Cinéphilie(s)

André Habib, la Main gauche de Jean-Pierre Léaud, 2015, couverture

«Que reste-t-il de nos amours cinématographiques ?»

Cinéma Marseille (pourquoi ce nom ?), boulevard Industriel, Repentigny : découverte du kung-fu, de la peur des rats (Willard, de Daniel Mann, 1971), de parties anatomiques jamais vues.

Cinéma Granada, rue Ontario Est, Montréal, qui n’était pas encore le théâtre Denise-Pelletier : Ilsa, la louve des SS (de Don Edmonds, 1975), un samedi soir, tard, en bande.

Cinéma Outremont, rue Bernard, Outremont : Harold et Maude (de Hal Ashby, 1971), pour un journal étudiant, en 1976.

Cinéma Desjardins 2, rue Sainte-Catherine Ouest, Montréal : Possession (d’Andrej Zulawski, 1981), pour un autre journal étudiant. (Aucune image du film.)

Mais nul souvenir de première fois pour Casablanca (de Michael Curtiz, 1942), pourtant vu plus de vingt fois. (Au Séville ?)

Pourquoi ces notations ?

Parce que l’Oreille tendue vient de lire un essai fascinant sur la «mémoire intime» des films, l’émotion cinématographique, la «phénoménologie cinéphilique». Cela s’appelle la Main gauche de Jean-Pierre Léaud (2015). Ce que son auteur, André Habib, dit de son amour («fou, déraisonnable») du cinéma, des conditions concrètes de projection et de réception des films, de la vie cinématographique au Québec depuis les années 1930 (par les souvenirs de cinéphiles amis), entre autres sujets abordés, est passionnant. C’est bourré d’informations, de noms propres, de titres, de dates, de noms de salles, cela mis au service d’une subjectivité, d’expériences, d’«actes de spectateur», et de hautes exigences d’écriture : «Je tente seulement de saisir, de décrire, de nommer, de faire parler, au plus proche, ces tessons de temps scintillants que je porte en moi, les faire tourner entre mes doigts. Décrire ces états de fascination qui me dépassent.» Voilà un essai qui force le lecteur à repenser (et à revivre, avec ses propres moyens) son passé de spectateur.

 

Référence

Habib, André, la Main gauche de Jean-Pierre Léaud, Montréal, Boréal, coll. «Liberté grande», 2015, 309 p. Ill.

Une nation ou deux ?

Dimanche soir, dans une mosquée de la ville de Québec, six hommes ont été assassinés. Comment les désigner ?

On a parlé de «musulmans». Beaucoup ont préféré dire qu’il s’agissait de «Québécois» ou de «Canadiens». Le premier ministre du Québec, à juste titre, évoque les «Québécois de confession musulmane» (la Presse+, 31 janvier 2017).

L’Agence France-Presse (AFP) utilise, elle, une expression inattendue : «Les six personnes tuées étaient toutes des Canadiens binationaux, a indiqué Mohamed Labidi, vice-président du Centre culturel islamique de Québec.» Sa dépêche a été reprise par plusieurs publications françaises et québécoises.

«Binationaux» ? L’adjectif étonne, vu du Québec : si l’on en croit la banque de données médiatique Eureka.cc, aucun média du Canada français n’a utilisé le mot pour désigner les victimes de l’attentat de Québec (sauf pour reprendre la dépêche de l’AFP).

On peut légitimement s’interroger sur son sens. Azzedine Soufiane vivait au Québec depuis près de trente ans. Khaled Belkacemi a obtenu deux diplômes de l’Université de Sherbrooke, l’un en 1986, l’autre en 1990, et il était professeur à l’Université Laval. Que voudrait dire «binationaux» dans leur cas ?

Voilà un adjectif qui en dit long sur la conception que l’on se fait, d’un côté et de l’autre de l’Atlantique, de la citoyenneté.

P.-S. — Merci à Clément Laberge et à Mélika Abdelmoumen d’avoir attiré l’attention de l’Oreille tendue là-dessus.

Accouplements 83

Patrick Senécal, Malphas, tome 2, 2012, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Vincent Laisney publie un ouvrage intitulé En lisant, en écoutant. Dixit la maison d’édition : «Cet ouvrage s’intéresse à un phénomène capital, quoique méconnu, de l’histoire littéraire du XIXe siècle : la lecture à haute voix en petit comité.» Ce n’est pas l’Oreille tendue qui va la contredire; voir — littéralement — ici.

Il est malheureux que Laisney se limite au XIXe siècle : aurait-il voulu étendre son corpus que le deuxième volume de la série Malphas de Patrick Senécal, Torture, luxure et lecture (2012), l’aurait sûrement passionné. Démonstration.

Le Québécois Julien Sarkozy — toute l’onomastique est certifiée d’origine — enseigne la littérature au cégep (fictif) Malphas, à Saint-Trailouin. Un nouvel enseignant y est engagé, Michel Condé, qui décide de fonder un club de lecture. Les choses ne se passeront pas exactement comme il l’avait prévu : quand un participant du club lit un extrait d’œuvre à haute voix, le besoin lui vient impérieusement de vivre cette œuvre. Marqué par la lecture des Particules élémentaires de Michel Houellebecq, Rémi Mortafer devient lubrique au point de se masturber, en classe, devant ses étudiantes. Une enseignante d’histoire, Mireille Kristin, se suicide en mangeant les pages d’un livre, comme dans le Nom de la rose, d’Umberto Eco. Si un nénuphar pousse à l’intérieur du personnage de l’Écume des jours de Boris Vian, «la timide Hamelin» (p. 81) se rendra compte qu’il ne sert à rien de planter des fleurs dans le corps des hommes qu’on aime; ça ne marche pas. Nadine Limon devient alcoolique, l’Assommoir de Zola oblige. Il est facile d’imaginer que les choses vireront au pire — si c’est encore possible — quand Michel Condé, en fervent adepte du sadomasochisme, lira un extrait du septième dialogue de la Philosophie dans le boudoir du marquis de Sade, qu’il considère comme «non seulement le plus grand écrivain du XVIIIe siècle, mais le plus grand artiste de tous les temps» (p. 295) : les cadavres seront nombreux et l’hémoglobine coulera à flots.

La lecture à haute voix, en petit comité, ce serait aussi cela.

P.-S. — La présentation de Malphas est tirée d’un texte à paraître, dans les Cahiers Voltaire, sur la représentation du XVIIIe siècle dans cette série policière gore.

 

[Complément du 10 avril 2023]

Le texte a paru, deux fois plutôt qu’une : «Pot-pourri. Le projet Voltaire», Cahiers Voltaire, 16, 2017, p. 189-192; repris, sous le titre «Drame sadovoltairien chez Patrick Senécal», dans Nos Lumières. Les classiques au jour le jour, Montréal, Del Busso éditeur, 2020, p. 82-88.

 

Références

Laisney, Vincent, En lisant, en écoutant, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, coll. «Réflexions faites», 2017, 224 p.

Senécal, Patrick, Malphas 2. Torture, luxure et lecture, Québec, Alire, coll. «GF», 18, 2012, 498 p.

Accouplements 82

Fichiers de bibliothèque

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Le Devoir du 25 janvier rapporte les interrogations de plusieurs directions de bibliothèques dans le monde : faut-il conserver la classification décimale de Dewey ou passer à un autre système d’organisation des livres ? Voici ce que déclare Ivan Filion, le directeur des Bibliothèques de Montréal :

On veut, aux bibliothèques de Montréal, revoir les manières de mettre en valeur nos documents […]. Peut-on s’inspirer de ce que font les libraires, tout en respectant l’esprit des bibliothèques ? On sait aussi qu’en certains endroits dans le monde le système Dewey est complètement mis de côté. On en discute.

Cette volonté de rendre les ouvrages plus facilement accessibles, quitte à se défaire d’un système très largement répandu, aurait doublement échappé à Julien Sariette, le personnage du roman la Révolte des anges (1914) d’Anatole France :

M. Julien Sariette, archiviste paléographe, […] devint, en 1895, […] conservateur de l’Esparvienne. Doué d’une activité méthodique et d’une patience obstinée, M. Sariette avait classé lui-même toutes les pièces de ce vaste corps. Le système par lui conçu et appliqué était à ce point complexe, les cotes qu’il mettait aux livres se composaient de tant de lettres majuscules et minuscules, latines et grecques, de tant de chiffres arabes et romains, accompagnés d’astérisques, de doubles astérisques, de triples astérisques et de ces signes qui expriment en arithmétique les grandeurs et les racines, que l’étude en eût coûté plus de temps et de travail qu’il n’en faut pour apprendre parfaitement l’algèbre, et, comme il ne se trouva personne qui voulût donner à l’approfondissement de ces symboles obscurs des heures mieux employées à découvrir les lois des nombres, M. Sariette demeura seul capable de se reconnaître dans ses classements et ce devint chose à tout jamais impossible de trouver sans son aide, parmi les trois cent soixante mille volumes confiés à sa garde, le livre dont on avait besoin. Tel était le résultat de ses soins. Bien éloigné de s’en plaindre, il en éprouvait, au contraire, une vive satisfaction (éd. de 1994, p. 651-652).

Pour lui, la décision est claire : ni Dewey ni accessibilité.

 

[Complément du 27 mars 2025]

On trouve la classification Dewey dans des endroits inattendus, par exemple dans les archives des cas non résolus («cold cases») de la police de Los Angeles. C’est Michael Connelly qui le dit dans Desert Star (2022) :

Bosch headed for the door, walking along the endcaps of the murder-book shelves. Taped to the end of each row was a 3 x 5 card showing the range of files by case number, which always began with the year the crime took place. It was a Dewey decimal system of the dead (p. 60).

 

Références

Connelly, Michael, Desert Star. A Ballard and Bosch Novel, New York et Boston, Grand Central Publishing, 2022, 388 p.

France, Anatole, la Révolte des anges, dans Œuvres, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 406, 1994, tome IV, p. 643-838. Édition établie, présentée et annotée par Marie-Claire Bancquart. Édition originale : 1914.

Anatole France, la Révolte des anges, cote, p. 656

Le zeugme du dimanche matin et de Simon Brousseau

Simon Brousseau, Synapses, 2016

«D’habitude, au printemps, tu aides tes oncles à entailler les érables de la cabane à sucre familiale à Saint-Henri de Bellechasse, mais cette année tu n’entends plus l’appel du clan ni la vibration à peine perceptible de la forêt quand les premières gouttes de sève s’écoulent dans les chaudières, et la tranquillité de la campagne t’est devenue sans intérêt, car ton corps est tout entier tourné vers la ville que tu habites depuis déjà un an, par ce métro grouillant de monde dans lequel tu t’engouffres chaque jour et où l’air manque quand tu te rends chez ce gars qui t’invite de plus en plus souvent dans son appartement d’Hochelaga pour faire l’amour et des cupcakes en écoutant Nina Simone.»

Simon Brousseau, Synapses. Fictions, Montréal, Le Cheval d’août, 2016, 107 p., p. 15.

P.-S. — Simon Brousseau ? Par ici.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)