Accouplements 38

Jean-Philippe Toussaint, Football, 2015, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux textes d’horizons éloignés.)

Ce sont les premiers mots du récent Football de Jean-Philippe Toussaint :

Voici un livre qui ne plaira à personne, ni aux intellectuels, qui ne s’intéressent pas au football, ni aux amateurs de football, qui le trouveront trop intellectuel (p. 7).

En 1931, Ivar Lo-Johansson écrivait ce qui suit, dans Mes doutes sur le sport :

Les pires navets littéraires que j’ai lus sur les sportifs des classes inférieures étaient malheureusement écrits par des universitaires (cité dans Philippe Bouquet, p. 170).

Espérons qu’ils aient tort, l’un et l’autre.

 

Références

Bouquet, Philippe, «Un détracteur du sport», Europe, 806-807, juin-juillet 1996, p. 157-176.

Toussaint, Jean-Philippe, Football, Paris, Éditions de Minuit, 2015, 122 p.

Le zeugme du dimanche matin et d’Alex Gagnon

«Défini par sa communauté d’appartenance comme un être marginal, reclus dans sa chaumière et ses croyances, Armand est un homme vivant loin de la civilisation et dont l’un des buts est de faire fortune en parvenant, à l’aide de procédés alchimiques, à produire de l’or en convertissant des métaux.»

Alex Gagnon, «La communauté du dehors. Imaginaire social et représentations du crime au Québec (XIXe-XXe siècle)», Montréal, Université de Montréal, Département des littératures de langue française, thèse de doctorat, septembre 2015, xiii/545/xxix p., p. 298. https://doi.org/1866/13613

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Un indicateur linguistique fiable ?

Le Huffington Post Canada, dans sa livraison du 14 décembre, présente, sous le titre «Swear Words Aren’t Limiting Your Vocabulary, They’re Expanding It : Study», les résultats d’une étude américaine sur l’utilisation des jurons.

Dans «Taboo Word Fluency and Knowledge of Slurs and General Pejoratives : Deconstructing the Poverty-of-Vocabulary Myth», deux psychologues, Kristin L. Jay et Timothy B. Jay, essaient de démontrer que, contrairement à la croyance populaire, les gens qui emploient beaucoup de gros mots ont un vocabulaire plus étendu et une meilleure maîtrise de la langue que les autres («Contrary to popular belief, those who were well-versed in swear words also had a more expansive vocabulary and a better grasp on language»).

L’Oreille tendue, qui aime beaucoup sacrer et sacrer beaucoup, aurait spontanément tendance à se ranger derrière pareille conclusion.

Un linguiste selon le cœur de l’Oreille tendue

David Crystal, Txtng, couverture

Depuis des années, l’Oreille tendue promène une conférence intitulée «Quelques idées reçues sur la langue (au Québec)». Une bonne partie de son contenu se retrouve dans son plus récent livre, Le niveau baisse !

Le public de cette conférence finit toujours par lui demander si c’est vrai que la langue, et particulièrement la langue des jeunes, est menacée par la pratique des textos. Parmi les réponses de l’Oreille, il y a celle-ci : allez lire Txtng : The Gr8 Db8 de David Crystal (2008). L’auteur y explique qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter.

Le même Crystal vient de publier un livre sur l’histoire de la ponctuation en anglais, Making a Point : The Persnickety Story of English Punctuation. Le magazine The New Yorker l’interviewe pour l’occasion, dans sa livraison du 10 décembre.

Cet entretien, par Adrienne Raphel, est passionnant. Retenons-en trois citations :

As for contemporary rules, he advocates «pragmatic tolerance.» Know them, he argues, so that you can break them, when they should be broken. (Cela fait penser à la théorie de la cravate d’Anne-Marie Beaudoin-Bégin.)

«The big thing about language is that it always changes,» Crystal told me. «Since the Internet came along, it has never moved so fast

«Language is for everybody,» Crystal said. «Human beings, homo loquens, the speaking animal. I’ve never met anybody who isn’t profoundly interested in language

Voilà un linguiste selon le cœur de l’Oreille.

P.-S. — L’entretien renvoie à cette conférence de 2013 de John McWhorter, «Txtng is killing language. JK!!!», sur le «fingered speech».

 

Références

Crystal, David, Txtng : The Gr8 Db8, Oxford, Oxford University Press, 2008, 256 p. Ill.

Crystal, David, Making a Point : The Persnickety Story of English Punctuation, St. Martin’s Press, 2015, 400 p.

Melançon, Benoît, Le niveau baisse ! (et autres idées reçues sur la langue), Montréal, Del Busso éditeur, 2015, 118 p. Ill.

Raphel, Adrienne, «A History of Punctuation for the Internet Age», The New Yorker, 10 décembre 2015.

Benoît Melançon, Le niveau baisse !, 2015, couverture

C’est la faute à Voltaire

Benoît Garnot, Voltaire et Charlie, 2015, couvertureAu moment des attentats parisiens de janvier 2015, le nom de Voltaire a beaucoup circulé (voir ici).

L’historien Benoît Garnot s’est étonné de cette popularité, d’où son bref Voltaire et Charlie sorti des presses à la fin octobre.

Son objectif ?

La question posée est donc la suivante : Voltaire était-il vraiment un héros (un héraut aussi) de la tolérance, un chantre de la liberté d’expression, un défenseur de la justice, un parangon de la vérité ? Peut-on vraiment, sans se fourvoyer, faire encore référence à lui de nos jours quand les unes ou les autres sont menacées, comme ce fut le cas en janvier 2015 ?

Bref : Voltaire aurait-il été Charlie ? (p. 9)

Son verdict global ?

Voltaire n’était pas le héros (le héraut non plus) de la tolérance, le chantre de la liberté d’expression, le défenseur de la justice et le parangon de la vérité. On a tort de faire encore référence à lui de nos jours quand les unes et les autres sont menacées (p. 63).

Non, décidément, Voltaire n’était pas Charlie (p. 65).

Ce verdict d’ensemble prend appui sur des jugements thématiques (chaque chapitre portant sur un thème).

La tolérance ?

Le Traité sur la tolérance est un ouvrage bien moins tolérant et éclairé qu’on ne le dit en général (p. 15).

La liberté d’expression ?

Pour Voltaire, il n’est de véritable liberté d’expression que la sienne (p. 23).

La justice ?

L’affaire Beauregard montre, elle aussi, le peu de scrupules de Voltaire en matière de justice, lorsqu’il estime que ses intérêts sont en jeu (p. 43).

La vérité ?

une présentation de l’affaire [Martin] de plus en plus détachée de la réalité des faits, de sorte que son argumentation non seulement ne tient pas, mais pousse à douter de son honnêteté intellectuelle dans cette affaire (p. 51).

Les jugements sont sans appel.

En introduction, à deux reprises, Benoît Garnot déclare ne vouloir être ni le «contempteur» de Voltaire ni un de ses «dévots» (p. 8 et p. 9). Devant pareil portait-charge, il est pourtant difficile de le voir autrement qu’en contempteur. Pour lui, Voltaire est — en vrac — un conformiste, un intolérant, un jaloux («à son habitude», p. 23), un calomniateur, un flatteur (sensible à la flatterie), un incompétent (relatif) en matière de droit pénal, un menteur, etc. À qui le comparer ?

De sorte que la tolérance de Voltaire n’est pas seulement limitée, elle est aussi à géométrie variable. On est alors bien forcé de constater qu’il se rapproche davantage de la manière de faire des terroristes islamistes contemporains (mutatis mutandis évidemment), quoique d’une manière plus dissimulée, que de celle de Charlie Hebdo et surtout des manifestants du 11 janvier 2015 (p. 22).

Quand ce ne sont pas les «terroristes islamistes contemporains» qui sont évoqués, ce sont les lanceurs de fatwa (p. 28). Édifiant.

Se réclamant d’une «lecture exhaustive de l’œuvre immense (en quantité du moins) de Voltaire, en particulier des 15 284 lettres conservées (et publiées) de sa correspondance» (p. 9), tenant compte des marginalia de sa bibliothèque (p. 54), revenant sur plusieurs des «affaires» où il a joué un rôle (Calas, Sirven, La Barre, Perra, etc.), Benoît Garnot entend fonder son réquisitoire sur une lecture minutieuse de l’auteur. On peut donc juger sur pièce et argumenter, avec ou contre lui.

En revanche, quand celui qui défendait déjà des thèses semblables en 2009 dans «C’est la faute à Voltaire.» Une imposture intellectuelle ? s’en prend à Voltaire pour des sujets qu’il aurait pu traiter, mais qu’il n’a pas traités (p. 54-55), ou lorsqu’il attaque Voltaire pour l’influence qu’il a eue («Voltaire, que d’erreurs on a écrites en ton nom !», p. 60), la discussion est impossible. Comment reprocher à un auteur de ne pas avoir abordé un sujet ? Comment déplorer qu’il n’ait pas su ce que nous savons aujourd’hui ?

Le livre refermé, il reste une question, la seule vraie question d’actualité : pourquoi tant de personnes ont-elles eu besoin de Voltaire au début de 2015 ? Là-dessus, pas un mot.

 

Références

Garnot, Benoît, «C’est la faute à Voltaire.» Une imposture intellectuelle ?, Paris, Belin, coll. «Histoire & société», 2009, 157 p.

Garnot, Benoît, Voltaire et Charlie, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, coll. «Essais», 2015, 68 p.