Défense et illustration de la garnotte

Il y a de ces mots que la langue populaire utilise à plusieurs sauces : leur existence doit nous réjouir. Garnotte est de ceux-là.

Certaines routes du Québec, inégalement carrossables, sont couvertes de garnotte (au singulier). Il s’agit alors de petites pierres concassées.

Dans le domaine sportif (baseball, hockey), le mot désigne un tir puissant. Le défenseur Marc-André Bergeron a une méchante garnotte. Le frappeur n’a pas vu passer la garnotte d’Éric Gagné. (Le verbe garnotter n’existe qu’en ce sens.)

Comment est-on passé de la pierre au sport ? Hypothèse : vitesse oblige, une rondelle ou une balle puissamment propulsée n’est guère plus grosse, à la vue, que de la garnotte.

Les dictionnaires hexagonaux ne connaissent pas le mot : ni le Trésor de la langue française informatisé, ni le Petit Robert, ni le Petit Larousse, ni le Dixel. Il n’y a pas lieu de s’en étonner.

C’est malheureusement aussi vrai des dictionnaires québécois sérieux : le Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française, le Multidictionnaire de la langue française de Marie-Éva de Villers (2009), le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui (1992), le Dictionnaire du français Plus. À l’usage des francophones d’Amérique (1988), la Base de données lexicographiques panfrancophone (Québec).

Les dictionnaires folkloriques ne connaissent que le premier sens de garnotte :

«Gravier, gravillon. “Tourne au chemin en garnotte, pis fais trois milles !”» (Petit lexique de mots québécois à l’usage des Français […], p. 87-88 );

«n.f. — Cailloux concassés» (Dictionnaire de la langue québécoise, p. 244).

Dans les citations du Trésor de la langue française au Québec, on trouve quelques occurrences du mot, mais sans définition. Elles proviennent notamment de Jacques Renaud, de Jeanne d’Arc Jutras, de Fred Pellerin, des Cowboys fringants, de périodiques. Une seule concerne le sens sportif du mot (le Droit, 19 août 1993, p. 47).

Il faudrait corriger cette grave injustice et donner droit de cité, en sa double acception, à garnotte.

 

[Complément du 18 juillet 2011]

Ô joie ! Le Petit Robert 2012 accueille garnotte, dixit Radio-Canada.

 

[Complément du 22 août 2011]

Tous les divorces ne sont pas également harmonieux. Dany Larivière, le maire de la municipalité québécoise de Saint-Théodore-d’Acton, en a récemment donné la preuve. Histoire d’attirer l’attention des autorités policières sur sa situation — il a réussi —, il a offert à son ex-femme un cadeau dont elle se souviendra longtemps. Le matin de son anniversaire, Isabelle Forest a trouvé un rocher de 20 tonnes devant sa propriété. Sur une face, «Bonne fête Isa»; sur l’autre, «Pour tout ce que tu fais pour moi». Pourquoi cet encombrant présent ? Larivière «a dit avoir voulu donner à son ex-femme, de qui il est divorcé depuis plus d’un an, la “grosse garnotte” qu’elle lui aurait toujours demandée pour son anniversaire» (la Presse, 16 août 2011, p. A16). Bien que le malheureux divorcé soit propriétaire d’une entreprise d’excavation, on peut légitimement penser que la «grosse garnotte» dont il est question ne sert pas à remblayer. Cette «garnotte»-là est une pierre (autrement) précieuse. En contexte (post)conjugal, il est probable qu’il s’agit d’un diamant. La différence est de taille, au point qu’on voit mal monsieur et madame se rabibocher.

 

[Complément du 21 janvier 2016]

Soit la phrase suivante : «Puis [Gibson] dévisse une garnotte dans les gradins du champ droit» (le Devoir, 19 janvier 2016, p. B6). Il s’agit de baseball. En 1988, Kirk Gibson a frappé avec beaucoup de puissance (il l’a «dévissé») le non moins puissant tir du lanceur adverse (sa «garnotte»). (Dans ce sport, les lancers sont aussi des offrandes.) On ne confondra pas «champ droit» et «champ gauche».

 

[Complément du 21 janvier 2016]

Depuis quelques jours, cet article du blogue est particulièrement populaire. L’Oreille tendue se demandait pourquoi. Réponse ci-dessous, via @vanessa_icietla (merci).

 

[Complément du 3 mars 2017]

Au royaume de la pierre, garnotte est sœur de gravelle, d’où le fait qu’on puisse «baptiser en français» le gravel bike «vélo à gravelle ou à garnotte» (vélomag, 22 février 2017). Merci à @petitsmorceaux pour le tuyau.

 

[Complément du 15 août 2022]

La garnotte que l’on se fait passer au doigt peut, en effet, être conjugale, foi de Carolanne Foucher :

ma psy est revenue de voyage très bronzée
avec une garnotte autour de l’annulaire (Submersible, p. 93)

 

Références

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise, Montréal, VLB éditeur, 1980, 574 p.

Desjardins, Ephrem, Petit lexique de mots québécois à l’usage des Français (et autres francophones d’Europe) en vacances au Québec, Montréal, Éditions Vox Populi internationales, 2002, 155 p.

Foucher, Carolanne, Submersible. Poésie, Montréal, Éditions de ta mère, 2022, 133 p.

Au tournant du siècle dernier

Sylvie Brunet, les Mots de la fin du siècle, 1996, couverture

Quels étaient les mots, les usages et les images populaires à la fin du XXe siècle ? Sylvie Brunet en avait dressé la cartographie dans les Mots de la fin du siècle (1996).

L’ouvrage n’a perdu ni son intérêt ni son actualité. Certains des «modismes» (expressions à la mode) repérés alors ont toujours cours : grave, j’te dis pas, délocaliser, quelque part. Les propos sur le tutoiement (p. 193-197), et notamment celui de Patrick Bruel (on est en 1996…), font mouche, aujourd’hui comme hier. L’économie des mots de liaison sévissait déjà (p. 156-159). L’emprise des médias n’a pas changé : «Notre koinè à nous, c’est le médiatique» (p. 248). Les exemples sont nombreux et bien choisis.

À la lecture, un constat s’impose : l’état de discours que décrit Sylvie Brunet est encore, pour une bonne part, celui dans lequel nous vivons, en France comme au Québec.

Une citation, pour terminer ce bref éloge : «La mayonnaise qui prend évoque un phénomène d’adhésion collective, spontanée et aléatoire, et revient à “réussir dans une entreprise” tandis que le soufflé qui retombe signifie “échouer dans quelque chose”. Étrange langue que celle des images où le soufflé peut incarner l’antithèse de la mayonnaise !» (p. 88)

 

Référence

Brunet, Sylvie, les Mots de la fin du siècle, Paris, Belin, coll. «Le français retrouvé», 29, 1996, 254 p.

Trekking linguistique

Il fut un temps où l’Oreille tendue fréquentait avec assiduité les rues de Paris. Elle y revient aujourd’hui, après une absence de cinq ans. Elle y est frappée par la présence massive de l’anglais.

Des films gardent leur titre original (Funny People). La publicité automobile vante «The Only One», le «Nouveau Mini One Clubman». Les boutiques s’appellent Cinebank, The Conran Shop, Bike in Paris ou Star Nails. Les bars offrent qui un «Happy Hour», qui un «Happy Diner». Comme les magasins d’alimentation («Simply Market»), les restaurants, y compris ceux qui vendent des «French Specialties», sont particulièrement touchés : Speed Rabbit Pizza, Coffee India. Et le favori de l’Oreille, pour des raisons qui seront évidentes dans quelques semaines :

Restaurant Spice and Wine, Paris, 1er octobre 2009

Est-ce cet engouement qui explique pareille petite annonce ?

Cours d’anglais, Paris, 1er octobre 2009

Peut-être…

De deux interprétations l’une. Ou l’Oreille avait oublié; ou les choses ont bel et bien changé. Quoi qu’il en soit, une chose est sûre : elle a parfois l’impression de se trouver à… Bruxelles.

Métadébat

Il y avait le débat.

Puis il y eut le débat de société : «Pour un débat de société sur l’agriculture» (le Devoir, 1er décembre 2003, p. A2).

Il y a dorénavant le colloque sur le débat de société : «Des couvents en héritage. Un colloque international sur un débat de société» (le Devoir, 18 septembre 2009, p. A5, publicité).

On n’arrête pas le progrès.

P.Q.

L’histoire de la littérature raffole des périphrases. Bossuet est «L’aigle de Meaux», Voltaire, «Le patriarche de Ferney», George Sand, «La bonne dame de Nohant».

Existe-t-il des périphrases québécoises (P.Q.) ? Bien sûr, avec la même contrainte qu’ailleurs : il faut minimiser le risque de confusion. «Le poète de Natashquan» (Gilles Vigneault), oui; pas «Le poète de Montréal». «L’athlète de Ripon» (Stéphane Richer), d’accord; «L’athlète de Québec», non.

Il y a des «p’tits gars», souvent d’anciens premiers ministres, au fédéral comme au provincial : les «p’tits gars» de Shawinigan (Jean Chrétien), de Baie-Comeau (Brian Mulroney), de Chandler (René Lévesque). Il y a «Le père de la loi 101» (Camille Laurin), qu’on ne confondra pas avec «Le père de Youppi» (Roger D. Landry). Il fut même un temps où «Le prince des annonceurs» (Roger Baulu) pouvait interviewer «Le prince des lépreux» (le cardinal Paul-Émile Léger).

Certaines P.Q. peuvent désigner deux personnes, ce qui nuit à leur efficacité. «Le beu de Matane» («Le bœuf de Matane») est aussi bien l’ex-ministre Marc-Yvan Côté que l’ex-hockeyeur Alain Côté.

Inversement, il est des cas où une seule a droit à plusieurs P.Q. : Céline Dion est «La p’tite fille de Charlemagne», «La diva de Charlemagne», voire «La diva de la chanson».

On ne prête qu’aux riches.

 

[Complément du 27 mars 2012]

Thomas Mulcair vient d’être élu chef du Nouveau parti démocratique du Canada. Michel David, qui lui consacre un texte dans le Devoir d’aujourd’hui, l’appelle le «pitbull de Chomedey» (p. 3). Ouch.

 

[Complément du 27 avril 2015]

Si l’on en croit @PrintempsM (Les Printemps meurtriers de Knowlton / Festival international de littérature noire de langue française), Chrystine Brouillet serait «la reine du polar québécois». Merci de nous l’apprendre.

 

[Complément du 21 décembre 2015]

Dans le Devoir du jour, sous la plume de Jean-François Nadeau : le «barde de l’île d’Orléans», Félix Leclerc (p. A3).

 

[Complément du 29 décembre 2019]

L’omnicommentateur Mathieu Bock-Côté est né dans la banlieue montréalaise de Lorraine. Mark Fortier vient de lui consacrer un ouvrage, Mélancolies identitaires. On y lit ceci : «Voilà qui explique pourquoi le hibou de Lorraine hulule aussi gaiement en volant au-dessus du champ de ruines» (p. 150).

 

[Complément du 15 mai 2022]

S’agissant de Céline Dion, un exemple romanesque, chez Alex Viens : «Charlie pointe du doigt le petit cadre vintage que Jules a déposé sur sa table de chevet pour s’endormir sous les yeux bienveillants de la diva de Charlemagne» (les Pénitences, p. 110).

 

[Complément du 14 janvier 2024]

La cerbère de la nouvelle équipe de hockey féminin de Montréal vient de La Malbaie. Elle est réputée intraitable. Comment désigne-t-on Ann-Renée Desbiens dans les médias ? «La grande muraille de Charlevoix.» Les Chinois peuvent aller se rhabiller.

 

Références

Fortier, Mark, Mélancolies identitaires. Une année à lire Mathieu Bock-Côté, Montréal, Lux éditeur, coll. «Lettres libres», 2019, 168 p.

Viens, Alex, les Pénitences. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2022, 128 p.