Les aléas de la communication

Georges Simenon, le Chat, 1967, couverture

«Vous jouez tous les deux au chat et à la souris…»

L’Oreille tendue aime les curiosités épistolaires au point de leur avoir consacré un livre. Elle vient d’en découvrir une, sous la plume de Simenon. Elle se trouve dans le Chat (1967), un des romans particulièrement noirs de l’auteur, au même titre, par exemple, que le Bourgmestre de Furnes (1939).

Émile Bouin, 73 ans, et Marguerite Doise, 71, se sont épousés, l’un et l’autre en secondes noces. Ce n’était pas une bonne idée. La situation n’était pas rose au départ, mais elle dégénère d’un coup, quand Émile découvre Joseph, son chat, empoisonné. Il n’en démordra pas : c’est elle qui l’a tué.

De ce jour, et pendant quelques années (p. 429), mari et femme, ce «vieux couple défraîchi» (p. 483), ne se parleront plus. Pour communiquer, ils s’écriront des «billets» sur des bouts de papier. Ils se les lanceront, ils les déposeront bien en vue pour que l’autre les trouve, rarement ils se les passeront de la main à la main. Le premier («Le jeu venait de commencer») est de Marguerite : «J’ai bien réfléchi. Comme catholique, il m’est interdit d’envisager le divorce. Dieu nous a faits mari et femme et nous devons vivre sous le même toit. Rien ne m’oblige cependant à vous adresser la parole et je vous prie instamment de vous abstenir, de votre côté. Marguerite Bouin» (p. 484). Par la suite, les échanges seront bien plus brefs. Émile, plusieurs fois (p. 429), se contentera de deux mots : «Le chat

Elle a une jolie calligraphie; lui n’hésite pas à employer des «caractères bâtonnets» (p. 536). Elle dépose ses messages avec une «moue méprisante» (p. 500), tandis que lui les roule en boule avant de les lancer avec adresse «dans son giron» (p. 429, 440 et 476). Elle n’est pas regardante sur le choix du papier (p. 440); lui garde dans sa poche «un petit carnet qui jouait un rôle important dans la vie de la maison» (p. 428).

«Ni l’un ni l’autre n’avait le droit de désarmer. C’était devenu leur vie. Il leur était aussi naturel, aussi nécessaire, de s’envoyer des billets venimeux, qu’à d’autres d’échanger des politesses ou des baisers» (p. 534). La vie de couple est une guerre («désarmer»), mais qui ne saurait se passer de mots. Émile et Marguerite ont beau croire qu’ils ne s’écrivent pas des lettres (p. 514), que pourraient-ils faire d’autre ?

 

[Complément du 2 juillet 2016]

La même technique peut être utilisée avant le mariage. C’est ainsi, rapporte Richard Ben Cramer dans Qu’est-ce que tu penses de Ted Williams maintenant ? (2015), que le joueur de baseball Ted Williams communiqua pour la première fois avec celle qui allait devenir une de ses épouses, la troisième, Dolores Wettach. Cela se passe en l’air. «Il la repéra dans un avion, de l’autre côté du couloir sur un vol long-courrier. Il revenait de Nouvelle-Zélande, où il avait pêché. Dolores, elle, avait fait un shooting en Australie pour Vogue. Il lui écrit un petit mot : “Qui êtes-vous ?” puis en fit une boulette qu’il lui lança. Elle lui jeta un regard avant de lui en lancer une à son tour : “Et vous, qui êtes-vous ?”» (p. 82) Elle n’avait pas reconnu un des plus grands frappeurs de tous les temps. Ils s’épousèrent néanmoins. Cela ne dura pas.

 

[Complément du 9 mars 2017]

Dans la nouvelle «Les deltaplanes» de William S. Messier (2017), Caro a recours au même mode de communication. Incipit : «Il arrive de temps à autre que Caro me lance un mot» (p. 51). Il faut entendre lancer au sens sportif du terme (le recueil de Messier s’appelle le Basketball et ses fondamentaux). En effet :

Il arrive donc qu’au lieu de son «ça va ?» quotidien, Caro m’envoie un mot par-dessus le panneau mitoyen. Elle plie le papier en triangle et le lance soigneusement dans les airs. […] Je lui renvoie son morceau de papier après y avoir inscrit ma réponse. Je l’entends gribouiller. Au son de la mine de son crayon grattant le bureau à travers le papier, je devine qu’elle est nerveuse. «Pause cigarette. Viens me rejoindre dans 5» (p. 51-52).

Le rendez-vous est pris. Il aura lieu. La communication aura été efficace.

 

[Complément du 29 mars 2020]

Ce qui précède a paru sous forme d’article : Melançon, Benoît, «Le cabinet des curiosités épistolaires», Épistolaire. Revue de l’AIRE (Association interdisciplinaire de recherche sur l’épistolaire, Paris), 45, 2019, p. 323-324.

 

Références

Cramer, Richard Ben, Qu’est-ce que tu penses de Ted Williams maintenant ?, Paris, Éditions du sous-sol, coll. «Desports», 2015, 92 p. Ill. Traduction d’Ina Kang. Édition originale : 1986.

Melançon, Benoît, Écrire au pape et au Père Noël. Cabinet de curiosités épistolaires, Montréal, Del Busso éditeur, 2011, 165 p.

Messier, William S., le Basketball et ses fondamentaux. Nouvelles, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 12, 2017, 239 p.

Simenon, Georges, le Bourgmestre de Furnes, Bruxelles et Paris, Éditions Labor et Fernand Nathan, coll. «Espace Nord», 1, 1983, 203 p. Ill. Préface de Jean-Claude Pirotte. Lecture de Jacques Dubois. Édition originale : 1939.

Simenon, Georges, le Chat, dans Œuvre romanesque, Paris, Libre expression et Presses de la Cité, coll. «Tout Simenon», 13, 1990, p. 425-540. Édition originale : 1967.

Écrire au pape et au Père Noël, 2011, couverture

Le livre de tous

Un lecteur assidu de l’Oreille tendue se promenait l’autre jour en voiture. Dans une émission radiophonique consacrée au sport, son oreille a été attirée par une expression qu’il croyait disparue : dans mon livre à moi.

Le sens en est facile à résumer : selon moi.

Deux exemples journalistiques : «Dans mon livre, tout ce qui sort de Tôt ou tard mérite écoute attentive» (le Devoir, 1er-2 février 2003); «Dans mon livre à moi, un auteur peut prendre des libertés quant aux conventions et aux rôles de chacun, peu importe l’endroit» (le Soleil, 27 octobre 2012, cahier Arts magazine, p. A4).

Un exemple cinémato-télévisuel : «Dans mon livre à moi» (Stan, les Boys).

On peut le voir par l’exemple du Devoir : «Dans mon livre» est synonyme de «Dans mon livre à moi». Cette réduction de la formule peut toutefois être source de confusion quand, comme l’Oreille, on fréquente des gens qui écrivent des livres. Lorsqu’ils disent «Dans mon livre», parlent-ils d’un texte qu’ils ont écrit ou de leur opinion personnelle érigée en valeur universelle ?

On pourrait être troublé à moins.

Cachez cet adverbe que je ne saurais voir

C’est vous le blogueur ? — Effectivement.

«Acheter au Canada ? Absolument !» (la Presse, 1er novembre 2012 , p. A16, publicité)

Dans 99 mots et expressions à foutre à la poubelle, Jean-Loup Chiflet parle-t-il de l’adverbe d’affirmation ? — Tout à fait (p. 115).

René a envoyé promener Céline ? — J’espère !

Au retour du lock-out, les joueurs donneront-ils leur 110 % ? — Définitivement.

T’es sûr ? — Certain.

Tu penses qu’il y a des collusionnaires à Montréal ? — Mets-en.

En forme ? — Le faut.

«Tout le goût du Coca-Cola, zéro calorie.» — «Sérieux».

Il a déjà quitté ? — Exact.

«Si c’est bon de gagner de cette façon ? Yessssss ! Yessssss !» (la Presse, 3 juillet 2001)

Bref, toujours dire non à oui.

 

[Complément du 27 mars 2015]

Bel exemple de l’utilisation de certain par la traductrice des Retrouvailles des Carcajous (2015) :

— Alors tu m’appelles si tu changes d’idée ?
— Certain (p. 67).

 

[Complément du 24 juin 2015]

Deux autres cas, tirés de la pièce J’ai perdu mon mari de Catherine Léger (2015).

«[Mélissa] J’ai-tu le droit ? [William] Complètement» (p. 57).

«[Le pusher] On vit pas assez, man. [Évelyne] C’est clair» (p. 71).

 

Références

Chiflet, Jean-Loup, 99 mots et expressions à foutre à la poubelle, Paris, Seuil, coll. «Points. Le goût des mots», Hors série, inédit, P 2268, 2009, 122 p. Dessins de Pascal Le Brun.

Léger, Catherine, J’ai perdu mon mari, Montréal, Atelier 10, coll. «Pièces», 04, 2015, 101 p. Ill.

MacGregor, Roy, les Retrouvailles des Carcajous, Montréal, Boréal, coll. «Carcajous», 19, 2015, 174 p. Traduction de Marie-Josée Brière. Édition originale : 2004.

Les zeugmes du dimanche matin et de la Presse

«L’heure du ménage et de rêver ?» (la Presse, 30 octobre 2012, cahier Sports, p. 4)

«Fibre entrepreneuriale et de carbone» (la Presse, 16 octobre 2012, cahier Portfolio PME innovations, p. 6).

L’Empreinte à Crusoé est un «long conte au souffle philosophique écrit avec application et créolité» (la Presse, 25 mai 2012, cahier Arts, p. 4).

Un triumvirat «doit sortir le Canadien de son marasme et surtout de la cave du classement» (la Presse, 26 mai 2012, cahier Sports, p. 3).

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

La mère de tous les adverbes

Jean-Philippe Martel, Comme des sentinelles, 2012, couverture

Il sert à marquer l’insistance :

«Plus capable de lire que Machin ou Bidule sont “épicuriens”. Juste plus capable» (@IanikMarcil).

On le trouve dans des constructions négatives :

«on peut juste pas» (Comme des sentinelles, p. 130);

«Il sait juste pas comment finir. C’est un perfectionniste» («Bon match»).

Certains narrateurs n’ont que lui à la bouche, tel celui de «Faits saillants» de Daniel Grenier :

«Pis Fred s’est senti super mal, il a eu le réflexe de dire non, c’est super pas important, c’est super pas urgent, la fille était juste ben cute, mais il s’est fermé la gueule parce qu’ils avaient déjà tourné le coin pis devant eux il y avait soudainement un ascenseur genre doré, en miroir doré.»

Il est des cas où il signifie quelque chose comme seulement (les exemples qui suivent ont été transmis à l’Oreille par une lectrice fidèle, La sociocriticienne postrudérale) :

«Est-ce que je peux juste faire un téléphone ?»

«Peux-tu juste me dire pourquoi tu veux pas ?»

«Je pense juste que ce serait mieux de ne pas y aller.»

Bref, dans le Québec d’aujourd’hui, juste est à l’adverbe ce que petit est à l’adjectif : un mot universel, qui permet (souvent) de dire en s’excusant (presque) de dire.

P.-S. — Durant le «printemps érable», on a beaucoup discuté de la «juste part» des étudiants québécois dans le financement des universités. Depuis, s’agissant des écoles privées, on a vu paraître un «Plaidoyer pour un système plus juste» (le Devoir, 23 octobre 2012, p. A7). «Rémunération des femmes : la juste valeur» (le Devoir, 23 octobre 2012, p. A6) — voilà une source d’interrogation légitime. Pour l’instant, l’Oreille tendue préfère laisser de côté cet emploi adjectival du mot.

 

Références

Grenier, Daniel, «Faits saillants», site Poème sale, 20 octobre 2012.

Martel, Jean-Philippe, Comme des sentinelles. Roman, Montréal, La mèche, 2012, 177 p.

Messier, William S., «Bon match», site Poème sale, 24 octobre 2012.