«J’ai pourtant le souvenir des guerres heureuses»

Samuel Mercier, les Années de guerre, 2014, couverture

Soit les Années de guerre (2014), le premier recueil de poésie de Samuel Mercier.

Il a ses dates, par exemple le 11 septembre 2001 (p. 8, p. 37).

Il a ses strates historiques, ce «Pompéi de cabanons et de piscines hors terre» (p. 25) ou ce miniputt «construit […] sur le cimetière indien» (p. 26).

Il a ses objets : écrans (d’ordinateur, de télévision), diapositive, drones, cocotte-minute, cartouches, horloges («le temps est une charogne», p. 41).

Il a une considérable ménagerie : oies, chats, coyotes, rats, moutons, chameaux, vaches, espadons, effraies, chiens (et un chien-loup), hiboux, ours, oiseaux, hamsters, mouches.

Il a sa lumière (artificielle) :

tu traverses un corridor
enveloppée de lumières gouvernementales
auréole verdâtre cernée
de plafonds suspendus (p. 44)

Il a sa géographie — déserts, steppes et plaines gelées —, ses lieux — lointains (Bagdad, Kandahar, Rome, Carthage, Sebastopol, Hambourg, Spinazzola, Villach) comme proches, Rivière-du-Loup ou la Victoriaville du Printemps érable :

une fille tenait ses dents
dans ses mains
comme les perles
d’un collier brisé

pourtant même sans ses dents
elle était belle
dans l’air irrespirable
de Victoriaville (p. 46)

Il a ses souvenirs des langues toutes faites, notamment celle de la publicité et des médias, indistinctement : «le prix du brut est en hausse» (p. 13).

Il a ses reprises et variations (c’est un des traits les plus frappants du recueil). Que trouve-t-on d’une ville à l’autre ? Des Tim Hortons et des Walmart (p. 24 et p. 47). Là, des «pots de bégonias au centre des boulevards» (p. 24); ici, «des pots à fleurs / sur le terre-plein du boulevard» (p 46). Une «voisine» a bu «tout le pot de vernis à ongles» (p. 25); est-ce la mère de ces enfants qui «ont des dents / comme du vernis à ongles» (p. 50) ? Il y aurait des «guerres heureuses»; c’est dit deux fois (p. 22, p. 55).

Il a, pourtant, ses trous de mémoire :

j’ai depuis longtemps
pris l’habitude de vivre
avec des souvenirs empruntés (p. 7)

Il a ses (rares) particularismes : dans «le soir les frémilles / venaient brûler / sur les lumières / du terrain de baseball» (p. 15), que désignent «frémilles» ? Des fourmis ?

Il a ses prises de position nettes en matière de poésie :

nous n’avons plus besoin de poésie
ni d’épopée ni de rien (p. 18)

de toute façon il est trop tard
pour parler poésie (p. 40)

quand tout est à la déconfiture
et que les poèmes
ne parlent plus
que de poésie (p. 57)

Il doit avoir ses lecteurs.

 

Référence

Mercier, Samuel, les Années de guerre, Montréal, l’Hexagone, 2014, 60 p.

Les zeugmes du dimanche matin et de Jacques Godbout

Jacques Godbout, le Couteau sur la table, 1965, couverture

«Glacés, émerveillés de froid, nous nous glissâmes dans un petit cinéma à la façade hétéroclite, pendant que dehors Noël s’épuisait en une poudrerie neigeuse que le vent transformait en rafales, au coin des rues; nous choisîmes une salle sombre pendant qu’ailleurs des familles réunies, chez l’aïeul paternel le plus souvent, entamaient une discussion embrouillée et puis une dinde engraissée aux hormones artificielles, puisque les paysans sont aussi malins aujourd’hui qu’hier, pendant que dans les cuisines les cousines les tantes échangeaient des baisers des ragots des recettes de gigot; nous étions assis six dans la salle, six seulement; c’est que dans les salons coulait la bière et le fiel, qu’on parlerait de hockey avec monsieur l’abbé qu’a de si bons cigares» (p. 100).

«Ce déménagement est définitif : au Eastview Castle nous habiterons avec les serviteurs de la famille, les vieux, les traditions, les vases de Sèvres, les quenouilles huilées et la monnaie du pape» (p. 102).

«Dès le portique, cela sentait bon la sécurité, la lavande, l’encens et la rassurance» (p. 137).

Jacques Godbout, le Couteau sur la table. Roman, Paris, Éditions du Seuil, 1965, 157 p.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Propageons les Lumières !

Le quotidien montréalais la Presse, du 17 au 22 septembre 2014, a sondé 1000 Québécois sur leur culture générale. La présentation du projet est ici; le questionnaire, . (L’Oreille tendue a fait partie des quatre personnes invitées à préparer la liste des 33 questions soumises aux sondés.)

Les résultats ont été rendus publics ce matin. Ce serait la cata : le taux moyen de réussite, parmi les 863 répondants retenus, est de 42 % (47,7 % chez les hommes; 36,6 % chez les femmes).

Les questions étaient réparties en secteurs. En ordre décroissant de réussite, cela a donné : Politique, sociologie, philosophie; Arts; Histoire et géographie; Science et technologie; Sports; Économie.

Dans «Histoire et géographie», il y avait la question suivante (c’était la 11e) :

Le nom donné au XVIIIe siècle européen rappelle que cette époque s’est voulue celle de la raison, du progrès et de la lutte contre les superstitions et contre l’obscurantisme, notamment religieux. Quel est ce nom ?

On pouvait choisir sa réponse parmi les cinq choix suivants :

A) Lumières
B) Renaissance
C) Moyen Âge
D) Révolution industrielle
E) Modernité

Le taux de réussite ? 24 %. Pour la dix-huitiémiste qu’est l’Oreille, c’est dur.

Le résultat est légèrement meilleur chez les personnes qui ont fréquenté l’université (35 %), chez les hommes (30 %), chez les 18-34 ans (41 %), chez les non-francophones (33 %), dans la région de Montréal (29 %) et chez ceux qui gagnent plus de 100 000 $ par année (28 %).

C’est donc chez les jeunes qu’il y a le plus grand nombre de bonnes réponses. Ne désespérons pas (tout à fait).

 

[Complément du 4 novembre 2014]

L’Oreille a parlé des résultats du sondage au micro de Caroline Proulx (émission radiophonique Tête de Proulx, Radio 9, Montréal). On peut (ré)entendre l’entretien ici.

Maurice Richard, Stephen Harper et Don Cherry

Réglons une chose : la décision du gouvernement fédéral canadien de renommer le pont Champlain en pont Maurice-Richard, si elle devait s’avérer, est un cas patent de populisme. Venant du gouvernement actuel, cela ne surprendra personne. Voilà un appareil politique qui aime se réclamer du «peuple», quoi que soit le «peuple».

Cette possible transformation s’inscrit également dans un autre cadre, historique plus que politicien celui-là. Le gouvernement du Parti conservateur du Canada souhaite, de toute évidence, récrire l’histoire du pays.

Atténuer la présence de Champlain dans le paysage onomastique québécois, c’est oblitérer le Régime français et les voyages d’exploration et de fondation du XVIIe siècle. Choisir un personnage mort il y a quatorze ans, c’est priver l’histoire du Québec d’épaisseur. Lancer un débat sans raison évidente, c’est se donner la possibilité d’imposer sa vision historique, alors que le nom du pont Champlain n’a jamais été l’objet de polémiques.

On peut rapprocher cette volonté (supposée) de plusieurs actions entreprises depuis 2006 par le gouvernement de Stephen Harper. Dans un article éclairant et nuancé paru plus tôt cette année, l’historien Yves Frenette a bien montré combien la «politique mémorielle et patrimoniale» de ce gouvernement (p. 33) a pour objectif de refonder l’histoire du Canada. Qu’il s’agisse de la défense de la monarchie et du passé militaire «national», de la commémoration de la guerre de 1812, de la transformation du Musée canadien des civilisations en Musée canadien de l’histoire ou de l’affaiblissement du mandat de Bibliothèque et Archives Canada, une nette volonté de revoir les bases de l’identité canadienne, notamment en insistant sur sa «britannicité» (p. 35), est visible dans les politiques du gouvernement conservateur.

Que vient faire Maurice Richard là-dedans ? Si l’on pense, au Québec, que l’on veut célébrer en lui, par la dénomination d’un pont, un héros national québécois, on risque de déchanter rapidement. Il y a fort à parier que ce Maurice Richard sera présenté, par le gouvernement actuel d’Ottawa, comme un héros canadian. Ce choix devrait être cohérent, pour le dire encore une fois avec Yves Frenette, avec son «entreprise de refondation nationale» (p. 35).

On a en effet tendance à oublier que Richard est un héros «d’un océan à l’autre», comme on disait à une époque. Don Cherry — oui, Don Cherry — l’avait bien vu : «People in Quebec loved the Rocket, but he was our hero, too» (Calgary Herald, 1er juin 2000). À Ottawa, on le sait.

P.-S. — Merci à @fdlaramee d’avoir fait connaître à l’Oreille tendue le texte de Frenette.

 

[Complément du 5 novembre 2014]

Comme elle a beaucoup écrit sur Maurice Richard, l’Oreille tendue a été pas mal sollicitée ces jours derniers.

On a pu l’entendre à la radio de la CBC (Daybreak, 3 novembre 2014, à 5 minutes 30 secondes).

On a pu la voir à la télévision, itou de la CBC (CBC News Montreal, 3 novembre 2014).

On a pu la lire sur le journal :

Corriveau, Jeanne, «Pont Maurice-Richard. Coderre aurait préféré garder le nom de Champlain», le Devoir, 4 novembre 2014 p. A4;

Perreaux, Les, «Option to Rename Champlain Bridge after Maurice Richard Opens Debate», The Globe and Mail, 5 novembre 2014.

 

Références

«Au revoir, Maurice», The Calgary Herald, 1er juin 2000, p. A3.

Frenette, Yves, «L’embrigadement du passé canadien : les politiques mémorielles du gouvernement Harper», Annales canadiennes d’histoire / Canadian Journal of History, 49, 1, printemps-été 2014, p. 31-47. Version anglaise : p. 49-65.

Melançon, Benoît, les Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle, Montréal, Fides, 2006, 279 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Nouvelle édition, revue et augmentée : Montréal, Fides, 2008, 312 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Préface d’Antoine Del Busso. Traduction : The Rocket. A Cultural History of Maurice Richard, Vancouver, Toronto et Berkeley, Greystone Books, D&M Publishers Inc., 2009, 304 p. 26 illustrations en couleurs; 27 illustrations en noir et blanc. Traduction de Fred A. Reed. Préface de Roy MacGregor. Postface de Jean Béliveau. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2012, 312 p. 42 illustrations en noir et blanc. Préface de Guylaine Girard.

Les Yeux de Maurice Richard, édition de 2012, couverture