Les zeugmes du dimanche matin, du Premier de l’an et de Laurent Binet

Laurent Binet, la Septième Fonction du langage, 2016, couverture

«Il est beau, mon zeugme !» (p. 179)

L’an dernier, un collègue et néanmoins ami de l’Oreille tendue lui faisait parvenir ce zeugme de Laurent Binet dans la Septième Fonction du langage (2015) : «Kristeva revient avec le gigot et la Chinoise» (éd. de 2016, p. 157).

Ce n’est pas le seul moment du texte où l’auteur flirte avec le zeugme : «Simon Herzog est ravi de rencontrer le grand philosophe [Gilles Deleuze], chez lui, au milieu de ses livres, dans un appartement qui sent la philosophie et le tabac froid» (p. 75); «Quand [Louis Althusser] relâche la pression, [sa femme] est morte, un bout de langue, un “pauvre petit bout de langue”, dira-t-il, sort de sa bouche, et ses yeux exorbités fixent son assassin ou le plafond ou le vide de l’existence» (p. 262); «Derrida roule entre les tombes, entraîné par la pente et la furie du chien après lui» (p. 355); «L’embarquement s’effectue dans une cohue désordonnée, l’équipage du vaporetto rudoie ces cons de touristes qui montent à bord maladroitement, avec leurs bagages et leurs enfants» (p. 421).

P.-S. — L’autre jour, l’Oreille disait tout le bien qu’elle pense de ce roman policier heureusement intello.

Laurent Binet, la Septième Fonction du langage. Roman, Paris, Librairie générale française, coll. «Le Livre de poche», 34256, 2016, 477 p. Édition originale : 2015.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Le niveau baisse ! (1947)

(«Le niveau baisse !» est une rubrique dans laquelle l’Oreille tendue collectionne les citations sur le déclin [supposé] de la langue. Les suggestions sont bienvenues.)

 

«Par ailleurs, le directeur [en 1947 du journal étudiant le Quartier latin, Camille Laurin] se montre particulièrement exigeant en ce qui concerne l’écriture de la publication. […] Il ajoute que si l’orthographe, la syntaxe et la correction française n’ont plus leur place dans la plus grande université française d’Amérique, il vaudrait décidément mieux regagner l’Europe, où, malgré beaucoup de tares, ces humbles choses sont encore respectées. Il s’étonne également que, après huit années de cours classique et deux ou trois ans d’université, on puisse encore ignorer jusqu’aux rudiments de l’art d’écrire.»

Source : Jean-Claude Picard, Camille Laurin, l’homme debout, Montréal, Boréal, 2003, 528 p., p. 81.

 

Pour en savoir plus sur cette question :

Melançon, Benoît, Le niveau baisse ! (et autres idées reçues sur la langue), Montréal, Del Busso éditeur, 2015, 118 p. Ill.

P.-S. — Oui, ce Camille Laurin-là, le père de la Loi 101.

Benoît Melançon, Le niveau baisse !, 2015, couverture

Urbain et décomplexé

Depuis quelques années, l’Oreille tendue piste l’urbain, ici, sous la rubrique «Ville urbaine», et là, pour le blogue Vivez la vie urbaine.

Depuis quelques semaines, elle est sensible à la présence, dans les médias, de l’adjectif décomplexé.

Imaginez sa joie devant cette phrase, lue dans le Devoir d’hier : Nouvel onglet, de Guillaume Morissette, est « le roman d’une génération, dit-on, urbaine, active, décomplexée, mais paumée en même temps et en quête de sens dans un présent qui en a de moins en moins à offrir» (p. B6).

Cher Devoir, merci pour ce beau cadeau de Noël.

Faire entendre des voix

Laurent Binet, la Septième Fonction du langage, 2016, couverture

«Épistémè, mon cul.»

Dire de la Septième Fonction du langage, le roman de Laurent Binet (2015), qu’il est irrévérencieux relève de la litote. Peu des personnalités françaises des années 1970-1980 y survivent (littéralement et dans tous les sens). François Mitterrand, Michel Foucault, Roland Barthes, Jacques Derrida, Louis Althusser, Philippe Sollers (aïe !), Julia Kristeva (ouille !) : tout le monde en prend pour son grade. Et il n’y a pas qu’eux.

Dire de la Septième Fonction du langage qu’il s’agit d’un roman policier sans rebondissements relèverait de la plus mauvaise foi. Prenons ce résumé partiel (il reste alors 150 pages à lire) :

À Bologne, [Simon Herzog] couche avec Bianca dans un amphithéâtre du XVIIe et il échappe à un attentat à la bombe. Ici [à Ithaca, New York], il manque de se faire poignarder dans une bibliothèque de nuit par un philosophe du langage [John Searle] et il assiste à une scène de levrette plus ou moins mythologique sur une photocopieuse. Il a rencontré Giscard à l’Élysée, a croisé Foucault dans un sauna gay, a participé à une poursuite en voiture à l’issue de laquelle il a été victime d’une tentative d’assassinat, a vu un homme en tuer un autre avec un parapluie empoisonné, a découvert une société secrète [le Logos Club] où l’on coupe les doigts des perdants, a traversé l’Atlantique pour récupérer un mystérieux document. Il a vécu en quelques mois plus d’événements extraordinaires qu’il n’aurait pensé en vivre durant toute son existence. Simon sait reconnaître du romanesque quand il en rencontre. Il repense aux surnuméraires d’Umberto Eco. Il tire sur le joint (éd. de 2016, p. 329).

Dire de la Septième Fonction du langage qu’il est insensible à la diversité linguistique serait mentir. Voilà un roman où l’on parle bien sûr français, mais aussi russe, italien et anglais. Surtout, le romancier ne cesse de tendre l’oreille aux accents et à la prononciation des uns et des autres («D’où vient cet accent ?», p. 16).

On reconnaît les Bulgares — surtout les Bulgares — à leur façon de rouler les r, mais c’est aussi vrai des Russes; bref, attention aux slaves (p. 16-17, p. 56). Jean-Edern Hallier a «l’accent typique des aristocrates ou des grands bourgeois qui confine au défaut de prononciation» (p. 58). Aux Bains Diderot (p. 56-65), Simon Herzog a beaucoup de mal à retrouver un des amants de Michel Foucault, dont il ne connaît que l’accent, mais il va y arriver, quand il entendra : «Tu es gentil, Michel, et tu as uneu belleu queue, con !» (p. 64) Roland Barthes a une «voix de basse», à la Philippe Noiret (p. 68, p. 99). Valéry Giscard d’Estaing est l’homme «au parler chuintant» (p. 81), mais «Personne n’a, à ma connaissance, relevé que le fameux chuintement de Giscard s’accentuait dans les situations de gêne ou de plaisir» (p. 144-145). (Précision, plus loin : «chuintement de hobereau de province», p. 439-440.) Foucault a une voix «nasillarde comme les voix de l’ancien temps» (p. 92). Il suffit de prêter l’oreille pour savoir qu’un tel est de New York (p. 156), tel autre des Pouilles (p. 229), une dernière du Midwest (p. 352). À un moment, on «croit distinguer un accent anglais» (p. 176). Umberto Eco a un accent italien quand il parle anglais (p. 251).

Inversement, bien sûr, certain personnage «intervient, en français, sans accent» (p. 218). Ou encore : Simon «ne détecte aucun accent» (p. 345).

Tout cela, ce sont des signes.

Dans ce roman sur la sémiologie — «La sémiologie est un truc étrange» (p. 14) —, l’attention aux sons et le souci de les interpréter sont omniprésents. Ce n’est pas la seule raison pourquoi il faut le lire.

P.-S. — La «septième fonction du langage» ? L’arme rhétorique par excellence.

 

Référence

Binet, Laurent, la Septième Fonction du langage. Roman, Paris, Librairie générale française, coll. «Le Livre de poche», 34256, 2016, 477 p. Édition originale : 2015.