La gamme chromatique des carrés

Bixi et carré rouge

 

L’Oreille tendue a eu l’occasion, le 29 mai 2012, de dire un mot des couleurs des grèves étudiantes au Québec. Une nouvelle synthèse s’impose.

Les carrés rouges étaient portés par les grévistes et par ceux qui les appuyaient. Ils ne sont pas complètement passés de mode. (Contre la hausse des droits de scolarité; pour la grève.)

Face à eux, on portait le carré vert. (Pour la hausse des droits de scolarité; contre la grève.)

Le carré bleu, moins souvent repéré, aurait désigné les opposants à la hausse et à la grève. (Un conseiller municipal de Montréal, Carl Boileau, a revêtu aussi le carré bleu, mais en un autre sens : il se dit «indépendant et indépendantiste», «Québécois libre et éveillé». Cela n’a un rapport qu’indirect avec les grèves étudiantes.)

D’autres auraient préféré une trêve : leur carré était blanc.

Quand le gouvernement libéral du premier ministre Jean Charest a fait voter le projet de loi 78, on s’est plaint en plusieurs lieux de son contenu «liberticide». C’est à ce moment que le carré noir est apparu, par exemple chez le philosophe Normand Baillargeon, sans pourtant se substituer aux autres.

Durant la campagne électorale qui a précédé les élections du 4 septembre, certains ont bien sûr utilisé le symbole du carré à leurs propres fins. Ainsi, un candidat du Parti conservateur du Québec, Stéphane Gagné (il a perdu), sur une pancarte repérée à Granby par l’ami Antoine Robitaille, mêlait toutes les couleurs sur son carré à lui.

Le carré conservateur

Il y a peu, le service français de Radio-Canada annonçait cinquante mises à pied. On a vu apparaître des carrés orange, rapporte Anne Lagacé-Dawson sur Twitter.

Au suivant.

 

[Complément du 21 décembre 2012]

Grâce à @Hortensia68 (merci), l’Oreille découvre l’existence de carrés roses (sauf erreur, bien éphémères) : «Les carrés roses servent à identifier solidairement les enseignants de tous les horizons. Épingler un carré rose à côté d’un carré rouge vise à symboliser notre solidarité contre la hausse ainsi que notre totale opposition à toute forme de brutalité policière dirigée vers les étudiants alors qu’ils défendent pacifiquement les droits de toute une société.»

 

[Complément du 15 février 2013]

Il manquait un carré mauve ? Il ne manque plus : «Hôpital de Lachine. Des carrés mauves pour la survie» (la Presse, 15 février 2013, p. A8).

 

[Complément du 17 mars 2013]

Les redevances versées par les sociétés minières québécoises vous inquiètent ? Amir Khadir, le député de Québec solidaire, arbore désormais, rapporte Paul Journet, le carré brun.

 

[Complément du 26 juillet 2014]

Une bande dessinée inspirée des événements de 2012, Gangs de rue. La marche orange, signée Marc Beaudet et Luc Boily, a paru la même année. Le carré rouge y était remplacé par un cercle orange (voir ici).

Ces jours-ci, les policiers de Montréal veulent en découdre avec les autorités municipales et provinciales à la suite d’un différend sur leur caisse de retraite. Leur symbole ?

Le carré rouge du SPVM

(Merci à @NieDesrochers qui a fait circuler cette photo, de J.-P. Goyer, sur Twitter.)

 

[Complément du 27 juillet 2014]

L’Oreille tendue avait loupé le carré jaune de l’omnicommentateur Richard Martineau : «Je suis pour une hausse, mais modérée» (2 avril 2012). Il l’a porté lors d’un passage à l’émission télévisée Tout le monde en parle. Merci à @VeroMato d’avoir remis l’Oreille dans le droit chemin.

 

[Complément du 2 août 2014]

Le carré rouge au Festival d’Avignon

 

Grâce à @LiliovaSvetla, l’Oreille découvre que le carré rouge est devenu un produit d’exportation (en l’occurrence au festival de théâtre d’Avignon). Merci.

 

[Complément du 22 février 2017]

Comment les aînés du Québec devraient-ils manifester leur déplaisir envers les politiques du gouvernement du Québec ? En portant le carré gris. La proposition est du journaliste Antoine Robitaille sur les ondes de la station de radio 98,5 FM de Montréal le 21 février 2017 (vers la dixième minute).

 

[Complément du 11 mars 2018]

Le carré jaune, il y a aussi des citoyens montréalais qui l’ont porté, à une séance du conseil municipal d’Outremont, «pour protester contre l’affluence d’autobus scolaires juifs dans l’arrondissement» (la Presse+, 7 mars 2018). Tout le monde n’a pas la mémoire des symboles et des couleurs, semble-t-il.

 

[Complément du 29 mars 2018]

Variation sur une même couleur, rapportée dans le Devoir du 27 mars 2018 :

Inspirées par l’expérience des carrés rouges, des adolescentes de Québec ont lancé une campagne pour dénoncer les codes vestimentaires des écoles secondaires publiques parce qu’ils contribuent, selon elles, au sexisme.

[…]

Les carrés jaunes avaient en outre tapissé l’école d’affiches jaunes pour réclamer des changements et lancé une campagne sur les réseaux sociaux. Pourquoi le jaune ? Parce que l’une des filles de la bande a trouvé un paquet de tissu jaune dans son sous-sol la semaine dernière. «On veut que ça rayonne comme un soleil dans les autres écoles», ajoute Célestine Uhde (p. A1 et A8).

Néologismes du jour

D. T. Max, Every Love Story Is a Ghost Story, 2012, couverture

La langue bouge. Évidemment.

Dans le monde du travail : «Graphiste/blogueur/créateur de bijoux, comptable/éleveur de chinchillas ou serveuse/étudiante/bédéiste. Les slashers — qui font référence au signe typographique de la barre oblique — se définissent par plus qu’un seul emploi ou une seule fonction, et ils sont de plus en plus nombreux» (la Presse, 12 décembre 2012, cahier Affaires, p. 11). Il y aurait un «phénomène slash», voire une «génération slash».

Dans le monde des médias : «j’ai des postes de radio dans la chambre, la cuisine, le salon et la salle de bains. Je suis aussi une radio-canadavore» (le Devoir, 15-16 décembre 2012, p. E4).

Dans le monde des médias, bis : «L’infobésité et l’adipodivertissement menacent» (le Devoir, 17 décembre 2012, p. B7). «Infobésité» est attesté depuis quelques années, pas «adipodivertissement».

Dans le monde de la mode : «Les meggings — ou leggings pour hommes — le GQ dit : c’est NON. http://www.gq.com/style/blogs/the-gq-eye/2012/12/gq-addresses-the-meggings-movement.html?mbid=social_twitter_gqmagazine» (@hugodumas).

Dans le monde médical : «#French word du jour : “mamanexiques” – “mommyrexics”, women who diet during #pregnancy. http://www.lapresse.ca/arts/et-cetera/201212/06/01-4601337-maigrir-enceinte-cest-glamour.php via @LP_LaPresse #health» (@wraillantclark).

Dans le monde familial : «Hadn’t heard this term before : was helicopter parents, now it’s “snowplow parentshttp://bit.ly/Xi01Qn #cdnpse» (@Margin_Notes).

Dans le monde de la discrimination : «Qu’est-ce que l’hétérosexisme ? http://j.mp/ZJ6FNV #discrimination #privilège» (@cynocephale).

Dans le monde numérique : «J’ai appris dans ce magazine que mobo vient de la contraction de “mobile bohemian”, une personne qui utilise son téléphone portable (comme le iPhone) dans un nombre varié de circonstances et à des fins multiples et diverses» (blogue le Baiser de la mouche, 21 novembre 2011). Question : le mobo est-il un mobinaute comme les autres ?

Dans le monde numérique, bis : «I allow myself to Webulize only once a week now» (David Foster Wallace, lettre à Erica Neely, 3 juillet 2001, cité dans Every Love Story Is a Ghost Story, p. 286).

Dans le monde de la rétro-immigration : «tiens, un nouveau mot : impat’ http://www.lemonde.fr/societe/article/2012/11/30/impatries-l-amere-patrie_1797400_3224.html» (@mahiganl). C’est, bien sûr, l’antonyme d’expat’.

Dans le monde, tout court : «Ainsi, la littérature internationale qui lui est consacrée avance parfois la notion de “glocalisme” ou de ?“glocalisation” pour évoquer les relations entre le global et le local» (Jacques Commaille).

À vous de choisir. Tous les (dé)goûts sont dans la nature.

 

Référence

Max, D.T., Every Love Story Is a Ghost Story. A Life of David Foster Wallace, New York, Viking, 2012, 309 p.

La terminaison du jour

Jean-François Vilar, Nous cheminons entourés de fantômes aux fronts troués, 1993, couverture

Ce ne sont pourtant pas les mots en -ade qui manquent en français. Le Petit Robert (édition numérique de 2010) en donne plus de 200.

On en invente néanmoins de nouveaux, et depuis longtemps.

Il neige ? @rdimatin parle de floconade.

Pour désigner les série télévisées américaines, Tonino Benacquista invente américanade (la Commedia des ratés, p. 98).

Les revues théâtrales de Gratien Gélinas mettaient en scène le personnage de Fridolin, d’où leur intitulé (Fridolinades).

En 1753, Morelly publie Naufrage des isles flottantes, ou Basiliade du célèbre Pilpai.

Dans un registre un brin différent, l’excellent Jean-François Vilar propose enculade (Nous cheminons entourés de fantômes aux fronts troués, p. 157 et p. 283).

Il faut de tout pour faire un monde.

P.-S. — Au moment de mettre ce texte en ligne, l’Oreille tendue découvre l’existence du compte Twitter @wikinade.

 

Références

Benacquista, Tonino, la Commedia des ratés, Paris, Gallimard, coll. «Série noire», 2263, 1991, 242 p.

Vilar, Jean-François, Nous cheminons entourés de fantômes aux fronts troués. Roman noir, Paris, Seuil, coll. «Fiction & Cie», 1993, 475 p.

Message d’intérêt public, venu du passé

Alex Harvey est un des meilleurs fondeurs au monde. Les médias québécois parlent souvent de lui, car c’est un compatriote.

C’était le cas à la radio de Radio-Canada l’autre jour. L’oreille de l’Oreille s’est fortement tendue ce jour-là. L’annonceur parlait en effet d’une personne nommée «Hââârvé», transformant un patronyme français en patronyme anglais. (Pensez, de même, au Suisse «Rôôdgeurr» Federer.)

La situation n’est pas nouvelle. Dans un brillantissime texte de 1980, «L’effet Derome ou Comment Radio-Canada colonise et aliène son public», André Belleau avait montré ce que cache parfois quelque chose d’aussi banal (en apparence) que la prononciation, en l’occurrence «l’étonnante phonologie radio-canadienne» (éd. de 1986, p. 111).

Le point de départ de Belleau était une question : pourquoi Bernard Derome, le présentateur vedette de la télévision de Radio-Canada, prononçait-il tous les mots étrangers comme s’il s’agissait de mots anglais ? Par sa façon, entre autres exemples, de dire I.R.A. («Aille-âre-ré», p. 109), Camp David («Kèmm’p Dééveude», p. 110) ou Robert Mugabe («Rââbeurte», p. 111), Derome parlait anglais «à travers le français» (p. 110).

D’un trait linguistique, Belleau parvenait à faire un trait idéologique, chez l’animateur en premier lieu, mais pas uniquement. La prononciation de Derome était «une forme particulièrement efficace de mépris et de dégradation d’une langue par le biais d’interventions sur le signifiant» (p. 113) et le signe d’une «colonisation culturelle» (p. 114). Elle ramenait toutes les formes d’altérité à une seule, l’anglaise, au détriment de la diversité du monde :

L’unilinguisme québécois, fait politique, social, collectif, doit s’accompagner sur le plan individuel, comme chez les Danois, les Hollandais, les Hongrois, d’une sorte de passion pluriculturelle. C’est la carte opposée que joue Radio-Canada (p. 113).

Ce qui était «obscène» en 1980 (p. 110) — cette alternance codique devenue naturelle — ne l’est pas moins aujourd’hui.

P.-S. — Peut-être était-ce le même «effet Derome» qui, l’été dernier, a poussé une animatrice de la radio de Radio-Canada à prononcer «slogeune» le mot «slogan».

 

[Complément du 24 octobre 2014]

L’Oreille tendue connaît, et recommande, «L’effet Derome» depuis de nombreuses années. Travaillant à sa bibliographie des écrits d’André Belleau, elle découvre une version antérieure de ce texte, sans le nom de Derome. Il s’agit d’un texte de vingt-neuf lignes paru dans la rubrique collective «À suivre» de la revue Liberté en 1976.

Extrait :

On dira : ce sont des broutilles. Certes, sauf que si un peintre allemand [Max Ernst], une œuvre musicale russe [de Moussorgsky], un livre allemand [d’Oswald Spengler] se voient curieusement relayés par l’anglais, c’est peut-être que l’altérité elle-même est anglaise, qu’elle forme tout l’horizon. Ne pas pouvoir accueillir l’autre directement, cela s’appelle être colonisé.

La leçon méritait déjà d’être apprise.

 

[Complément du 14 septembre 2015]

Quelques années après Belleau, le philosophe Laurent-Michel Vacher, sur un mode plus léger, enfonce le même clou. Ça se trouve dans son livre Histoire d’idées (1994) :

«Quand vous rencontrez un nom étranger bizarre et inconnu, ne le prononcez pas aussitôt avec l’accent anglais comme si vous étiez commentateur de hockey à la radio : tous les étrangers ne sont pas des Anglais ! Et d’ailleurs, tant qu’à massacrer un nom, mieux vaut le massacrer en français, non ? Essayez de vous y habituer en prononçant avec des sons purement français des noms comme Georges Friedmann, Judith Miller, Saint-John Perse (trois Français, d’ailleurs) ou Élisabeth Kubler-Ross — “Cu-blair-rosse” et non pas “Keuh-bleuw-Waass”» (p. 19)

«Prononcez [Georges Berkeley] “bair-clé” avec des sons bien français» (p. 23).

«Sigmund Freud, médecin autrichien (1856-1939). Prononcer “freude” comme si c’était un mot français (seuls les snobs essaient de dire “zigmunt-froït” en singeant l’accent allemand)» (p. 149).

 

Références

Belleau, André, [s.t.], Liberté, 106-107 (18, 4-5), juillet-octobre 1976, p. 384. https://id.erudit.org/iderudit/30915ac

Belleau, André, «L’effet Derome ou Comment Radio-Canada colonise et aliène son public», Liberté, 129 (22, 3), mai-juin 1980, p. 3-8; repris, sous le titre «L’effet Derome», dans Y a-t-il un intellectuel dans la salle ? Essais, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1984, p. 82-85; repris, sous le titre «L’effet Derome», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1986, p. 107-114; repris dans Laurent Mailhot (édit.), l’Essai québécois depuis 1845. Étude et anthologie, Montréal, Hurtubise HMH, coll. «Cahiers du Québec. Littérature», 2005, p. 187-193; repris, sous le titre «L’effet Derome», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 286, 2016, p. 105-112. https://id.erudit.org/iderudit/29869ac

Vacher, Laurent-Michel, Histoire d’idées à l’usage des cégépiens et autres apprentis de tout poil, jeunes ou vieux, Montréal, Liber, 1994, 259 p.

Retracer (?) le Printemps érable

Pierre-Luc Brisson, Après le printemps, 2012, couverture

[Quatrième texte d’une série sur les livres du Printemps érable. Pour une liste de ces textes, voyez ici.]

L’Oreille tendue est éditrice à ses heures. Elle sait que la rédaction de la quatrième de couverture d’un livre — le blurb, en anglais — est un art que tous ne maîtrisent pas. Elle n’a donc été étonnée qu’à demi en constatant que celle d’Après le printemps de Pierre-Luc Brisson ne correspondait pas au contenu de l’ouvrage. «Après le printemps retrace avec précision les événements majeurs de la crise étudiante depuis les premiers mandats de grève en février 2012 jusqu’au déclenchement des élections provinciales», écrit-on pour appâter le chaland; on promet aussi une «analyse sociocritique et historique». Or il n’est pas question de cela chez Brisson. Pour suivre l’évolution des grèves étudiantes de cette année au Québec, le lecteur aurait plutôt intérêt à lire le collectif Je me souviendrai ou Année rouge de Nicolas Langelier, quoi qu’on puisse penser de ces ouvrages par ailleurs.

Peut-on faire davantage confiance à l’introduction de l’essai ?

Je n’ai pas pour objectif de revenir sur les causes de la grève étudiante ni de tenter d’en démêler les tenants et aboutissants, bien que cette question soit en filigrane de notre réflexion. D’autres l’ont fait avant moi et il ne servirait à rien de reprendre un débat déjà largement commenté. Je n’ai pas non plus la prétention d’offrir ici une thèse complète, une vision entièrement ficelée du problème et de l’avenir du Québec. Je préfère soulever les pierres et tenter de débusquer ce qui se cache derrière les discours et les actions des uns et des autres. Je préfère poser des questions et faire entrevoir des solutions plutôt que d’asséner des vérités. C’est à cet exercice de réflexion et de remise en question que je convie le lecteur. Voici ma contribution; à d’autres de prendre le relais (p. 12-13).

Cette déclaration entraîne plusieurs commentaires. Deux ont une importance limitée : la déclaration contredit le texte de la quatrième de couverture; elle révèle un des traits stylistiques de l’auteur, un flottement entre le je et le nous. Deux sont autrement importants.

Pierre-Luc Brisson annonce qu’il va tenter de «débusquer ce qui se cache derrière les discours et les actions des uns et des autres». Or ce qu’il «débusque» en matière de «discours» et d’«actions» ne se trouve pas également chez les «uns» et les «autres». S’agissant des étudiants, il affirme, sans la moindre démonstration, que leur discours est «réfléchi» (p. 37), que leurs assemblées ont démontré «une capacité d’analyse et de réflexion […] globale» (p. 44) et que leur «démarche démocratique» était «exemplaire» (p. 76). Le lecteur est invité à croire l’auteur sur parole. En revanche, les «discours» et les «actions» des opposants à la grève sont, eux, longuement détaillés et démontés.

Le second commentaire que l’on peut faire à la lecture de ce passage de l’introduction d’Après le printemps porte sur la phrase suivante : «Je préfère poser des questions et faire entrevoir des solutions plutôt que d’asséner des vérités.» Elle n’est que partiellement vraie.

En fait, Après le printemps — c’est bien son droit — est un plaidoyer, divisé en trois parties. Dans la première, Brisson souhaite voir «rénover l’édifice démocratique du Québec» (p. 24). Il s’en prend ensuite à la concentration des médias, pour terminer par une réflexion sur le statut de l’Université au XXIe siècle au Québec. On peut reprocher beaucoup de choses à Brisson, mais pas le choix de ses objets : il s’agit de questions capitales.

Que peut-on lui reprocher alors ?

Le premier chapitre porte sur la vie démocratique. Lutter contre «la déliquescence morale du gouvernement libéral» (p. 23) ? Mettre fin à «notre inaction politique» (p. 28) ? Ces projets politiques ne peuvent avoir de sens que si l’on prend en considération l’absence d’unité des sociétés modernes. On ne peut les concevoir en utilisant des termes «génériques» comme «la population» (p. 22) ou «les citoyens» (p. 22 et p. 53). Une des leçons du Printemps érable et des élections provinciales du 4 septembre pourrait être, contre les discours généralisateurs, que le Québec est bien plus divisé qu’on ne veut généralement le reconnaître.

L’auteur n’aime guère les médias institués : il consacre plusieurs pages à contester les textes de commentateurs du Devoir, du Journal de Montréal ou de la Presse. L’éditorialiste en chef de ce journal, André Pratte, est sa bête noire (il est davantage question de lui que de l’ancien premier ministre du Québec Jean Charest), mais une petite place est quand même faite à Richard Martineau, celui que l’on reconnaît sous les traits du «Chroniqueur» dans le roman Terre des cons de Patrick Nicol. Cette critique peut se défendre, de même que l’éloge de la télévision étudiante de l’Université Concordia, CTUV. On ne suivra toutefois pas Pierre-Luc Brisson quand il croit, dans les images de CTUV, à l’existence d’une «réalité non filtrée» : toute image est un choix.

L’analyse de la situation financière des universités québécoises est marquée de la même naïveté. Un journaliste de Radio-Canada met en doute le sous-financement des universités (p. 61) ? Cela suffit à l’auteur : «En clair, non seulement nous investissons plus dans nos universités qu’on ne le fait partout ailleurs au pays […]» (p. 63). Quiconque s’intéresse à cette question sait que les choses sont bien plus compliquées.

Ce n’est pas plus convaincant quant à la conception de l’Université défendue dans Après le printemps. Que l’Université doive défendre des valeurs humanistes, nul ne saurait en disconvenir (du moins, on l’espère). En revanche, l’Université, c’est aussi de la recherche appliquée et de la formation professionnelle. Pierre-Luc Brisson le reconnaît, mais il ne se pose pas moins fréquemment des questions binaires comme celle-ci : «Doit-on chercher à transmettre des savoirs fondamentaux ou à former les nouveaux techniciens spécialisés du XXIe siècle ?» (p. 70; voir aussi p. 66-67, p. 73 et p. 80). Des trois chapitres du livre, «De l’université et de sa place dans le Québec de demain» est le moins solide et son argumentaire contre la «conception de l’université-entreprise» (p. 68) repose sur des bases factuelles approximatives.

Le «printemps» a été «engagé» (p. 14); Pierre-Luc Brisson l’est aussi (pour la gratuité universitaire, pour un «retour au dialogue social» [p. 81], pour des États généraux permanents). Il n’y a pas lieu de le lui reprocher. Cela explique ses prises de position catégoriques. Pour convaincre, il faut cependant plus que de l’engagement.

P.-S. — Le recteur de l’Université de Montréal roule en Lexus «de fonction» (p. 63), le vice-recteur aux relations institutionnelles et secrétaire général de l’Université Concordia, dans «une Lexus RX350 aux frais des contribuables et des étudiants» (p. 91-92 n. 30). La situation est peut-être plus inquiétante à l’Université Laval : celle-ci refuse «de confirmer la marque de la voiture utilisée par son dirigeant» (p. 91 n. 30).

 

Références

Brisson, Pierre-Luc, Après le printemps, Montréal, Poètes de brousse, coll. «Essai libre», 2012, 92 p. Ill.

Collectif, Je me souviendrai. 2012. Mouvement social au Québec, Antony, La boîte à bulles, coll. «Contrecœur», 2012, 246 p. Ill.

Langelier, Nicolas, Année rouge. Notes en vue d’un récit personnel de la contestation sociale au Québec en 2012, Montréal, Atelier 10, coll. «Documents», 02, 2012, 100 p. Ill.

Nicol, Patrick, Terre des cons. Roman, Montréal, La mèche, 2012, 97 p.