Autopromotion 182

Argument, 17, 2, 2015, couverture

Dans le plus récent numéro de la revue Argument (vol. 17, no 2, printemps-été 2015), un dossier est consacré à la langue, sous le titre «Notre avenir sera-t-il franglais ?». L’Oreille tendue y a un texte, qui s’appuie, en partie, sur ceci et sur cela.

Table des matières du dossier

Charbonneau, François, «Présentation», p. 95-96.

Melançon, Benoît, «Leur langue, c’est pas de la marde», p. 97-103. https://doi.org/1866/31981

Moquin-Beaudry, Ludvic, «“So j’suis drunk as fuck cause c’est comme une jungle des fois” : art et franglais, une relation suspecte ?», p. 104-114.

Mather, Patrick-André, «Le franglais, épouvantail des ayatollahs de la langue», p. 115-122.

Delisle, Jean, «L’effet corrosif du joual sur la langue écrite», p. 123-134.

Braën, André, «Le franglais : le Québec toujours assis entre deux chaises ?», p. 135-144.

 

[Complément du 2 octobre 2015]

Louis Cornellier, dans le Devoir, et Maxime Fecteau, à l’émission de radio Catherine et Laurent (110e minute), ont rendu compte de ce dossier.

 

[Complément du 11 novembre 2015]

On retrouvera des éléments de cet article dans le plus récent ouvrage de l’Oreille tendue :

Melançon, Benoît, Le niveau baisse ! (et autres idées reçues sur la langue), Montréal, Del Busso éditeur, 2015, 118 p. Ill.

Benoît Melançon, Le niveau baisse !, 2015, couverture

Divergences transatlantiques 038

Sieste. Vie hôtelière. Dans le reste du monde, synonyme de repos. Au Québec, synonyme de fornication, peut-être même d’adultère. Tarif sieste au Môtel Chez Robert et Céline.

P.-S. — L’Oreille tendue était à la radio hier, où elle parlait d’un bar à sieste. On ne confondra pas cette entreprise parisienne avec l’infrastructure adultérine dont il est question ci-dessus.

P.-P.-S. — La définition de la sieste québécoise est tirée du Dictionnaire québécois instantané (2004, p. 205).

 

[Complément du 11 août 2020]

Dans le polar Eight Million Ways to Die, Lawrence Block parle, pour ce genre d’établissement destiné aux couples en chaleur, de «hot-pillow joint», là où a cours le «hot-sheet trade». Et que ça saute !

 

[Complément du 26 septembre 2021]

Georges Simenon aborde aussi le sujet dans l’Amie de madame Maigret (1952) :

Dans ces hôtels-là, on réserve le plus souvent les chambres du premier étage pour les couples de rencontre, qui montent pour un moment ou pour une heure.
— Il y a toujours les chambres du «casuel», répondit-elle, employant le terme consacré (éd. de 1974, p. 57).

 

[Complément du 4 septembre 2023]

Variation simenonienne sur le même thème : «Il entra dans un bureau de l’hôtel et rougit quand le gardien de nuit lui demanda : — C’est pour la nuit ou pour un moment ?» (la Première Enquête de Maigret, p. 439)

 

Références

Block, Lawrence, Eight Million Ways to Die. A Matthew Scudder Crime Novel, New York, Avon Books, 2002. Édition numérique. Édition originale : 1982.

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition, revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Simenon, Georges, l’Amie de madame Maigret, Paris, Presses Pocket, coll. «Presses Pocket», 1066, 1974, 187 p. Édition originale : 1952.

Simenon, Georges, la Première Enquête de Maigret, dans les Essentiels de Maigret, Paris, Omnibus, coll. «Tout Simenon», 2011, p. 387-506. Présentation de Benoît Denis. Édition originale : 1949.

 

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture

Autopromotion 181

Il y a deux ans, au micro de Catherine Perrin, l’Oreille tendue participait à une émission sur les mots à bannir de la langue commune.

Rebelote cet après-midi, mais avec de nouveaux mots, dès 13 h, chez Marie-Louise Arsenault, à Plus on est de fous, plus on lit !, de la radio de Radio-Canada, en compagnie de François Cardinal et Catherine Dorion.

 

[Complément du jour]

On peut (ré)entendre l’entretien ici.

Les choix de l’Oreille tendue ? Classe moyenne, tsunami et bar.

Elle a recommandé, comme il se doit, les deux sites suivants :

Des tsunamis et des journalistes;

Vivez la vie urbaine.

Ce n’est pas la première fois que Plus on est de fous, plus on lit ! se livre à pareil exercice : voir l’émission du 7 janvier 2015.

L’équipe de Marie-Louise Arsenault a notamment été inspirée par un article du magazine Time, «Which Word Should Be Banned in 2015 ?», signé par Katy Steinmetz le 12 novembre 2014.

Souvenirs de René Lecavalier

 

Arsène et Girerd, les Enquêtes de Berri et Demontigny, 1975, p. 39

Il a reçu en 1959 le prix Olivar-Asselin de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal et on lui a décerné deux doctorats honoris causa, l’un de l’Université de Montréal, l’autre de l’Université du Québec. Il a déjà déclaré en ondes une chose un brin étonnante : «C’est la première fois, incidemment, que nos appareils de télévision ont le plaisir de vous présenter une bagarre.» Il a été imité par le groupe comique Rock et belles oreilles. Pierre Bertrand l’a chanté en 1977 : «Je r’gardais tous ‘es matchs à tévé / Ent’ mon père pis Lecavalier.» En 1996, François Hébert l’a comparé à Don Quichotte. On le trouve dans des romans (Chien vivant, 2000; Sainte Flanelle, gagnez pour nous !, 2012), des nouvelles («Donny», 1993), des souvenirs («Le hockey», 1992), des livres pour enfants (la Coupe du hocquet glacé, 2010), des bandes dessinées («Québec Utopie 1980», 1969; Onésime, février 1974; On a volé la coupe Stanley, 1975; Gangs de rue, 2011). Quand Marc Robitaille (2013) parle de lui, il prend toujours soin de l’appeler «Monsieur».

Les amateurs connaissent le rôle joué par l’annonceur René Lecavalier (1918-1999) dans la popularisation d’un vocabulaire français pour décrire l’univers du hockey. Même l’écrivaine Anne Hébert, en entrevue avec Jean-François Nadeau en 1995, va dans ce sens :

Comme modèle de correction du langage, Anne Hébert cite en exemple nul autre que René Lecavalier, l’ancien chroniqueur sportif de Radio-Canada ! «Au Québec, au niveau du sport, on a fait quelque chose d’extraordinaire grâce à cet homme. C’est lui qui a changé le vocabulaire. Ça, c’était une grande réussite. Mais en France, les expressions que l’on propose pour le sport sont tellement longues, tellement emberlificotées que personne ne s’en servira jamais. M. Lecavalier devait être un bon grammairien. Il avait le sens du français. Ce sont des hommes comme lui dont nous avons besoin.»

(Anne Hébert suivant un match de hockey à la radio ou à télévision ? Ça fait rêver.)

Seule exception à ce concert d’éloges : Pierre Foglia, en 1999, dans la Presse, au moment de la mort de l’annonceur.

Me voilà à vous parler de [Stéphan] Bureau alors que je m’apprêtais plutôt à vous parler de René Lecavalier, ce sera pour une autre fois… Juste un mot quand même, quand je suis arrivé au Québec au début des années soixante, Lecavalier était déjà celui «qui parlait bien». Quarante ans plus tard, à sa mort, les éloges qu’on lui fait ne disent pas autre chose : Dieu que cet homme-là parlait bien (et abondamment). Lecavalier incarne de façon troublante la fascination du Québec des années soixante pour une langue emphatique. D’autant plus troublante que l’autre héros de ces années-là, Maurice Richard, était un héros muet, faute de maîtriser le discours. Quand vous aurez rangé vos kleenex, il y a là un sujet fascinant je pense.

Oui, il y a là un «sujet fascinant».

 

[Complément du 20 novembre 2021]

Avant de décrire les matchs de hockey, René Lecavalier a notamment participé à des magazines, en partie humoristiques, à la radio de Radio-Canada. Dans la biographie de son père, Eugène Cloutier. Un Canadien errant (2021), Anne-Marie Cloutier consacre quelques pages à une de ces émissions, le P’tit Train du matin (1947-1952), dont on tirera aussi des spectacles (p. 51-55, p. 72-73, p. 190-191). Le portrait ci-dessous se trouvait sur l’affiche d’un tel spectacle, à Québec, en novembre 1949, au Palais Montcalm.

René Lecavalier, portrait, 1949

 

[Complément du 11 janvier 2023]

Le René Lecavalier commentateur est bien connu. Le joueur, moins.

Le 28 janvier 1938, Émile [Bouchard] fait […] ses débuts au célèbre Forum [de Montréal], qui deviendra sa deuxième demeure. Son équipe [les Maple Leafs de Verdun], qui affronte le Victoria Jr, remporte la partie et s’empare ainsi du premier rang au classement de la ligue. Fait intéressant, dans le clan adverse s’aligne un dénommé René Lecavalier qui, cependant, ne deviendra pas célèbre pour ses prouesses au hockey. En 1941, ce même Lecavalier accrochera ses patins pour se consacrer au journalisme. Une décennie plus tard, il commencera sa carrière de commentateur de hockey, carrière qu’il mènera pendant plus de trente ans (Pat Laprade, Émile Butch Bouchard, p. 33).

 

[Complément du 13 janvier 2023]

On entend René Lecavalier évoquer son regret de ne pas avoir fait carrière sportive dans l’émission radiophonique les Défricheurs (troisième épisode, «Les sports», Radio-Canada, 28 décembre 2022, conception et animation : Stéphane Garneau).

 

[Complément du 22 janvier 2024]

La Fondation Lionel-Groulx consacre une des vidéos de sa série «Nos géants» à Lecavalier. C’est ici.

 

[Complément du 20 juillet 2024]

Précisons. En 1992, Michel Tremblay se souvient de René Lecavalier dans «Le hockey» (Douze coups de théâtre) :

Dire que je détestais le hockey serait faible; je haïssais tellement ce sport-là que le seul fait d’entendre le son de la télévision, le samedi soir entre neuf et dix heures pour les parties des Canadiens de Montréal et le dimanche après-midi entre trois et quatre pour celles des Royaux de Québec, m’angoissait à un point inimaginable. Il fallait que je sorte, ou alors que je m’enferme dans ma chambre avec le son de mon tourne-disque poussé au bout. Maman voguait entre la salle à manger et ma chambre pour essayer qu’un des deux, de mon père ou de moi, condescende à faire un compromis : elle avait la voix de René Lecavalier dans une oreille et celle de Maria Callas dans l’autre, pauvre femme ! (Comme beaucoup de Québécois de cette époque, mon père venait à peine d’adopter la voix de René Lecavalier; jusqu’à l’année précédente, habitué depuis toujours à celle de Michel Normandin à la radio, il avait coupé le son de notre poste Admiral pour écouter sa partie de hockey à la radio pendant qu’il la regardait à la télévision !) Je finissais par mettre mes bottes, mon parka, ma tuque et quitter la maison en claquant la porte pour aller rejoindre ceux qui comme moi ne supportaient pas ce sport (p. 195).

 

[Complément du 18 novembre 2024]

L’ami Jean-François Nadeau consacre deux passages de son livre les Têtes réduites (2024) à Lecavalier; dans un cas comme dans l’autre, sa réflexion part du statut de la langue chez l’annonceur. On entend d’abord, avec toujours le même étonnement, l’écrivaine Anne Hébert chanter les mérites grammaticaux du descripteur des matchs des Canadiens de Montréal (p. 177-178). Tout le sixième chapitre , «La parole de René Lecavalier, le silence de Maurice Richard» (p. 183-216), porte sur la faconde du premier et le mutisme du second, «l’anti-Lecavalier» (p. 210). Cela vous changera, à juste titre, des concerts d’éloges.

 

[Complément du 28 mai 2025]

En 2024, Biz rend hommage à René Lecavalier, «l’idéal à atteindre en matière de qualité de la langue» au hockey (p. 152). Il fait de lui «le pionnier de la francisation du hockey», malgré «les travaux d’un certain abbé Blanchard» (p. 151). Il aurait été plus juste de dire «un des pionniers». Cela aurait rendu justice à Blanchard et à Alfred Verreault, auteur d’un étonnant «Vocabulaire français-anglais du jeu de gouret (Hockey)» paru en… 1915.

 

Références

Arsène et Girerd, les Enquêtes de Berri et Demontigny. On a volé la coupe Stanley, Montréal, Éditions Mirabel, 1975, 48 p. Premier et unique épisode des «Enquêtes de Berri et Demontigny». Texte : Arsène. Dessin : Girerd. Bande dessinée.

Beaudet, Marc et Luc Boily, Gangs de rue. Les Rouges contre les Bleus, Brossard, Un monde différent, 2011, 49 p. Bande dessinée.

Bergeron, Alain M., la Coupe du hocquet glacé. Miniroman de Alain M. Bergeron — Fil et Julie, Québec, Éditions FouLire, coll. «Le chat-ô en folie», 9, 2010, 45 p.

Bertrand, Pierre, «Hockey», dans Beau dommage, Passagers, 1977, disque 33 tours, étiquette Cap. ST-70-055, paroles de Pierre Bertrand et Monique Gignac, musique de Beau Dommage; repris sur Beau Dommage, Anthologie, 1999, deux disques audionumériques, étiquette 7243 5 23940 2 9-7243 5 23941 28-7243 5 23942 27 EMI Music Canada et sur Gilles Valiquette, En direct de CKOI, 2008, disque audionumérique, étiquette Musicor Projet Spéciaux.

Biz, «René Lecavalier. Il lance… et compte», dans Claudia Larochelle et Biz, Nos géantes, nos géants. Le français au Québec en 22 destins, Montréal, Éditions de la Bagnole, 2024, p. 148-155. Illustrations de Benoît Tardif.

Chartier, Albert, Onésime. Les meilleures pages, Montréal, Les 400 coups, 2011, 262 p. Publié sous la direction de Michel Viau. Préface de Rosaire Fontaine.

Cloutier, Anne-Marie, Eugène Cloutier. Un Canadien errant, Montréal, Carte blanche, 2021, 253 p. Ill.

Dionne, Claude, Sainte Flanelle, gagnez pour nous ! Roman, Montréal, VLB éditeur, 2012, 271 p.

Foglia, Pierre, «Je veux être une tortue», la Presse, 9 septembre 1999, p. A5.

Garneau, Richard, «Donny», dans Vie, rage… dangereux (Abjectus, diabolicus, ridiculus). Nouvelles, Montréal, Stanké, 1993, p. 123-149.

Gélinas, Marc F., Chien vivant, Montréal, VLB éditeur, coll. «Roman», 2000, 375 p.

Hébert, François, «La Bible de Thurso», Liberté, 152 (26, 2), avril 1984, p. 14-23. Repris dans Jean-Pierre Augustin et Claude Sorbets (édit.), la Culture du sport au Québec, Talence, Éditions de la Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine et Centre d’études canadiennes, coll. «Publications de la MSHA», 220, 1996, p. 207-213. https://id.erudit.org/iderudit/30741ac

Laprade, Pat, Émile Butch Bouchard. Le roc de Gibraltar du Canadien de Montréal, Montréal, Libre expression, 2022, 357 p. Ill. Préface de Réjean Tremblay.

Nadeau, Jean-François, «Une sensibilité universelle. Anne Hébert demeure habitée par le Québec de son enfance», le Devoir, 4 février 1995, p. D1.

Nadeau, Jean-François, les Têtes réduites. Essai sur la distinction sociale dans un demi-pays, Montréal, Lux éditeur, 2024, 236 p.

Nadeau, Marc-Antoine, «Québec Utopie 1980», le Quartier latin, 10 décembre 1969.

Robitaille, Marc, Des histoires d’hiver avec encore plus de rues, d’écoles et de hockey. Roman, Montréal, VLB éditeur, 2013, 180 p. Ill.

Tremblay, Michel, «Le hockey», dans Douze coups de théâtre. Récits, Montréal, Leméac, 1992, p. 181-200.

Verreault, Alfred, «Vocabulaire français-anglais du jeu de gouret (Hockey)», le Parler français. Bulletin de la Société du parler français au Canada, XIV, 4, décembre 1915, p. 149-160.

Photo de René Lecavalier, Almanach du peuple Beauchemin 1972, couverture

Une langue, ça va…

François Grosjean, Parler plusieurs langues, 2015, couverture

«Le bilinguisme, une valeur ajoutée»
(la Presse, 10 novembre 2004, p. A12).

Aujourd’hui professeur émérite de l’Université de Neuchâtel, François Grosjean, qui se définit comme un «simple bilingue» (p. 190), a consacré sa carrière à étudier le bilinguisme dans une perspective psycholinguistique. Il vient de tirer d’une expérience de près de cinquante ans un ouvrage de vulgarisation, Parler plusieurs langues. Le monde des bilingues (2015), dans lequel il s’en prend aux «idées reçues» et aux «idées fausses».

En bonne méthode, il propose sa définition du bilinguisme : «le bilinguisme est l’utilisation régulière de deux ou plusieurs langues ou dialectes dans la vie de tous les jours» (p. 16). Cette définition, pas plus qu’une autre, ne fera l’unanimité, mais elle a le mérite de la clarté. À partir d’elle, on mesurera facilement l’importance du phénomène décrit : «En examinant le contact des langues en Europe mais surtout en Afrique et en Asie, il a été estimé que près de la moitié de la population du monde est bilingue ou plurilingue» (p. 13). Comment préciser cette définition ? D’au moins trois façons, qui expliquent qu’il est autant de bilinguismes que de personnes bilingues.

Le bilinguisme est affaire de besoins; ce n’est pas une essence. On devient bilingue parce que l’on a besoin de parler plus d’une langue, pour des raisons familiales, professionnelles, religieuses, etc. Le corollaire de cette position est que l’on peut cesser d’être bilingue : il est des cas où l’on perd une langue au bénéfice d’une autre. Selon l’auteur, ce phénomène est mal connu (p. 55). Les besoins changeant, «on peut devenir bilingue à tout âge» (p. 83), contrairement à la croyance populaire.

Le bilinguisme est aussi affaire de complémentarité : «Les différentes facettes de la vie requièrent différentes langues» (p. 42); «les bilingues apprennent et utilisent leurs langues dans des situations différentes, avec des personnes variées, pour des objectifs distincts» (p. 158). L’idée selon laquelle les bilingues, pour être considérés tels, devraient avoir une maîtrise égale de toutes les langues qu’ils parlent est fausse. Le rapport des bilingues à leurs langues n’a de sens que contextuellement.

Le bilinguisme, enfin, est affaire de «modes langagiers», de «continuum» des pratiques, d’«activation» et de «désactivation» de langues. Quand un bilingue parle avec un monolingue, il n’a qu’une langue à sa disposition. Avec un bilingue, il en a au moins deux. Entre ces deux situations, la palette est infinie. C’est là que se manifestent toutes les formes de l’alternance codique (code switching), le passage, dans le même énoncé, d’une langue à l’autre.

Pour étayer ses positions, François Grosjean propose des typologies, résume des expériences, synthétise des travaux, donne des masses d’exemples. Parmi ceux-ci, beaucoup concernent le Canada — dès la première page, on croise Pierre Elliott Trudeau, qui «s’exprimait avec la même aisance en anglais et en français» (p. 9) — et quelques-uns, le Québec. Le plus intéressant porte sur le code de vie de l’école secondaire Pierre-Laporte à Montréal. L’auteur est outré — et il l’était au micro d’Antoine Perraud à France Culture le 1er mars 2015 — d’y lire que le français est imposé dans cette école, et pas seulement en classe, et que le non-respect de l’obligation de parler français peut être sanctionné : «Ne pas comprendre qu’un enfant non francophone puisse trouver un secours dans sa langue maternelle, dans les cours et pendant les récréations, montre une méconnaissance totale de la psychologie de l’enfant allophone en devenir bilingue» (p. 123). Sans contester la justesse de la remarque, on peut déplorer l’absence d’explication contextuelle de cet aspect du code de vie; un peu de sociolinguistique aurait été bienvenu pour mieux caractériser ce qui se passe dans cette école et décrire la situation du français à Montréal, au Québec, au Canada, en Amérique du Nord.

L’apologie du bilinguisme de Grosjean — il défend un «bilinguisme actif et positif» (p. 31) — fait appel à des choses attendues. Ce n’est pas le centre de l’analyse, mais il est question des «bilingues exceptionnels» : les traducteurs, les interprètes, des écrivains (Nancy Huston est la plus souvent citée). Les divers modes d’acquisition d’une deuxième langue sont passés en revue (p. 107 et suiv.), ce qui confère une dimension pratique à l’ouvrage. Une histoire des représentations du bilinguisme est proposée, des «années noires», durant lesquelles on décriait le bilinguisme, jusqu’à aujourd’hui. L’auteur montre pourquoi certains bilinguismes sont valorisés, alors que d’autres ne le sont pas, souvent pour des raisons liées à l’appartenance de classes (p. 140-141). D’autres sujets sont moins prévisibles. Les personnes bilingues ne sont pas immunisées contre la démence ou la maladie d’Alzheimer, mais, si elles sont touchées par ces maladies, elles le sont plus tard que les monolingues (p. 162-164). Il ne faut pas confondre bilinguisme et biculturalisme (p. 164-186), la personne biculturelle étant triplement définie : «Elle participe, au moins en partie, à la vie de deux ou de plusieurs cultures de manière régulière»; «Elle sait adapter, partiellement ou de façon plus étendue, son comportement, ses habitudes, son langage (s’il y a lieu) à un environnement culturel donné»; «Enfin, elle combine et synthétise des traits de chacune des cultures» (p. 168). Les agents secrets ont tout intérêt à être d’excellents polyglottes (p. 191-192). On peut être bilingue en langue des signes (p. 192-196).

Bref, on apprend des choses à toutes les pages et on sort convaincu de la démonstration de François Grosjean des bienfaits individuels du bilinguisme. Sur le plan collectif, comme le savent les Québécois, c’est un tout petit peu plus complexe. Allons relire Pierre Bourgault.

 

Référence

Grosjean, François, Parler plusieurs langues. Le monde des bilingues, Paris, Albin Michel, 2015, 228 p. Ill.

 

[Complément du 11 novembre 2015]

L’Oreille tendue aborde la question du bilinguisme (au Québec) dans son plus récent ouvrage :

Melançon, Benoît, Le niveau baisse ! (et autres idées reçues sur la langue), Montréal, Del Busso éditeur, 2015, 118 p. Ill.

Benoît Melançon, Le niveau baisse !, 2015, couverture

[Complément du 14 juin 2024]

François Grosjean aurait sûrement réagi fortement à ceci, sous la plume de Jean-François Lisée («Les Kebs contre-attaquent», le Devoir, 1er-2 juin 2024) :

Parmi leurs propositions, celle d’emprunter une technique utilisée pour la valorisation de l’environnement. On demande aux élèves d’être écoresponsables ? Montrons-leur comment être francoresponsables en désignant une enseignante responsable de la francoresposabilité ! Ils constatent qu’une enseignante enlève des points aux élèves qui utilisent l’anglais entre eux dans la classe. Pourquoi ne pas généraliser la pratique ? (J’ajoute : l’appliquer aux autres langues aussi ?) Ils notent aussi qu’il arrive que lorsque des élèves s’adressent à eux en anglais, des enseignants répondent en anglais. Ils souhaitent que le signal inverse soit envoyé.