Une nouvelle beurrée

Le 20 mai 2013, l’Oreille tendue proposait à l’Univers d’appeler langue de margarine «la langue de certains chroniqueurs gastronomiques», une langue «pétrie de lieux communs, de clichés, de tournures alambiquées».

Nouvel exemple, tiré de la Presse du jour (cahier Gourmand, p. 4). On y apprend que l’ouest de Montréal est une «zone de mieux en mieux servie en restauration actuelle». Qu’est-ce que la «restauration actuelle» ? Le contraire de la «restauration inactuelle» ? De la «restauration intemporelle» ? Une forme de «restauration contemporaine» (mais en mieux) ?

L’Oreille veut savoir.

P.-S. — Que pareille expression se trouve dans la Presse n’est que justice. La chronique gastronomique de ce journal nous a en effet gâté au fil des ans : «Le lieu […] n’éblouit ni par son décor magique ni par son atmosphère urbaine moderne» (22 février 2014); «De l’asiatique-funky trippant» (29 mars 2014); «L’esprit [du restaurant] est très scandinave, mais il manque les chandelles» (11 mai 2014); «une cuisine ancrée résolument dans les traditions, mais impeccablement moderne» (23 août 2014); «la cuisine, toujours ancrée dans des ingrédients d’ici, mais résolument française» (24 août 2014); «Dans ce type d’endroit urbain gentil de qualité […]» (19 novembre 2014); 2015 sera l’année «des plats intelligents et humbles, mais néanmoins goûteux» (1er janvier 2015).

P.-P.-S. — Résolument est peut-être l’adverbe favori des chantres de la langue de margarine.

Accouplements 14

Claire Legendre, le Nénuphar et l’araignée, 2015, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux textes d’horizons éloignés.)

Le chiffre du jour ? 27.

«À vingt-sept ans, j’ai commencé à redouter la mort. C’était nouveau» (le Nénuphar et l’araignée, p. 18).

«Je venais d’avoir vingt-sept ans, l’âge parfait pour les résolutions. La jeunesse s’éloigne de soi à cet âge (du moins son innocence) et on entre, pour le meilleur et pour le pire, dans le monde adulte, on doit faire face, résoudre les problèmes et attaquer son avenir pour ne pas qu’il nous détruise» (Requiem pour un couple épuisant, p. 60).

 

Références

Chassay, Jean-François, Requiem pour un couple épuisant et autres nouvelles, Montréal, Leméac, 2015, 163 p.

Legendre, Claire, le Nénuphar et l’araignée, Montréal, Les Allusifs, 2015, 100 p.

L’avoir ou pas

Le masque et la plume, émission de radio, logo

La livraison du 1er mars 2015 de l’émission le Masque et la plume de France Inter a donné lieu à un échange métalinguistique entre, d’une part, Michel Crépu, ci-devant de la Revue des deux mondes, dorénavant de la NRF, et, d’autre part, tous les autres participants à l’émission, l’animateur Jérôme Garcin et les chroniqueurs Jean-Claude Raspiengeas, Nelly Kaprièlian et Arnaud Viviant. Le sujet du débat : l’expression avoir la carte (c’est vers la vingtième minute). Crépu ne la connaissait pas.

Son sens ? Explication de Pascal Praud, en 2013 :

Jean-Pierre Marielle (à moins que ce ne soit Philippe Noiret — les versions diffèrent) ont inventé dans les années 70 l’expression «avoir La Carte» pour qualifier leurs coreligionnaires qui bénéficiaient de l’indulgence de la critique. Aujourd’hui Mathieu Amalric ou Emmanuelle Devos ont «La Carte» parmi les comédiens. Chez les journalistes, Frédéric Taddeï ou Bernard Pivot la possèdent comme Simone Veil l’avait dans le monde politique. Le milieu du football n’échappe pas à ces codes. Il y a ceux qui ont «La Carte» et ceux qui ne l’ont pas.

Deux choses encore.

Jérôme Garcin fait remonter l’expression à Philippe Noiret et à Jean-Pierre Rochefort.

Michel Crépu n’écoute manifestement pas les émissions du Masque et la plume consacrées à l’actualité cinématographique : on y entend régulièrement avoir la carte. On les lui recommande.

Point ou point de ?

À certains égards, l’Oreille tendue n’est pas de son temps. (Ça ne l’inquiète pas outre mesure.)

Ainsi, quand, essentiellement pour des raisons familiales, il lui arrive de texter, elle ne laisse tomber aucun code de ses modes habituels de communication. Elle met toutes les majuscules, elle n’utilise jamais d’abréviation, elle ponctue soigneusement (et avec mesure), aucune binette n’est jamais apparue (ni n’apparaîtra) sous son clavier.

Et elle met un point final. Vous imaginez son étonnement quand elle a appris que ce simple geste, parfaitement banal pour elle, est potentiellement lourd de significations.

Des exemples de gens évoquant ce risque de faux pas ?

Ben Crair, dans The New Republic, le 25 novembre 2013, dans l’article «The Period Is Pissed. When did our plainest punctuation mark become so aggressive ?». (Merci à @jdesjardins1861.)

Des élèves ayant pour la plupart fini leur secondaire, témoignant sur Facebook.

@aurelberra, sur Twitter : «Remarque entendue : le sentiment de la ponctuation change et le point final est perçu comme froid dans les SMS, les courriels».

Jessica Bennett, dans le New York Times du 27 février dernier, dans le texte intitulé «When Your Punctuation Says It All (!)». (L’Oreille remercie @Nonym7 pour le lien, même si elle n’a pas tout bien compris.)

Un banal point final pourrait donc être déplacé dans certaines situations de communication ? Perdre sa neutralité ? Être synonyme de froideur, voire de refus de dialoguer ?

Le fossé des générations se creuse sous nos pas.

 

[Complément du 10 juin 2016]

Le New York Times d’hier, avec l’aide de David Crystal, remet ça : «Period. Full Stop. Point. Whatever It’s Called, It’s Going Out of Style

 

[Complément du 22 octobre 2021]

Plus tôt cette semaine, l’Oreille tendue est allée voir un match des Canadiens de Montréal — c’est du hockey — en compagnie d’un de ses fils. À l’entracte, il a fallu penser ravitaillement. D’où cet échange :

Échanges de textos père-fils, Montréal, octobre 2021

Ledit fils a été outré : «C’est quoi cette histoire de mettre un point après “Oui” ? Ça va pas la tête ?» (version édulcorée)

Pour le fossé des générations, les choses ne vont pas s’améliorer.

Les zeugmes du dimanche matin et de Claire Legendre

Claire Legendre, le Nénuphar et l’araignée, 2015, couverture

«Lisa s’imaginait flirtant avec Axl Rose et je me voyais plutôt avec Slash, dans une décapotable rouge en plein désert d’Arizona, nous arrêtant pour baiser sur le bord de la route, détruisant passionnément nos bronches et nos chambres de motel» (p. 15).

«Mon amoureux, lui, conduisait paisiblement, mais avec lassitude car il devait parcourir presque quatre-vingt-dix kilomètres par jour pour aller au travail et en revenir, sur une autoroute bondée de cons et de camions» (p. 18).

Claire Legendre, le Nénuphar et l’araignée, Montréal, Les Allusifs, 2015, 100 p.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)