De la crosse au Québec

Crosse et ses dérivés sont populaires au Québec. Démonstration.

Réglons tout de suite une chose : au hockey, on joue avec un bâton, pas avec une crosse, quoi qu’en pense le traducteur de la Dague de Cartier de John Farrow (2009, p. 28 et 114), pour ne prendre qu’un exemple.

Restons un instant dans le monde du sport : un des deux sports nationaux du Canada est la crosse. C’est une loi du 12 mai 1994 qui le dit. Croyons-la.

Passons au sexuel. Se crosser désigne alors le geste de s’autosatisfaire. La forme réfléchie du verbe le dit clairement : cette activité s’exerce sur soi-même. Un exemple ? J’irai me crosser sur vos tombes, le roman d’Édouard H. Bond dont le titre rappelle celui de Boris Vian, J’irai cracher sur vos tombes. La forme non réfléchie existe aussi : l’activité vise alors le plaisir de l’autre.

Allons maintenant voir du côté de l’invective : dire de quelqu’un que c’est un crosseur signifie que cette personne est fourbe. Les exemples abondent.

«Le président du Conseil de la souveraineté [Gérald Larose] traite Layton d’“imposteur”, les autres de “crosseurs professionnels”» (le Devoir, 28 avril 2011, p. A1).

«T’as assez d’misère à être pompiste, tu f’ras pas long feu comme crosseur» (Gaz Bar Blues, film de Louis Bélanger, 2003).

«Si [Dieu] a vraiment fait l’homme à son image, ça m’a l’air d’être un joyeux “crosseur”» (Jean-François Mercier, l’Actualité, 34, 12, 1er août 2009, p. 6).

«“Je ne veux surtout pas que tu penses que je suis un crosseur”» (Nadine Bismuth, Scrapbook, p. 141).

S’agissant de crosseur en ce sens, que le mot soit un substantif ou un adjectif, le rapport à l’anglais est tout probable, où le verbe to cross désigne le fait de se mettre sur le chemin de quelqu’un et où double cross signifie rouler, doubler ou trahir une personne. (L’Oreille tendue croit se souvenir que le dramaturge Jean-Claude Germain a autrefois traduit to double cross par «double crosser», mais elle n’en mettrait pas sa main au feu.) Le verbe crosser est d’ailleurs attesté en ce sens. L’émission Tout le monde en parle, dans le cadre de sa spéciale du 31 décembre 2009, a monté une parodie, par le groupe Rock et belles oreilles, d’une chanson des Beatles (Les Bidules) : les fraudeurs (Vincent Lacroix, Earl Jones, Bernard Madoff, etc.), ces «criminels à cravate», y «crossent l’univers».

La prononciation crosseux pour crosseur s’entend, mais elle est rare. Elle se lit aussi, mais pas plus souvent. On en trouve néanmoins une occurrence dans la revue littéraire l’Inconvénient (numéro 17, mai 2004, p. 125).

Le mot crosseur existait en français hexagonal, d’abord dans un sens sportif : «crosseur (XVIIe s., au sens de “personne qui joue à la crosse, qui chasse la balle avec une crosse”, enregistré par Acad. 1re; XIXe s., au sens de “querelleur”.)». Il a cependant été supprimé du dictionnaire de l’Académie française.

Le crosseur se livre évidemment à la crosse : «Il venait d’une tribu de voleurs pis de restants de crosse de la route Madoc qui défonçaient les chalets pis les garages à environ cent milles à la ronde» (p. 86), écrit par exemple Samuel Archibald dans une des «histoire» de son Arvida (2011). C’est en pensant à ce sens du mot que Patrick Lagacé relève la manchette suivante, en effet riche d’ambivalence : «Fraude à l’Association canadienne de crosse.»

Beaucoup des dictionnaires de la langue parlée au Québec, les sérieux comme les autres, connaissent ce mot et ses dérivés. Léandre Bergeron (1980) aligne «crosse» (le sport), «crossage» («Masturbation» ou «Saloperie»), «crosser», «crosser (se)», «crossette» («Éjaculation provoquée par soi-même ou par un ou une autre», ce qui ouvre beaucoup de possibilités) et «crosseur» («Salaud») (p. 160-161). Ephrem Desjardins (2002) a «crosse», «crosser» (et notamment «crosser un client») et «crossette» (p. 72). Le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui (1992, p. 279) de Jean-Claude Boulanger retient «crosser», «crossage» (notamment pour désigner une «perte de temps inutile»; exemple : «C’est du crossage de mouches», au pluriel), de même que «crosseur ou crosseux, euse» (exemple : «C’est un crosseur, mais pas un bandit»). Selon lui, le mot est toujours «vulgaire»; c’est assez peu contestable.

Le Dictionnaire québécois français. Mieux se comprendre entre francophones (1999) de Lionel Meney est le plus généreux des dictionnaires consultés par l’Oreille tendue en cette matière. Sous quatre entrées — «crosse», «crosser», «crossette» et «crosseur, crosseux» (p. 597-598) —, il multiplie les exemples et les sources. Il puise aussi bien dans la littérature (Jacques Renaud, Jean-Marie Poupart, Victor-Lévy Beaulieu, Réjean Ducharme, Yves Beauchemin, Gérald Godin, Francine Noël) et à la radio (Radio-Canada) que chez les chanteurs (Raymond Lévesque) et les humoristes (Claude Blanchard). Les synonymes pleuvent sous sa plume gaillarde.

En revanche, ni le Dictionnaire historique du français québécois (1998) publié sous la direction de Claude Poirier ni le Multidictionnaire de la langue française (2009) de Marie-Éva de Villers ne le définissent; c’est plus étonnant dans le premier cas que dans le second.

Résumons : crosse et ses dérivés font bel et bien partie du patrimoine linguistique québécois, qu’on les juge vulgaires — ce qui est le plus souvent le cas — ou pas. Il serait dès lors difficile de s’en passer, du moins dans certaines situations, qu’on choisira avec soin.

P.-S. — Le mot pourrait paraître n’être que québécois. Si l’on en croit Pierre Foglia, il existe pourtant une telle chose que la «crossette espagnole» (la Presse, 20 janvier 2011).

 

[Complément du 2 janvier 2014]

Autre sens possible, mais peu courant, du mot crosseur : «Quand mon gars dit “un crosseur”, il pense vraiment à un gars qui fait du motocross. Je fais le saut chaque fois» (@kick1972).

 

[Complément du 18 janvier 2017]

L’Oreille tendue n’avait pas consacré beaucoup d’efforts à découvrir le sens de l’expression crossette espagnole. Récemment, une explication s’est offerte à elle sans qu’elle la cherche.

De 2011 à 2014, Patrick Senécal a publié une série de quatre romans gore, Malphas.

Dans le deuxième, Torture, luxure et lecture (2012), il était allusivement question de «branlette espagnole» (p. 314). Or qui dit branlette dit crossette.

Il a toutefois fallu à l’Oreille attendre la lecture du quatrième roman, Grande liquidation (2014), pour en avoir le cœur net :

Je lui écarte donc doucement le visage et propose gentiment :
— Écoute, tu pourrais me faire une branlette espagnole ? Avec les seins que tu as, c’est trop tentant !
— C’est quoi, une branlette espagnole ?
Je le lui explique et elle s’exclame, amusée :
— Ahhhh ! Du crosse-boules !
Le regard vicieux, elle contracte à pleines mains ses deux formidables seins que ma lampe de chevet éclaire timidement et j’y glisse mon membre. Au bout de quelques minutes, je jouis enfin (p. 16).

On notera que les boules sont des seins et, donc, des djos.

 

[Complément du 12 février 2017]

Étendons la chaîne synonymique : crossette espagnole = branlette espagnole = cravate de notaire. En effet : «Au moment où Tchopper achevait son récit, Viger était en train d’émerger de l’isoloir derrière lequel la petite Indienne de Lac-Rapide venait de lui prodiguer, sur l’air de Power of Love — la version de 1985 signée Huey Lewis and the News, volume à fond —, une cravate de notaire, aussi appelée branlette espagnole, jusqu’à ce que petite mort s’ensuive», dixit Louis Hamelin dans son roman Autour d’Éva (p. 274).

 

[Complément du 6 décembre 2017]

Ne nous arrêtons pas en si bon chemin : crossette espagnole = branlette espagnole = cravate de notaire = crosse-tettes (ou crosstets). Cette expression aurait eu cours à la télévision, dans Série noire de François Archambault. (Merci Twitter.)

 

[Complément du 16 janvier 2023]

Il y a quelques décennies, des joueurs anglophones des Canadiens de Montréal — c’est du hockey — n’hésitaient pas à apprendre le français. C’était le cas de Ken Dryden, de Bob Gainey et de Larry Robinson. La preuve que Robinson avait bien étudié ? Il utilisait le mot «crosseurs», rapporte Pat Laprade dans sa biographie d’Émile Bouchard (p. 289).

 

Références

Archibald, Samuel, Arvida. Histoires, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 04, 2011, 314 p. Ill.

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise, Montréal, VLB éditeur, 1980, 574 p.

Bismuth, Nadine, Scrapbook. Roman, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 176, 2006, 393 p. Édition originale : 2004.

Boulanger, Jean-Claude, Dictionnaire québécois d’aujourd’hui. Langue française, histoire, géographie, culture générale, Saint-Laurent, Dicorobert, 1992, xxxv/1269/343/lxi p. Cartes. Avant-propos de Gilles Vigneault.

Desjardins, Ephrem, Petit lexique de mots québécois à l’usage des Français (et autres francophones d’Europe) en vacances au Québec, Montréal, Éditions Vox Populi internationales, 2002, 155 p.

Farrow, John, la Dague de Cartier, Paris, Grasset, coll. «Grand format», 2009, 619 p. Pseudonyme de Trevor Ferguson. Traduction de Jean Rosenthal. L’original anglais a paru deux ans après sa traduction : River City. A Novel, Toronto, HarperCollins, 2011, 845 p.

Hamelin, Louis, Autour d’Éva. Roman, Montréal, Boréal, 2016, 418 p.

Laprade, Pat, Émile Butch Bouchard. Le roc de Gibraltar du Canadien de Montréal, Montréal, Libre expression, 2022, 357 p. Ill. Préface de Réjean Tremblay.

Meney, Lionel, Dictionnaire québécois français. Mieux se comprendre entre francophones, Montréal, Guérin, 1999, xxxiv/1884 p.

Poirier, Claude (édit.), Dictionnaire historique du français québécois. Monographies lexicographiques de québécismes, Sainte-Foy (Québec), Presses de l’Université Laval, 1998, lx/640 p. Ill.

Senécal, Patrick, Malphas 2. Torture, luxure et lecture, Québec, Alire, coll. «GF», 18, 2012, 498 p.

Senécal, Patrick, Malphas 4. Grande liquidation, Québec, Alire, coll. «GF», 31, 2014, 587 p.

Villers, Marie-Éva de, Multidictionnaire de la langue française, Montréal, Québec Amérique, 2009 (cinquième édition), xxvi/1707 p.

Des nouvelles du modèle (québécois)

Dans notre Dictionnaire québécois instantané (2004), il était longuement question du modèle québécois, ce syntagme ô combien figé de la langue médiatique provinciale. Et aujourd’hui ?

C’était, selon l’Oreille tendue et son complice, la grande question du nouveau millénaire : «Exit le modèle québécois ?» (la Presse, 24 février 2003); «Un modèle à revoir ?» (la Presse, 14 juin 2003). Elle reste de mise : «Le modèle québécois tient-il encore la route ?» (la Presse, 27 novembre 2004, p. A33); «Allégé ou pas, le modèle québécois ?» (la Presse, 11 novembre 2010, cahier Affaires, p. 8); «Et si le modèle québécois était relégué aux oubliettes ?» (le Devoir, 1er et 2 mai 2010, p. I1). Il est vrai que ce modèle n’est pas sans risque : «Le modèle québécois rendrait les petits agressifs et anxieux» (la Presse, 2 février 2006, p. A1).

Plusieurs ne l’aimaient pas / plus. Les gens d’affaires : «Les manufacturiers du Québec souhaitent une révision du modèle québécois» (la Presse, 4 mai 2001). Le gouvernement libéral élu en avril 2003 : «Charest annonce un tout nouveau modèle québécois» (la Presse, 30 avril 2003); «Les libéraux réviseront le modèle québécois» (le Devoir, 17-18 mai 2003). La liste s’est allongée et des menaces planeraient sur lui : «Pour en finir avec le modèle québécois» (la Presse, 23 octobre 2010, cahier Plus, p. 8); «Le modèle québécois est menacé, estime le Bloc» (la Presse, 29 janvier 2010, p. A8). On monte même «À l’assaut du modèle québécois» (le Devoir, 31 mars 2010, p. A1).

L’expression continue à s’appliquer à toutes sortes de domaines. Marijuana : «Mari : Cauchon refuse le modèle québécois» (la Presse, 4 juin 2003). Culture : «En culture, le modèle québécois ne convient plus» (le Devoir, 28 février 2003). Théâtre : «Théâtre : remise en question du “modèle québécois”» (le Devoir, 29 janvier 2003). Commerce : Le commerce électronique. Y a-t-il un modèle québécois ? (Jean-Paul Lafrance et Pierre Brouillard, 2002). Gestion des immigrants : «Le modèle québécois d’intégration culturelle est à préserver» (le Devoir, 17 mai 2004, p. A7). Sport : «Constat d’échec pour le modèle sportif québécois» (la Presse, 21 décembre 2007, p. A16). Équitation : «le modèle québécois en matière d’initiation au cheval et à l’équitation» (la Presse, 29 mai 2004, p. A15). École : «le modèle québécois d’enseignement de la lecture» (la Presse, 1er septembre 2004, p. A19). Politique : Justice, démocratie et prospérité. L’avenir du modèle québécois (Michel Venne, 2003).

Existerait aussi en ontarien et en canadien, mais ça se discute. À Ottawa : «On ne se rend pas toujours compte qu’il existe un modèle canadien» (la Presse, 30 décembre 2000); «Un modèle canadien ?» (la Presse, 16 septembre 2002); «Le modèle canadien de Kymlicka» (le Devoir, 19-20 juillet 2003); «LE modèle canadien» (la Presse, 10 novembre 2007, cahier Plus, p. 4); «Le ministre français de la Réforme de l’État vient s’inspirer du modèle canadien» (le Devoir, 30-31 octobre 2004, p. A8); «Harper vante le “modèle canadien”» (la Presse, 22 septembre 2011, cahier Affaires, p. 6). À Toronto : «Le Québec s’intéresse au modèle ontarien» (la Presse, 10 novembre 2004, p. A3); «Le modèle ontarien ?» (la Presse, 21 mai 2004, p. A19); «Le modèle ontarien» (le Devoir, 19 mars 2007, p. A3); «Budget ontarien. L’autre modèle» (le Devoir, 29 mars 2010, p. A8).

S’exportait (a beau mentir qui vient de loin) : «Le “modèle québécois” intrigue le Maghreb» (le Devoir, 22 mai 2002); «Claude Blanchet vend le modèle québécois aux Brésiliens» (la Presse, 25 novembre 2003); «Le modèle québécois inspire le Mexique» (le Devoir, 29 novembre 2003). Ça ne se dément pas : «Ségolène Royal s’intéresse au modèle québécois» (la Presse, 18 septembre 2007, p. A24); «La Belgique tentée par le modèle québécois» (la Presse, 22 octobre 2009, p. A20); «Webtélé. Le modèle québécois plaît aux Français» (la Presse, 29 septembre 2010, cahier Arts et spectacles, p. 5). Le mot d’ordre est même lancé : «Salaires et inégalités : exportons le modèle québécois» (Métro, 18 août 2011); «Exporter le modèle québécois» (le Devoir, 5-6 février 2005, p. G4).

Quand le Québec ne suffit plus, on regarde ailleurs : «le modèle allemand» (la Presse, 4 septembre 2009, p. A14, et Predazzi et Vannuccini, p. 236); «Le modèle britannique qui inspire Ottawa a déjà du plomb dans l’aile» (le Devoir, 12 août 209, p. A3); «Grosse semaine pour… Le modèle irlandais» (la Presse, 11 décembre 2004, cahier Actuel, p. 3); «La fin du modèle néerlandais» (la Presse, 19 juin 2005, cahier Plus, p. 5); «Le modèle suédois» (la Presse, 25 janvier 2011, cahier Arts et spectacles», p. 2). Pour la Belgique, tout le monde n’est pas d’accord : «Le modèle belge» (le Devoir, 19-20 juin 2010, p. E3); «Le modèle belge ? Non merci !» (la Presse, 26 octobre 2004, p. A21).

Le modèle (québécois) est-il devenu un modèle ? Une chose est sûre : moins on le définit, plus on peut l’utiliser à toutes les sauces.

P.-S. — Un synonyme ? Bien sûr : «Appliquer la recette québécoise» (la Presse, 10 juin 2005, cahier Affaires, p. 5).

 

Références

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition, revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Predazzi, Francesca et Vanna Vannuccini, Petit voyage dans l’âme allemande, Paris, Grasset, 2007, 239 p. Traduction de Nathalie Bauer. Édition originale : 2004.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture

Crissement riche

Un ministre (très) provincial permet à l’Oreille tendue de revenir sur un juron bien québécois : crisse ou criss. Norman MacMillan, pas plus tard que jeudi dernier, le 22 septembre, a traité une collègue de l’opposition, Sylvie Roy, en pleine chambre des députés, de «grosse crisse» (le Devoir, 24-25 septembre 2011, p. A4). Crisse, donc.

Son origine religieuse (Christ) est transparente, comme c’est le cas de beaucoup de jurons autochtones : tabarnak, câlice, ostie, sacrament, cibouère, etc. Ses emplois sont nombreux.

Crisse est tout bonnement une interjection, comme zut ou merde, encore que beaucoup plus satisfaisante que celles-là. C’est ce qu’a bien vu François Blais dans un passage de son roman Vie d’Anne-Sophie Bonenfant (2009) : «Criss de tabarnak d’hostie de calice de ciboire d’étole de viarge, oussé kié le sacramant de calice de morceau de casse-tête du tabarnak !» (p. 124). Un autre exemple, plus récent ? Sur Twitter, hier soir, s’agissant d’une communicatrice québécoise en vue, Catherine Voyer-Léger écrivait : «Criss qu’elle est dramatico-tragédienne…» On remarquera au passage que crisse se construit aussi bien avec de qu’avec que.

Le mot peut devenir un verbe. Le cowboy de «Saskatchewan», une chanson des Trois accords (2003), se désole que sa femme l’ait «crissé là / Pour un gars d’Regina». Cet usage est particulièrement attesté dans le domaine sportif : «Pis i s’en va t’la t’la crisser dans’l net» (Vincent Vallières, «1986», chanson, 2003). Dans les deux cas, il faut se débarrasser de quelque chose (un mari, la rondelle), non sans violence.

Il entre dans la composition d’un adverbe, comme l’a noté Simon Boudreault dans la pièce Sauce brune (2010) : «Y aiment crissement ça, tabarnak. Si j’fais pas ça, stie d’tabarnak, quessé m’as faire, crisse ? C’est mon ostie d’job d’être la tabarnaque de chef-cook, câlisse. On sert à d’quoi, icitte, crisse de tabarnak. On pourrait pas m’laisser tranquille une crisse de fois d’estie d’tabarnak ? Ça s’pourrait tu ça, câlisse de crisse ?» (p. 81). Ô bonheur de la concaténation !

L’exemple (à ne pas suivre en toutes circonstances) de l’Assemblée nationale le disait déjà : crisse est aussi un substantif épicène. Norman MacMillan parlait d’une «grosse crisse»; le tandem Jacamon-Matz, dans la bande dessinée le Tueur (2010), évoquait plutôt «les ‘tits criss» (p. 39). Vous êtes en crisse ? C’est que vous êtes en colère.

Lancer à quelqu’un Mon crisse peut être le signe d’une mésentente profonde (pour le dire poliment). Étrangement, cette expression peut aussi avoir valeur d’hypocoristique («Qui exprime une intention affectueuse, caressante», explique le Petit Robert, édition numérique de 2010). Il est vrai que, dans ce cas, on entendra plus volontiers quelque chose comme Mon p’tit crisse ou Ma p’tite crisse.

Crisse et ses dérivés, c’est bien. En construction complexe, ce n’est pas plus mal. Si s’en contre-crisser est attesté, décrisser, lui, est banal. On le lit par exemple dans «A», un poème du recueil comment serrer la main de ce mort-là (2007) de François Hébert (p. 60) :

come on dégrise ou ben décrisse pour l’amour
qu’a te disait
Desbiens
Patrice
dans un alexandrin gagné au Super 7

Il ne faudrait pas se priver de pareille richesse lexicale, tout en choisissant avec soin où et dans quel contexte utiliser ce mot.

P.-S. — Ce n’est pas la première fois que l’Oreille tendue se penche sur ce juron, auquel elle avoue pourtant préférer tabarnak (tous les goûts sont dans la nature) : voir, par exemple, ici ou .

 

[Complément du 22 mars 2012]

Beaucoup d’étudiants québécois sont actuellement en grève contre une augmentation annoncée des droits de scolarité à l’université. Cette semaine, ils ont inscrit leur mécontentement sur la façade d’un édifice gouvernemental.

Façade de l’édifice d’Hydro-Québec, 2012

Leur utilisation de crisser ne pose aucun problème. L’absence de l’adverbe de négation dans «on en a rien», elle, si.

 

[Complément du 21 décembre 2023]

Querisser est attesté : «Sauf que, soyons honnêtes, ce ne sont pas seulement les client·es qui sont visé·es par la répression; les flics et les tribunaux ont plus d’un tour dans leur sac et savent très bien comment querisser les TDS [travailleuses du sexe] en taule» (Anne Archet, «La plume ou le martinet : lequel choisir ?», Lettres québécoises, 191, hiver 2003, p. 88-89, p. 88).

 

[Complément du 15 avril 2024]

Emploi rare, au sens de rageant, chez Jean-Philippe Pleau : «c’est très crissant, je vous jure» (Rue Duplessis, p. 309).

 

Références

Blais, François, Vie d’Anne-Sophie Bonenfant. Roman, Québec, L’instant même, 2009, 241 p.

Boudreault, Simon, Sauce brune, Montréal, Dramaturges éditeurs, 2010, 137 p.

Hébert, François, comment serrer la main de ce mort-là, Montréal, l’Hexagone, coll. «L’appel des mots», 2007, 72 p.

Pleau, Jean-Philippe, Rue Duplessis. Ma petite noirceur. Roman (mettons), Montréal, Lux éditeur, 2024, 323 p. Ill.

Les trois accords, «Saskatchewan», Gros mammouth album turbo, 2003.

Le Tueur. Volume 8. L’ordre naturel des choses, Casterman, coll. «Ligne rouge», 2010, 56 p. Dessins de Luc Jacamon. Scénario de Matz.

Vallières, Vincent, «1986», Chacun dans son espace, 2003.

Ramassez-moi tout ça

Il y a des choses qui ne se font pas sur un terrain de sport.

Le 9 juillet 2006, Zinedine Zidane n’aurait pas dû donner un coup de boule à Marco Materazzi. Au football (nord-américain), il est interdit de célébrer ses exploits de façon trop appuyée; à une époque pas si lointaine, des joueurs chorégraphiaient leurs célébrations et on a décidé de les en empêcher. C’est plus rare qu’avant, mais il arrive encore que des spectateurs sautent, nus, sur les surfaces de jeu; ils ne devraient pas. Il n’est pas recommandé de se faire prendre à se doper. Dans les sports d’équipe, enfin, on punit sévèrement les bagarres — mais pas au hockey, pour des raisons évidemment «culturelles».

Tout ce qui est répréhensible en matière sportive n’est pas lié à la violence. L’Oreille tendue ouvre un de ses quotidiens et elle y lit une déclaration du quart-arrière — c’est du football — de l’équipe de son université : «Nous avons laissé beaucoup trop de points sur le terrain» (la Presse, 23 septembre 2011, cahier Sports, p. 4). Entendre : nous aurions dû marquer et nous n’y sommes pas parvenus.

Il ne faut pas laisser traîner les points n’importe où; ça ne se fait pas (et ce n’est pas propre).