L’«effet Diderot»

Diderot, Regrets sur ma vieille robe de chambre, édition de 2004, couverture

La section «Pause oxygène» de la Presse+ du 1er mars présentait une chose dont l’Oreille tenduepourtant diderotienne à ses heures — n’avait jamais entendu parler : l’«effet Diderot».

Voici comment Geneviève Lefebvre, collaboratrice du quotidien numérique montréalais, le définit :

On dit que la vie de Diderot, l’auteur de la célèbre encyclopédie, a changé le jour où il a remplacé sa vieille robe de chambre pour une neuve, évidemment beaucoup plus belle. Il en était fort heureux, jusqu’à ce qu’il se rende compte que sa belle robe de chambre avait un effet pervers; du coup, tout le reste de sa garde-robe lui paraissait laid, usé, désuet.

Pour ceux qui ont déjà rénové une maison, vous savez exactement de quoi je parle. On croit qu’on ne fait que repeindre les armoires de la cuisine, et une fois qu’on les voit pimpantes et fraîches, c’est toute la maison qui y passe.

Le sport, c’est pareil. On croit qu’on ne fait que «se remettre en forme» et on se retrouve sur la ligne de départ d’un marathon, stupéfait et rénové de fond en comble. Comment ai-je pu en arriver là ?

C’est l’effet Diderot.

Passons sur cette «célèbre encyclopédie» qui aurait dû être une «célèbre Encyclopédie». Passons encore sur le fait que Diderot n’en a pas été «l’auteur»; il en a été «un des auteurs» et son codirecteur, avec D’Alembert, puis son directeur, seul.

Attachons-nous cependant à la lecture des «Regrets sur ma vieille robe de chambre» que propose l’article. Ce bref texte tardif de Diderot ne dit pas ce que Geneviève Lefebvre lui fait dire.

Relisons ses premières lignes :

Pourquoi ne l’avoir pas gardée ? elle était faite à moi, j’étais fait à elle. Elle moulait tous les plis de mon corps, sans le gêner. J’étais pittoresque et beau. L’autre, roide, empesée, me mannequine. Il n’y avait aucun besoin auquel sa complaisance ne se prêtât, car l’indigence est presque toujours officieuse. Un livre était-il couvert de poussière, un de ses pans s’offrait à l’essuyer. L’encre épaisse refusait-elle de couler de ma plume, elle présentait le flanc. On y voyait tracés en longues raies noires les fréquents services qu’elle m’avait rendus. Ces longues raies annonçaient le littérateur, l’écrivain, l’homme qui travaille. À présent, j’ai l’air d’un riche fainéant. On ne sait qui je suis.

Sous son abri, je ne redoutais ni la maladresse d’un valet ni la mienne; ni les éclats du feu; ni la chute de l’eau. J’étais le maître absolu de ma vieille robe de chambre; je suis devenu l’esclave de la nouvelle (éd. de 2004, p. 13).

Il est vrai que le nouveau vêtement bouleverse l’équilibre domestique de Diderot, et pas seulement son habit :

Ma vieille robe de chambre était une avec les autres guenilles qui m’environnaient. Une chaise de paille; une table de bois; une tapisserie de bergame; une planche de sapin qui soutenait quelques livres; quelques estampes enfumées, sans bordure, clouées par les angles sur cette tapisserie; entre ces estampes, trois ou quatre plâtres suspendus formaient avec ma vieille robe de chambre l’indigence la plus harmonieuse.

Tout est désaccordé. Plus d’ensemble, plus d’unité, plus de beauté (p. 14-15).

Cela dit, jamais Diderot n’a pas été «fort heureux» de sa nouvelle robe de chambre. Jamais il n’a changé ses comportements à cause de l’effet qu’elle aurait eu sur lui. Jamais il n’a tiré de morale positive de ce don que lui avait fait Mme Geoffrin (ce n’est pas lui qui a «remplacé» l’ancienne) ni promu l’auto-émulation. Bien au contraire, ce texte ne cesse de répéter que Diderot était bien mieux avant et qu’il regrette sa «médiocrité première» (p. 18). Il craint même d’être corrompu par ce nouveau luxe qu’on lui impose.

En règle générale, il vaut mieux éviter les «On dit que». Ça évite de dire des faussetés.

 

[Complément du 10 juin 2020]

L’Oreille a repris ce texte, sous le titre «La robe de chambre de Diderot», dans le livre qu’elle a fait paraître au début de 2020, Nos Lumières.

 

Références

Diderot, Denis, Regrets sur ma vieille robe de chambre suivi de la Promenade Vernet, Paris, Librairie générale française, coll. «Le livre de poche. Libretti», 20000, 2004, 92 p. Édition établie par Pierre Chartier.

Melançon, Benoît, Nos Lumières. Les classiques au jour le jour, Montréal, Del Busso éditeur, 2020, 194 p.

Autoportrait du jour

Portrait de Laurent Duvernay-Tardif par Chris Donahue

Les amateurs de sport savent au moins quatre choses au sujet de Laurent Duvernay-Tardif : il est joueur de ligne offensive pour les Chiefs de Kansas City — c’est du football américain; il occupe beaucoup d’espace — 145 kilos sur 1,95 mètre; il étudie la médecine; il vient de signer un contrat de plusieurs saisons pour plusieurs millions de dollars.

Le Devoir du jour nous apprend qu’il a aussi le sens de l’autoportrait : «Je vais devoir faire un travail de réflexion dans les prochaines semaines, les prochains mois, essayer de réaliser ce que ça représente. [En même temps], je suis le même gars, le gars semi un peu tout croche qui est toujours partant pour faire un million de projets» (p. B4).

«Semi un peu tout croche» ? Joli.

Photo : Chris Donahue

Entrée à saveur de lundi matin

«À saveur vintage», titre la Presse+ le 15 octobre 2016

À l’occasion (2009, 2010, 2011, 2013, 2014, 2015), l’Oreille tendue pratique un tri sélectif dans sa corbeille de à saveur, cette calamité québécoise.

L’expression peut être suivie par un nom.

«Moreau fait une offre finale à saveur d’ultimatum» (la Presse+, 24 février 2017).

«Kim Kardashian déclenche une controverse à saveur de médicament» (Radio-Canada, 7 août 2015).

«Une passe à saveur de jeu au sol» (Pierre Vercheval, Réseau des sports [RDS], 27 août 2015).

«Synode sur la famille : un revers à saveur de victoire pour le pape François» (le Devoir, 20 octobre 2014, p. A1).

«Une discussion à saveur Big Brother» (Marie-France Bazzo, Télé-Québec, 20 février 2014).

Le plus souvent, un adjectif fait l’affaire.

«Coup de circuit à saveur québécoise» (la Presse+, 17 octobre 2016).

«Une aventure fantastique à saveur québécoise par un auteur d’ici» (@QuebecBD).

«Environnement. Un début de mandat à saveur internationale» (la Presse+, 3 novembre 2015).

Un carnet Web «à saveur langagière» (le Devoir, 7 décembre 2003).

«une télé à saveur locale» (la Presse, 6 septembre 2013, cahier Affaires, p. 6).

Les épithètes en -ique sont particulièrement prisées.

«essais à saveur érotique» (le Devoir, 3-4 septembre 2016, p. F8).

«une fiction biographique à saveur psychanalytique» (le Devoir, 23-24 janvier 2016, p. F4).

«Mais de longs, longs textes, à saveur sociologique, ethnologique et journalistique» (la Presse, 5 décembre 2011, cahier Arts, p. 6).

«ses billets ironiques à saveur sociologique» (le Devoir, 19 août 2011, p. B10).

Stephen Harper en Colombie : «une visite à saveur économique» (Radio-Canada, 10 août 2011).

Ce qui est le plus souvent évoqué ? L’échéance électorale.

«Des millions à saveur électorale» (le Devoir, 28 juillet 2015, p. A2).

«Publicité à saveur électorale pour l’ex-ministre Penashue» (la Presse, 19 mars 2013, p. A14).

«Budget à saveur électorale à Washington» (la Presse, 13 février 2012, cahier Affaires, p. 4).

«Remaniement mineur à saveur électorale» (la Presse, 5 janvier 2011, p. A1).

«Déjà des pubs à saveur électorale» (la Presse, 23 mars 2011, p. A5).

À votre service.

Quiz (facile) du jour

Les phrases qui suivent sont toutes tirées du même ouvrage. Où cet ouvrage a-t-il écrit ?

Les jeunes «ne demandent pas mieux que de s’asseoir et de bâtir des projets».

Les «rencontres de discussions» pouvaient «durer jusqu’à quatre heures sans que personne ne quitte».

Nul doute «que l’exercice nous permettra de prendre conscience de l’ampleur de la problématique».

On avait «eu raison de faire en sorte que l’Église ne fasse plus partie de la sphère politique au début des années 60».

«Les valeurs de la Révolution tranquille se voulaient, sans aucun doute, collectives […].»

«Plusieurs groupes d’intérêts ont leur propre stratégie et s’efforcent de la communiquer aux autres groupes qui, souvent, ont malheureusement déjà un agenda différent.»

Il serait bon «de cheminer au niveau des opinions politiques et de s’engager à titre de citoyen».

«Dans tous les cas, il est essentiel pour les jeunes, si l’on ne veut pas voir le rêve de la Révolution tranquille sombrer, de se rassembler pour déterminer notre plan de match […].»

La néologIE du mercredi matin

Poétocratie, couvertureAthlétométrie : méthode d’analyse statistico-sportive défendue par Philippe Navarro (2014).

Cauchemarologie : étude cauchemardeuse (@franceculture).

Dette-cratie : la soumission par la dette (en vidéo).

Éphébophilie : est aux adolescents ce qu’est aux enfants la pédophilie.

Exomusicologie : «Qu’est-ce que l’exomusicologie ?» (@dcdb) La question se pose, en effet.

Extrêmophilie : «De + en +, on doit tenir compte que nos sondes pourraient contaminer les planètes qu’elles visitent : extrêmophiles. http://news.nationalgeographic.com/2016/09/mars-journey-nasa-alien-life-protection-humans-planets-space/» (@MatthieuDugal).

Ludothérapie : jouer pour guérir (@franceculture).

Nanarophilie : la passion du navet, pour Antonio D. Leiva et Simon Laperrière (2015). Pas le légume.

Néomanie : l’amour du nouveau (@franceculture).

Poétocratie : les poètes au pouvoir, chez Fabula.

Sociocratie : «un mode de gouvernance inventé par l’ingénieur Gerard Endenburg aux Pays-Bas, [qui] existe depuis les années 70. Tout comme l’holacratie, la sociocratie fonctionne selon des cercles de concertation et rejette la pyramide hiérarchique pour les prises de décision» (la Presse, 20 juin 2015, cahier Affaires, p. 9).

Teutomanie : l’amour de l’Allemagne, selon Victor Klemperer (1996, p. 307).

Tocophobie : la peur d’accoucher, dixit la Presse+ du 7 février 2017.

 

Références

Dominguez Leiva, Antonio et Simon Laperrière, Éloge de la nanarophilie, Neuilly-lès-Dijon, Le murmure, coll. «Borderline», 2015, 75 p.

Klemperer, Victor, LTI, la langue du IIIe Reich. Carnets d’un philologue, Paris, Albin Michel, coll. «Agora», 202, 1996, 372 p. Traduit de l’allemand et annoté par Élisabeth Guillot. Présenté par Sonia Combe et Alain Brossat.

Navarro, Philippe, La puck roulait pas pour nous autres… 44 saisons de la LNH décortiquées, Québec, Sylvain Harvey, 2014, 191 p. Préface de Mathias Brunet.