A beau essayer qui vient de loin

Géraldine Wœssner, Ils sont fous, ces Québécois !, 2010, couverture

Ce n’est peut-être pas possible : débarquer dans un pays, le décrire dans un livre et être apprécié des autochtones.

La journaliste française Géraldine Wœssner, après tant d’autres, s’y est essayée. En 2010, elle publiait Ils sont fous, ces Québécois ! Chroniques insolites et insolentes d’un Québec méconnu, une série de vignettes sur sa découverte du «pays du caribou» (p. 144).

Il est bien sûr question du «français savoureux parlé au Canada» (p. 261), de la neige, des relations entre les hommes et les femmes et de la poutine (mais pas trop).

Certaines sections ont une unité claire («Accommodons-nous les uns les autres», «Maudits Français»). Pour d’autres («Des tuques et des hommes»), on ne voit pas.

Parmi les thématiques fortes, «Culturez-moi» porte, comme son titre l’indique, sur la culture québécoise — et étonne. L’auteure y chante les louanges de Bobby Bazini («Une star est née» [p. 213]…) et de Lynda Lemay (elle aurait «préparé le terrain» [p. 225] à Benabar et à Vincent Delerm…). Elle évoque le cirque, les festivals, l’humour, le folklore (Fred Pellerin) et la cuisine. La littérature ? Le cinéma ? Le théâtre ? La télévision ? Pas un mot.

Ces absences tiennent probablement moins à une volonté délibérée qu’à la façon de choisir les objets à commenter. À lire Géraldine Wœssner, on a l’impression qu’elle a simplement réagi à ce qui était dans l’air du temps au moment où elle écrivait — elle parle elle-même de «récits bruts» (p. 15) —, sans tenter de décrire l’ensemble de la société québécoise. C’est une façon de faire qui se défend, mais qui a pour conséquence de laisser des questions dans l’ombre.

Ce qui se défend moins, en revanche, ce sont les fréquentes exagérations du livre. L’affaire des compteurs d’eau est «le plus grand scandale qui ait jamais frappé Montréal» (p. 104). Les hommes sont peu présents dans l’enseignement, car ils sont «refroidis par les faibles salaires et la multiplication des accusations de violence ou de harcèlement sexuel» (p. 127). Les Québécois passent des nuits entières dans les salles d’urgence des hôpitaux, «dans une ambiance de camps de réfugiés» (p. 199). «Dans la province, personne n’ose prononcer» le nom de Guy Laliberté «sans baisser la voix» (p. 210). «La complainte des Lebel» de Nelson P. Arsenault est «une chanson célèbre» (p. 239 n. 1).

Ne se défendent pas plus les approximations ou erreurs factuelles. Peut-on, sans rire, affirmer que «Hamburger est banni au profit de hambourgeois» (p. 14) ? En matière politique (p. 21) et législative (p. 22), Géraldine Wœssner, qui se définit comme journaliste politique (p. 278), aurait pu mieux faire ses devoirs. Page 57, il est question de Jean-Joseph Bombardier; p. 286, le même inventeur de la motoneige retrouve son prénom de Joseph-Armand. Les amateurs de hockey le savent : on ne dit pas «Hab’s» (p. 64 et 67), mais «Habs». La Montérégie n’est pas un «district» (p. 251).

Certaines affirmations, enfin, sont à la fois des erreurs factuelles et des exagérations. S’il est vrai que certains Québécois ont des relations conflictuelles avec les anglophones, il est faux d’écrire que «les Québécois détestent les anglophones qui les ont oppressés» (p. 14).

Sur le plan de la langue, on pouvait s’attendre au pire, s’agissant d’un livre dont le premier mot de la quatrième de couverture est «Tabernacle» (voir aussi p. 150-152). Pourtant, les choses sont à peu près correctes, à l’exception d’un «Marde de blanche !» (p. 41), où le de est de trop, et d’une mauvaise date d’adoption pour la Charte de la langue française (p. 287). Wœssner pense qu’au Québec «une langue nouvelle est née» (p. 150), le «québécois» (p. 261). Ce n’est pas vrai, mais elle est loin d’être la seule à le croire. On a vu pire.

La loi de la probabilité littéraire fait que certaines remarques ou réflexions font mouche : sur la longueur de la rue Sherbrooke à Montréal (p. 78), sur le casse-tête de la collecte des ordures sur l’île (p. 99), sur Kahnawake, cet «Iroquois Land» (p. 181), sur le bingo à la radio aux Îles-de-la-Madeleine (p. 235).

L’effort est louable, mais le projet global est probablement voué à l’échec, quoi qu’on fasse.

 

Référence

Wœssner, Géraldine, Ils sont fous, ces Québécois ! Chroniques insolites et insolentes d’un Québec méconnu, Paris, Éditions du moment, 2010, 295 p.

S’en garder une, mais petite

Soit les tweets suivants. Le premier est de l’excellent @cynocephale : «Les femelles macaques se gardent une petite gêne lorsque leurs enfants les regardent s’ébattre.» L’autre est du non moins excellent @Ant_Robitaille : «Charest lance que opposition à croissance est position d’A. Khadir “des souverainistes”. Marois rétorque : “garde-toi une petite gêne !”».

En temps normal, l’Oreille tendue n’aurait pas accordé une attention excessive à leur contenu, la sexualité des macaques, même en famille, et les débats à l’Assemblée nationale du Québec n’occupant pas une grande place dans ses pensées.

C’est l’expression se garder une petite gêne qui a mis la puce à l’oreille de l’Oreille. Pour elle, jusqu’à tout récemment, cette expression allait de soi. Or deux lecteurs de ce blogue — appelons-les l’Oreille québecquoise et l’Acéricultrice — lui ont écrit pour lui soumettre leurs réflexions sur cette petite gêne, voire leur gêne devant icelle.

Que signifie-t-elle ? Faire preuve de retenue, ou de pudeur, notamment en public. Deux exemples tirés de la Presse, le premier portant sur le hockey, le second sur le rugby : «il serait si facile de parler de jeu d’impuissance, mais on va se garder une petite gêne pour l’instant» (19 octobre 2011, cahier Sports, p. 1); «Pour demain, il nous reste à espérer que les All Blacks vont se garder une petite gêne et ne nous infligeront pas un 68-3, comme ils le font parfois» (30 septembre 2011, cahier Sports, p. 7). Exemple proposé par l’Oreille québecquoise : «À propos de ses enfants, Céline se garde une petite gêne.»

Comment se prononce-t-elle ? L’Acéricultrice suggère une p’tite gêne. Il faut la suivre.

Pourquoi pas simplement se garder une gêne ? Car les Québécois aiment gros l’adjectif petit. Ils n’hésitent jamais, par exemple, à prendre un petit café et un petit dessert dans un petit restaurant avec leur petite famille avant de faire un petit bout de chemin.

D’où vient l’expression ? Mystère.

Est-elle récente ? Encore là, mystère, mais aucun des lexiques ou dictionnaires que l’Oreille a sous la main ne la connaît.

 

[Complément du 24 novembre 2011]

Monique Cormier consacre sa chronique du jour à l’émission Médium large de la radio de Radio-Canada à cette expression et à son origine (voir les commentaires ci-dessous). On peut l’entendre ici.

 

[Complément du 26 novembre 2011]

Entendu à France Culture le 21 novembre dans «La chronique de Jean-Louis Ézine» : «une petite gêne subsiste».

 

[Complément du 7 juin 2015]

Peut-on évaluer la popularité de l’expression au Québec ? Des publicitaires l’utilisent. C’est un signe qui ne saurait mentir.

Publicité de Telus

 

Exercice d’admiration : Diderot, Jobs, Gladwell

Walter Isaacson, Steve Jobs, 2011, couverture

Quelque part durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, dans le Neveu de Rameau, Diderot s’interroge sur ce que la postérité retient des grands hommes. Il fait dialoguer ses personnages, Moi et Lui, au sujet du dramaturge Jean Racine. Les termes de l’alternative sont les suivants :

Lequel des deux préféreriez-vous ? ou qu’il eût été un bonhomme […]; faisant régulièrement tous les ans un enfant légitime à sa femme, bon mari; bon père, bon oncle, bon voisin, honnête commerçant, mais rien de plus; ou qu’il eût été fourbe, traître, ambitieux, envieux, méchant; mais auteur d’Andromaque, de Britannicus, d’Iphigénie, de Phèdre, d’Athalie (éd. de 1984, p. 22-23).

Pour le dire autrement : un génie, les yeux tournés vers le futur, peut-il faire peu de cas, non seulement de ses contemporains, mais de ses proches ?

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Qui lit l’éclairante biographie de Steve Jobs par Walter Isaacson (2011) se trouve confronté précisément à la même question.

Dans sa vie professionnelle, Jobs (1955-2011) a bouleversé, sinon révolutionné, les mondes de l’informatique personnelle (d’abord et avant tout avec le Macintosh, mais aussi avec le iPad), du film d’animation (chez Pixar), de la musique (par la conjugaison iTunes / iPod), de la téléphonie (grâce au iPhone).

Comment y est-il parvenu ?

En concevant des produits dont les consommateurs ne savaient pas encore qu’ils en auraient un jour besoin. Pour lui, il fallait prévoir à long terme et non seulement réagir au contexte immédiat. Voilà pourquoi il citait cette phrase du joueur de hockey Wayne Gretzky : «Skate where the puck’s going, not where it’s been» (Patinez là où va la rondelle, pas où elle était). Sa créativité dépendait de sa capacité à imaginer.

En défendant bec et ongles un principe, celui de l’intégration totale du matériel (hardware), du logiciel (software) et du système d’exploitation (operating system). Ce que la société Apple mettait en marché était, par définition, peu hospitalier. La plupart des entreprises concurrentes, au premier rang desquelles Microsoft, jouaient la carte de l’ouverture et de la collaboration. Pas Jobs, qui fuyait comme la peste ce qui risquait, selon lui, de dénaturer ses produits.

En apportant une attention folle au détail : la teinte de bleu du iMac de 1998, la forme de la tête d’une vis, l’intérieur des ordinateurs, qu’il jugeait aussi important que l’extérieur. Il aimait raconter une leçon apprise de son père : il faut apporter autant de soin à la partie invisible d’un meuble qu’aux autres. Jonathan Ive, le designer des produits Apple depuis la fin des années 1990, partage la même obsession.

En tirant le plus — généralement, le meilleur — de ses collaborateurs, mais en les rudoyant, en les trompant, en les poussant dans leurs ultimes retranchements. Diderot disait «fourbe, traître, ambitieux, envieux, méchant». On trouverait des exemples de chacun de ces comportements dans le portrait que fait Isaacson de Jobs. Il faudrait encore ajouter impatient, égocentrique, grossier, mesquin. Cette biographie est aussi une théorie d’horreurs.

(Le biographe ne cache rien de ces horreurs, sans leur donner la première place dans son récit ni essayer de leur trouver une explication psychologique. Parmi celles qu’il rapporte, le fait que Jobs ait été un enfant adopté est souvent évoqué. Chrisann Brennan, la mère de la première fille de Jobs, affirmait par exemple que son adoption l’avait laissé «full of broken glass» [plein de verre brisé].)

Qui l’histoire retiendra-t-elle, le génie charismatique ou l’invectiveur puéril ?

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Malcolm Gladwell a un sens du récit journalistique absolument fabuleux. Lisez les sept premiers paragraphes de «Something Borrowed», son texte sur le plagiat. Mettez en parallèle le sort du père et du fils dans «Wrong Turn», quand il étudie la question de la sécurité routière aux États-Unis. Ou interrogez-vous avec lui sur la qualité principale de Steve Jobs, dans le compte rendu qu’il vient de faire paraître du livre d’Isaacson dans les pages du New Yorker.

Dans les quatre premiers paragraphes, il présente des anecdotes tirées de l’«enthralling new biography of the Apple founder». Puis, son texte change complètement de direction : «One of the great puzzles of the industrial revolution is why it began in England.» Pourquoi, se demande Gladwell, la révolution industrielle a-t-elle débuté en Angleterre ? On vient de passer d’une «captivante biographie» («enthralling […] biography») à une énigme historique («One of the great puzzles»). S’il pose pareille question, c’est, bien sûr, qu’il a la réponse. La révolution industrielle a commencé en Angleterre, car on y trouvait un grand nombre d’artisans particulièrement habiles à perfectionner («tweak») les machines existantes pour les rendre de plus en plus performantes. Ces artisans étaient des «tweakers». Jobs était leur digne descendant, voire l’incarnation ultime de cette façon de créer, d’où le titre de l’article, «The Tweaker».

(Gladwell n’a pas simplement le sens du récit. Il a aussi un flair phénoménal pour découvrir l’article scientifique qui va exactement dans le sens de sa réflexion. Ici, il s’agit d’un article de deux économistes, Ralf Meisenzahl et Joel Mokyr.)

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À la fin de son livre, Walter Isaacson résume la personnalité de Jobs en une formule : «Was he smart ? No, not exceptionally. Instead, he was a genius.» Au lieu d’être simplement «smart» (intelligent / futé / malin / astucieux / habile — rayez les mentions inutiles, s’il y en a), c’était un génie. Lui et Gladwell s’entendent là-dessus. Ils s’entendent tout autant sur la façon d’être de Jobs avec les autres, cette brusquerie qui confinait fréquemment à la brutalité. Aucun des deux ne tranche la question de Diderot : «Lequel des deux préféreriez-vous ?».

 

Références

Diderot, Denis, le Neveu de Rameau. Satires, contes et entretiens, Paris, Librairie générale française, coll. «Le livre de poche», 5925, 1984, 414 p. Édition établie et commentée par Jacques et Anne-Marie Chouillet.

Gladwell, Malcolm, «Wrong Turn. How the Fight to Make America’s Highways Safer Went off Course», The New Yorker, 11 juin 2011.

Gladwell, Malcolm, «Something Borrowed. Should a Charge of Plagiarism Ruin your Life ?», The New Yorker, 22 novembre 2004.

Gladwell, Malcolm, «The Tweaker. The Real Genius of Steve Jobs», The New Yorker, 14 novembre 2011.

Isaacson, Walter, Steve Jobs, New York, Simon & Schuster, 2011. Édition numérique.

Meisenzahl, Ralf et Joel Mokyr, «The Rate and Direction of Invention in the British Industrial Revolution : Incentives and Institutions», The National Bureau of Economic Research, NBER Working Paper No. 16993, avril 2011.

Avant et après

Soit la phrase suivante, s’agissant de l’inégal début de saison des Canadiens de Montréal — c’est du hockey : «Pierre Gauthier avait donc raison : le soleil s’est finalement levé pour sortir son équipe de la grande noirceur dans laquelle elle patinait à tâtons depuis le début de la saison» (la Presse, 31 octobre 2011, cahier Sports, p. 2). À quoi ce «grande noirceur» peut-il bien faire allusion ? À l’histoire du Québec, dans laquelle il y a un avant et un après.

On a d’abord inventé l’après : cela s’est appelé la Révolution tranquille. Cette expression désigne ce qui aurait changé radicalement dans la Belle Province au début des années 1960.

À partir du moment où il y avait une expression pour désigner l’après, il en fallait une pour l’avant : ce sera la Grande noirceur ou, mieux encore, la Grande Noirceur, avec double majuscule. Jusqu’à 1960, le Québec aurait vécu une période particulièrement sombre. (La noirceur, c’est l’obscurité.)

L’expression allait-elle rester cantonnée à l’histoire québécoise ? Non. Elle existe désormais extra-muros : «La grande noirceur des Irakiennes» (la Presse, 30 mars 2003); «la grande noirceur haïtienne» (le ministre Lawrence Cannon, radio de Radio-Canada, 19 janvier 2011). Et les journalistes sportifs l’emploient. Son avenir paraît assuré.

 

[Complément du 4 décembre 2015]

«La grande noirceur scientifique», titre la Presse+ du jour.

 

[Complément du 22 décembre 2016]

Sur la place de la Grande Noirceur dans l’historiographie québécoise, l’Oreille tendue recommande la lecture de Marie-Andrée Bergeron et Vincent Lambert, «Au-delà des faits : la Grande Noirceur et la Révolution tranquille en tant que mythistoires. Entretien avec Alexandre Turgeon», article électronique, HistoireEngagée, 21 septembre 2016. http://histoireengagee.ca/?p=5807

Hostie, ostie, osti, estie, esti, astie, asti, stie, sti, etc.

«Hostie», publicité du diocèse de Montréal, 2011

Dans un coin, ceux qui se demandent si la baisse radicale de la pratique religieuse au Québec ne risque pas d’y menacer la survie du juron d’origine religieuse. Le National Post se posait la question le 9 septembre 2011, sous la plume de Graeme Hamilton : «Can Quebec’s Church-based curse words survive in a secular age ?» (Réponse évidente : oui.)

Dans l’autre coin, ceux qui croient que l’héritage catholique est encore bien vivant au Québec. C’est la position d’un collègue théologien de l’Oreille tendue, Olivier Bauer. Il la défend dans ses deux plus récents livres. Dans Une théologie du Canadien de Montréal (2011), il écrit par exemple : «Aussi bizarre que cela puisse vous paraître, je crois plus à la présence à long terme du christianisme au Québec qu’à celle de la religion du Canadien» (p. 152). Le dernier chapitre de l’Hostie, une passion québécoise (2011) est sous-titré «L’Église catholique tente de reconquérir l’hostie — vingt et unième siècle»; il porte sur la place dans le Québec d’aujourd’hui de cette «Petite rondelle de pain azimé que le prêtre consacre pendant la messe» (Diocèse de Montréal, avril 2006).

S’intéressant à l’hostie («le corps du Christ», dit la liturgie) au Québec, Olivier Bauer a nécessairement eu à réfléchir aux jurons qui lui sont rattachés. Il s’appuie sur les travaux de linguistes (Diane Vincent), d’historiens (René Hardy, Heinz Weinmann) et de lexicographes inégalement sérieux (Jean-Pierre Pichette, Gilles Charest, Léandre Bergeron) pour suivre l’histoire de ce sacre. Conclusion ? «Aussi surprenant que cela puisse paraître à des oreilles québécoises, il fallut entrer dans le vingtième siècle et attendre 1920 pour que “hostie” soit attestée comme sacre !» (p. 40) Pourquoi cette apparition tardive ? «On peut avancer deux explications : soit l’hostie était jusque-là trop sacrée pour devenir un sacre, soit elle était trop peu importante pour que les blasphémateurs aient l’envie d’en faire un sacre» (p. 40). En littérature, ce serait encore plus tardif. Bauer (p. 56), s’appuyant sur les travaux du Trésor de la langue française au Québec, affirme que la première occurrence du mot dans un texte littéraire date de 1964 : le mot apparaîtrait dans le Cassé de Jacques Renaud.

L’Oreille tendue aimerait se pencher autrement sur ce mot et ses dérivés (ostie, osti, estie, esti, astie, asti, stie, sti).

Comme tabarnak et crisse, dont il a longuement été question il y a une quinzaine, hostie et ses dérivés sont épicènes : ils ont la même forme au féminin et au masculin.

Pierre met du Beatles dans l’gettho
I regarde déhors i fait pas beau
En face y a une grosse tour à bureau
Ça d’l’air qu’y a une ostie de vue d’en haut (Les Dales Hawerchuk, «Dale Hawerchuk», chanson, 2005)

Mon voisin se lève et quitte en disant : — Si je le revoué l’hostie, m’a y crisser ma main su a yeule ! (Georges Dor, Anna braillé ène shot [Elle a beaucoup pleuré]. Essai sur le langage parlé des Québécois, p. 28)

Comme tabarnak et crisse, toujours, il s’agit d’une interjection.

Je laçais mes bottes de travail, assis dans l’escalier du vestibule, lorsque je l’entendis pousser un «osti !» sonore et inattendu (les excès de langage de mon père étaient rarissimes) (Nicolas Dickner, Tarmac, p. 219).

Think big, stie (Elvis Gratton).

Vas-tu souffler toutte le sac esti tu vas toutte te sécher en dedans (blogue les Fourchettes, 4 octobre 2011).

De la même façon qu’avec ses acolytes, on peut l’enchaîner avec jouissance :

Calice de ciboire d’hostie ! (Roch Carrier, la Guerre, yes sir !, p. 77)

Criss de tabarnak d’hostie de calice de ciboire d’étole de viarge, oussé kié le sacramant de calice de morceau de casse-tête du tabarnak ! (François Blais, Vie d’Anne-Sophie Bonenfant, p. 124).

Il est possible d’imaginer des usages affectueux d’hostie et de ses dérivés, mais le plus souvent on emploie ces mots pour invectiver. Ainsi de ses autocollants visibles dans les rues de Montréal durant la campagne électorale d’ en avril 2004, où l’on voyait une photo du premier ministre Jean Charest accompagnée des mots «Ostie d’crosseur».

On ne connaît pas de verbe construit avec hostie, alors qu’il y a tabarnaker et crisser. Crissement existe, mais pas hostiment. Cela manque, dans un cas comme dans l’autre.

Malgré ces (relatives) limites créatives, hostie aurait été le juron préféré des Québécois au début des années 1980, selon une étude de l’Office de la langue française préparée par la «sacrologue» Diane Vincent (1982) et que cite Olivier Bauer. L’Oreille tendue est un peu déçue.

P.-S. — Un tweet de Leroy K. May du 7 janvier 2011 nous apprend une chose intéressante : «RT @LaurentLaSalle: Le nom de domain ost.ie est disponible, mais à 117$ US annuel, ça coûte cher comme joke…» En effet.

 

[Complément du 21 décembre 2018]

Les magistrats sont souvent appelés à mesurer la portée des mots. La Presse+ du jour donne un exemple d’une telle analyse lexicale.

Le juge Patrice Simard, de la cour municipale de Québec, a dû statuer, en novembre 2018, sur la portée de la phrase «Estie de gros douchebags» lancée par un citoyen à deux policiers. Jugement : «Le “estie”, blasphématoire en soi, est plutôt utilisé, à l’instar de l’adjectif “gros”, comme marqueur d’intensité pour le substantif qui les suit immédiatement, savoir le mot “douchebag”. Pris dans leur ensemble, il s’agit de propos injurieux, insultants, blessants, blasphématoires et grossiers.» Cela coûtera 150 $ au coupable.

Morale de cette histoire : en cour, ne dites jamais «Estie de gros juge», «estie» étant «blasphématoire en soi».

 

[Complément du 3 novembre 2020]

Autre variante, chez le Hugo Beauchemin-Lachapelle de la Surface de jeu : «Astique, Laurent, tu me dois ben ça !» (p. 137)

 

[Complément du 19 mars 2024]

L’Oreille découvre aujourd’hui, dans un numéro spécial de la revue Liberté, une nouvelle graphie : «stsi» (1987, p. 68).

 

[Complément du 12 juin 2024]

La graphie stsi est aussi celle de François Hébert dans son ouvrage Dans le noir du poème (2007, p. 60), comme si Hébert et Almanzor Ratapopoulos ne faisaient qu’un…

 

Références

Bauer, Olivier, l’Hostie, une passion québécoise, Montréal, Liber, 2011, 81 p.

Bauer, Olivier, Une théologie du Canadien de Montréal, Montréal, Bayard Canada, coll. «Religions et société», 2011, 214 p. Ill.

Beauchemin-Lachapelle, Hugo, la Surface de jeu. Roman, Montréal, La Mèche, 2020, 276 p.

Blais, François, Vie d’Anne-Sophie Bonenfant. Roman, Québec, L’instant même, 2009, 241 p.

Carrier, Roch, la Guerre, yes sir ! Roman, Montréal, Éditions du Jour, coll. «Les romanciers du jour», R-28, 1970, 124 p. Rééditions : Montréal, Stanké, coll. «10/10», 33, 1981, 137 p.; Montréal, Stanké, 1996, 141 p.; dans Presque tout Roch Carrier, Montréal, Stanké, 1996, 431 p.; Montréal, Éditions internationales Alain Stanké, coll. «10/10», 2008, 112 p. Édition originale : 1968.

Les Dales Hawerchuk, «Dale Hawerchuk», les Dales Hawerchuk, disque audionumérique, 2005, étiquette CPR2-2098 C4 Productions.

Dickner, Nicolas, Tarmac, Québec, Alto, 2009, 271 p. Ill.

Dor, Georges, Anna braillé ène shot (Elle a beaucoup pleuré). Essai sur le langage parlé des Québécois, Montréal, Lanctôt éditeur, coll. «L’histoire au présent», 2, 1996, 191 p.

Hamilton, Graeme, «Can Quebec’s Church-based curse words survive in a secular age ?», The National Post, 9 septembre 2011.

Hébert, François, Dans le noir du poème. Les aléas de la transcendance, Montréal, Fides, coll. «Nouvelles études québécoises», hors série, 2007, 214 p.

Ratapopoulos, Almanzor, «Du char. Petit manuel à l’usage du FAD1001F», Liberté, numéro spécial «Watch ta langue !», 1987, p. 63-73.

Vincent, Diane, avec la collaboration de Hélène Malo et Louise Grenier, Pressions et impressions sur les sacres au Québec, Montréal, Gouvernement du Québec, Office de la langue française, coll. «Langues et sociétés», 1982, 143 p.