in others belong to us as well» (voir Wikipédia) — pour vendre du cannabis ? C’était déjà le cas en 2017, comme l’indiquait l’Oreille dans ses Curiosités voltairiennes.

Citation apocryphe de Voltaire, publicité de cannabis, 2017

 

Illustration : Bogdan, «Cannabis 02 bgiu», 2005, photo déposée sur Wikimedia Commons

 

Références

Beigbeder, Frédéric, 99 francs, Paris, Bernard Grasset, 2000, 282 p.

Gavoty, Stéphanie Géhanne, «Enquête sur la réception de Candide (XVII). Coordonnée par Stéphanie Géhanne Gavoty», Cahiers Voltaire, 18, 2019. Voir p. 234-238.

Lopez, David, Fief. Roman, Paris, Seuil, coll. «Points», P4874, 2019, 236 p. Édition originale : 2017.

Melançon, Benoît, «Enquête sur la réception de Candide. Coordonnée par André Magnan», Cahiers Voltaire, 2, 2003. Voir p. 257-258.

Voltaire, Candide ou l’Optimisme, Paris, Bordas, coll. «Univers des lettres Bordas», 1984, 191 p. Édition d’André Magnan. Édition originale : 1759.

Hasards linguistiques

Tweet de Jean-François Roberge, 15 mars 2023

Le hasard fait (malheureusement) bien les choses.

La semaine prochaine, l’Oreille tendue sera à Halifax pour y présenter une conférence intitulée «Le français : une langue menacée ?» Parmi les menaces (supposées) qu’elle commentera, il devrait y avoir les nouvelles technologies, l’écriture inclusive, la domination mondiale de l’anglais et l’insécurité linguistique. Il sera aussi question du franglais. (Sur cette question, voir ici et .)

Hier, le ministre québécois de la Langue française, Jean-François Roberge, a mis en ligne une vidéo de trente secondes, accompagnée du texte suivant :

Au Québec, le français est en déclin. Ensemble, renversons la tendance.

Voici la nouvelle publicité du Ministère de la Langue française pour susciter une prise de conscience des Québécois au déclin du français au Québec.

L’objectif de la vidéo — qui associe la langue française à un oiseau de proie vulnérable — est clairement de s’en prendre à l’utilisation par les jeunes de mots anglais quand ils parlent français. En linguistique, on parlerait d’alternance codique (code-switching), mais, depuis un pauvre livre d’Étiemble, on utilise souvent le mot franglais pour désigner ce phénomène. Exemple : «Mais malgré que ses skills de chasse soient insane, l’avenir du faucon pèlerin demeure sketch

Il y aurait beaucoup de choses à dire de cette campagne publicitaire. Retenons-en trois.

Postuler que «le français est en déclin» au Québec est un discours alarmiste. L’est-il sur tous les plans ? Partout au Québec ? Pour toutes les tranches d’âge ? Dans toutes les situations de la vie privée et publique ? Le ministre ne pèche pas par excès de nuance. (Il n’est pas le seul.)

Laisser entendre que les phrases (évidemment inventées) de la publicité ne sont pas du français, ou sont du mauvais français, bute sur un écueil : ce sont des phrases en français — mais d’un registre tout à fait particulier. L’Oreille tendue a longtemps enseigné; elle n’a jamais lu de phrases semblables dans une copie d’étudiant. Autour d’une table, dans un repas familial, au stade ? C’est autre chose.

Penser que les jeunes Québécois vont changer leurs pratiques linguistiques parce que leur gouvernement s’attaque à celles-ci ne paraît pas être la stratégie la plus sûre pour qu’ils les transforment, si tant est qu’il soit impératif qu’ils le fassent.

 

P.-S.—Cela vous rappelle une publicité électorale du Parti québécois en 2022 ? Vous n’avez pas tort.

P.-P.-S.—Autre hasard : l’Oreille découvre cette vidéo au moment où elle lit un ouvrage d’Annette Boudreau, Dire le silence (2021). L’autrice y cite notamment deux extraits de chroniques rédigées pour le journal acadien l’Évangéline par Alain Gheerbrant en… 1967 et 1968 : «si personne ne se réveille, dans quinze ou vingt ans on ne parlera plus de l’Acadie comme d’une région de langue française» (20 novembre 1967, p. 164); «Personne ne peut nier de bonne foi que l’anglicisation ne galope — surtout dans certains secteurs comme les écoles — et c’est dans ce cas-là la faute des élèves» (10 septembre 1968, p. 165). Plus ça change…

 

Référence

Boudreau, Annette, Dire le silence. Insécurité linguistique en Acadie 1867-1970, Sudbury, Prise de parole, coll. «Agora», 2021, 228 p.

Pronom hockeyistique

Publicité de la Banque Scotia en faveur de la diversité dans le hockey, comportant le pronom iel.

En 2021, les dictionnaires Le Robert ont ajouté à leur nomenclature le pronom iel. Tout le monde n’avait pas apprécié. L’Oreille tendue en avait parlé à la radio.

Hier soir, elle regardait un match des Canadiens de Montréal — c’est du hockey — quand elle est tombée sur la publicité dont l’image ci-dessus est tirée.

La Banque Scotia souhaite lutter contre plusieurs aspects de la culture du hockey au Canada, notamment son manque de diversité. Pour ce faire, elle évoque l’ouverture envers diverses communautés (les homosexuels, les jeunes filles, les «communautés culturelles», les Premières nations, etc.), notamment celles où iel se pratique.

Il y a un chroniqueur qui ne doit pas être content.

La clinique des phrases (uuuu)

La clinique des phrases, Charles Malo Melançon, logo, 2020

(À l’occasion, tout à fait bénévolement, l’Oreille tendue essaie de soigner des phrases malades. C’est cela, la «Clinique des phrases».)

La Fédération des sciences humaines lance une baladodiffusion, Voir grand. Elle en fait la publicité, sous le titre suivant : «Lancement de la série de balados Voir grand le mois prochain».

L’Oreille tendue pense ne pas se tromper en disant que la Fédération espère voir grand au-delà d’une période de trente jours («Voir grand le mois prochain»).

Clarifions les choses : «Lancement le mois prochain de la série de balados Voir grand».

À votre service.

«Lancement de la série de balados Voir grand le mois prochain», publicité, novembre 2022

Le saint suaire et la banque

Un pyjama représentant des joueurs des Canadiens de Montréal

 

«Mais le tissu social de Montréal
C’est de la sainte flanelle»
(Loco Locass, «Le but», chanson, 2009)

Maurice Richard, le célèbre ailier droit des Canadiens de Montréal — c’est du hockey — meurt en 2000. Deux ans plus tard, une partie des objets de sa collection personnelle était mise en vente. On pouvait y acheter un de ses maillots, comparé au saint suaireShroud of Turin», Encan, p. 130). On le répète jusqu’à plus soif depuis des années : le hockey, au Québec, serait une religion.

On en a eu un autre exemple au cours des derniers jours. Les dirigeants des Canadiens, comme ceux de la majorité des clubs de la Ligue nationale de hockey (LNH), ont décidé de mettre de la publicité sur les maillots de leur équipe. Le logo d’une banque y apparaîtra dès cette saison. Un peu partout, on s’est indignés : il ne fallait pas toucher à pareil symbole. C’était une hérésie.

Un candidat aux élections provinciales, Gabriel Nadeau-Dubois, trouve le geste «ben ordinaire» : «Il y a un caractère, je ne veux pas utiliser un mot qui ne serait pas laïque, mais un caractère presque sacré au chandail du Canadien de Montréal. C’est aussi un symbole identitaire au Québec. C’est une équipe qui nous rassemble. Je trouve ça dommage un logo publicitaire sur ce chandail» (la Presse+, 13 septembre 2022). «Le chandail du CH n’est plus sacré», titre le chroniqueur Patrick Lagacé; «Sacrilège», ajoute-t-il (la Presse+, 12 septembre 2022). Un amateur cité par The Gazette va dans le même sens, avec le même mot : «I would have thought the (Canadiens) would have considered this iconic sweater to be more sacred than to tarnish it for money» (13 septembre 2022). Le décision des propriétaires a un «aspect profanateur», affirme un lecteur du Devoir, qui parle également d’une «étoffe […] désacralisée» (15 septembre 2022).

Cette réaction a de quoi étonner.

La commercialisation du hockey n’est pas un phénomène récent, pas plus que celle de l’uniforme tricolore. Qui a assisté à un match au Centre Bell ou regardé une partie à la télévision le sait : le spectateur est bombardé sans arrêt de messages publicitaires. De même, quand Maurice Richard vendait des céréales, du pain tranché ou du vin rouge, il le faisait en uniforme. Guy Lafleur faisait la même chose pour vendre du yogourt. Ce n’est pas d’aujourd’hui que les Canadiens attirent les publicitaires. Vous pensiez vraiment que l’équipe allait revenir en arrière ?

L’annonce des derniers jours était parfaitement prévisible. Il y a des années que l’apparition des publicités sur les chandails des joueurs de hockey était dans les cartons de la LNH. On en trouvait déjà sur l’équipement porté durant les entraînements et sur les casques des joueurs durant les matchs. Vous pensiez vraiment que cela allait s’arrêter là ?

La marchandisation du hockey s’inscrit dans un mouvement mondial. L’année prochaine, ce sera le baseball. Au football américain, c’est déjà le cas dans les entraînements. C’est vrai du soccer depuis les années 1970 et du basketball depuis 2016. Vous pensiez vraiment que le hockey allait rester seul et laisser passer une manne potentielle ?

Pour imaginer que les Canadiens résistent à cette vague de fond, il fallait conférer à l’équipe un statut particulier. Incarnation de la nation, elle aurait été différente des autres équipes. Il existait pourtant un précédent qui aurait dû obliger les fans à réfléchir. Le club de foot de Barcelone entretient avec les Catalans un lien au moins aussi fort que les Canadiens avec leur public. Pourtant, depuis le début des années 2000, les joueurs du Barça font les hommes-sandwichs. Cette année, ils sont commandités par Spotify; au début, c’était par l’Unicef.

Les Canadiens de Montréal étaient déjà une équipe comme les autres. Cela vient d’être confirmé. Les marchands du Temple sont là pour rester.

P.-S.—Il y a ceux qui pleurent une époque supposée révolue. Il y a aussi ceux qui s’amusent de la situation, Guy Mongrain ou Stéphane Laporte, par exemple, et leurs abonnés sur Twitter.

 

Références

Bauer, Olivier et Jean-Marc Barreau (édit.), la Religion du Canadien de Montréal, Montréal, Fides, 2008, 182 p. Ill.

Bauer, Olivier, Une théologie du Canadien de Montréal, Montréal, Bayard Canada, coll. «Religions et société», 2011, 214 p. Ill.

Encan de la collection Maurice «Rocket» Richard. 7 mai 2002 / The Maurice «Rocket» Richard Auction. May 7th, 2002, Saint-Constant, Collections Classic Collectibles, 2002, 100 p. Ill.

Melançon, Benoît, les Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle, Montréal, Fides, 2006, 279 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Nouvelle édition, revue et augmentée : Montréal, Fides, 2008, 312 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Préface d’Antoine Del Busso. Traduction : The Rocket. A Cultural History of Maurice Richard, Vancouver, Toronto et Berkeley, Greystone Books, D&M Publishers Inc., 2009, 304 p. 26 illustrations en couleurs; 27 illustrations en noir et blanc. Traduction de Fred A. Reed. Préface de Roy MacGregor. Postface de Jean Béliveau. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2012, 312 p. 42 illustrations en noir et blanc. Préface de Guylaine Girard.

Benoît Melançon, les Yeux de Maurice Richard, éd. de 2012, couverture