M & M

La revue de théâtre Jeu consacre le dossier de son plus récent numéro à un thème inattendu : «Le théâtre m’ennuie.» (L’Oreille tendue y collabore, mais c’est une autre histoire.)

Jean-François Chassay y signe un texte, «Défection», sur les raisons pour lesquelles il fréquente maintenant si peu, lui qui les a beaucoup courus, les théâtres montréalais. Réfléchissant plus largement à la culture québécoise, il a ces mots :

Lors des années 70, une bande d’épais incultes cherchaient à convaincre le chaland que le patois québécois était une langue, beaucoup plus dynamique que le français de l’Hexagone, qu’on ramenait à l’étroitesse d’esprit de l’Académie française. Nous disions «marde» alors qu’eux ne disaient que «merde». Quelle richesse que la nôtre (p. 91).

L’ironie fait mouche. On aurait cependant tort de penser que cette remarque n’a de valeur qu’historique. Le mot marde fait encore partie du paysage linguistique québécois.

On l’a entendu dans le Bye Bye 2011, la lamentable revue télévisuelle de fin d’année que vient de diffuser la société Radio-Canada.

Le mot est fréquent sous la plume de la juvénile narratrice du roman Et au pire, on se mariera de Sophie Bienvenu (2011). Il est employé comme substantif («toute cette marde qui est arrivée après», p. 15), avec ou sans article («treize ans de marde », p. 121). Il y a des cas où la forme merde est préférée («sa guitare de merde», p. 56; «une idée de merde», p. 63); ça se défend. Un passage est même fondé sur l’alternance :

Merde, ça me donne des frissons rien que d’y penser. C’est mal, Aïcha. J’ai plus que deux fois ton âge ! Ça me mettrait dans marde, ça te fuckerait la tête… pis ma tête avec. T’as déjà réfléchi à ça ? Merde ! (p. 60)

Ça se défend tout autant.

Le mot est couramment employé, mais il peut néanmoins marquer la rareté (rare comme de la marde de pape). Qui est fou comme d’la marde ne se contient plus, alors que qui touche le bout d’la marde est découragé ou a atteint ses limites. Avec marde, on peut aussi jurer (Maudite marde), se plaindre (C’est d’la (grosse) marde, Ça ne vaut pas d’la marde), vitupérer quelqu’un (Je lui ai donné d’la marde) et mettre fin à une hésitation (D’la marde; j’y vas). Mange de la marde est une expression bien commune, mais qu’il n’est pas bon d’utiliser n’importe où : une des vedettes du palais de justice de Montréal (et du petit écran), Anne-France Goldwater, a été convoquée en novembre 2011 par le Conseil de discipline du Barreau du Québec, un de ses collègues lui reprochant d’avoir utilisé l’expression en Cour supérieure. (Me Goldwater est anglophone : elle aurait dit «mange la marde».) Marde a une riche descendance, de mardeux (être peureux; être chanceux), qui est usuel, à démarder, qui est rare (le Devoir, 11 mars 2010, p. A1).

La marde serait souvent transportée dans un char, d’où char de marde, parfois ramené à sa plus simple expression : «la législature du Massachusetts lui avait répondu de manger un char» (le Devoir, 27-28 mai 2000); «j’eusse aimé que Salé et Pelletier […] enjoignissent messieurs dames les bonzes de l’International Skating Union de manger un char» (le Devoir, 13 février 2002). Manger un steamer de marde est un équivalent idiosyncrasique et très expressif de cette locution figée (si l’on peut dire). On voit aussi, dans certaines familles, manger un steamer de marde avec une braoule en fer blanc pour pas qu’ça rouille. Cela a l’avantage de la taille (on imagine le steamer plus logeable que le char) et de la couleur locale (ainsi que le rappelait Léandre Bergeron en 1980, la braoule est une «pelle à fumier» [p. 96]).

Non moins poétiquement, Hervé Bouchard, dans son Mailloux (2002), a une fort jolie allitération jouant des variétés régionales du français : «tas de merde, t’es de marde» (p. 60).

L’utilisation la plus troublante du mot marde est cependant celle-ci.

«Mario à marde», publicité, 2011

Ça ne s’invente pas.

 

[Complément du 14 avril 2018]

Les mots composés avec marde sont très rares. L’Oreille tendue en découvre un dans la la Presse+ du jour : complimarde. Son sens ? «Dans En tout cas à TVA, les enfants de Danielle (Guylaine Tremblay), Chloé (Anne-Élisabeth Bossé) et Fred (Mickaël Gouin), ont inventé l’expression parfaite pour décrire les reproches déguisés en compliments que leur fait constamment leur maman : des complimardes. On l’adopte.»

 

[Complément du 16 janvier 2019]

Ce n’est pas au Mario de l’illustration ci-dessus que pensait Jean-Christophe Réhel dans Ce qu’on respire sur Tatouine (2018), mais à un psychologue : «Esti de Mario à marde» (p. 264).

 

[Complément du 25 mars 2023]

La chose est bien connue : l’écrivain Réjean Ducharme avait l’oreille. Il a donc repéré le steamer de marde dès 1968, dans son roman l’Océantume : «Notre steamer, qui s’appelle “Mange-de-la-merde”, est la dernière habitation du chemin» (éd. de 2022, p. 175). Serge Bouchard cite la phrase dans le texte «Marde, alors !» de son livre (posthume) la Prière de l’épinette noire (2022, p. 166).

 

[Complément du 24 mars 2024]

Toute chose n’est pas bonne à dire : «Je viens de dire de la marde, là» (La soif que j’ai, p. 61).

 

Références

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise, Montréal, VLB éditeur, 1980, 574 p.

Bienvenu, Sophie, Et au pire, on se mariera. Récit, Montréal, La mèche, 2011, 151 p.

Bouchard, Serge, la Prière de l’épinette noire, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 2022, 222 p. Préface de Jean-Philippe Pleau.

Chassay, Jean-François, «Défection», Jeu. Revue de théâtre, 141, 4e trimestre 2011, p. 88-91. https://id.erudit.org/iderudit/65625ac

Ducharme, Réjean, Romans, Paris, Quarto Gallimard, 2022, 1951 p. Ill. Édition établie et présentée par Élisabeth Nardout-Lafarge. Vie & œuvre par Monique Bertrand et Monique Jean.

Dufour-Labbé, Marc-André, La soif que j’ai. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2024, 139 p.

Mailloux, histoires de novembre et de juin racontées par Hervé Bouchard citoyen de Jonquière, Montréal, L’effet pourpre, 2002, 190 p.

Melançon, Benoît, «Les effets surprenants de l’ennui», Jeu. Revue de théâtre, 141, 4e trimestre 2011, p. 38-41. https://id.erudit.org/iderudit/65615ac

Réhel, Jean-Christophe, Ce qu’on respire sur Tatouine. Roman, Montréal, Del Busso éditeur, 2018, 283 p.

Accidents de travail

Arnaldur Indridason, Betty, 2011, couverture

La vie universitaire a ses rites : l’examen de synthèse au doctorat, la soutenance de thèse, la leçon inaugurale, le colloque, la conférence.

Il y a jadis naguère, l’Oreille tendue s’était amusée à croquer sur le vif quelques «Scènes de la vie de colloque» (en PDF ici).

Cela lui est revenu en mémoire au début de Betty d’Arnaldur Indridason :

Je ne me rappelle plus le sujet de la conférence au cinéma de l’université. Je ne me rappelle pas non plus le titre de mon intervention, d’ailleurs cela n’a pas d’importance. C’était quelque chose comme la situation des négociations des armateurs islandais à Bruxelles, quelque chose au sujet de l’UE et nos pêcheries. J’ai utilisé PowerPoint et Excel. Je sais aussi que j’aurais pu m’endormir (p. 10).

Ce sont les risques du métier.

 

Références

Indridason, Arnaldur, Betty, Paris, Métailié, coll. «Métailié noir. Bibliothèque nordique», 2011, 205 p. Traduction de Patrick Guelpa. Édition originale : 2003.

Melançon, Benoît, «Scènes de la vie de colloque (extraits)», le Pied (journal de l’Association des étudiants du Département des littérature de langue française de l’Université de Montréal), 4, 29 février 2008, p. 12-13. Repris dans la Vie et l’œuvre du professeur P. Sotie, Montréal, À l’enseigne de l’Oreille tendue, 2022, p. 43-48. https://doi.org/1866/13167

Modeste suggestion de mise en garde

À la radio de Radio-Canada, entre 11 h et midi, le 30 décembre, on a pu entendre l’émission «Une saison dans la vie de Claude Legault». On y a appris que, pour ce comédien, «Aimer, c’est pas juste fourrer», qu’il préfère le goût du Coca-Cola (il refuse de boire du Pepsi, a-t-il longuement expliqué) et qu’il sacre abondamment (il l’a prouvé par l’exemple).

L’an dernier, à la même époque, dans une émission du même réalisateur, Francis Legault, il était question des érections de Paolo Noël.

Dans la vie de tous les jours, l’Oreille tendue jure sans retenue excessive, elle utilise des gros mots et elle aborde à l’occasion les choses de la reproduction en termes peu choisis. (Pour le Coca-Cola, elle est sans religion.) Quand il lui arrive de parler à la radio, elle ne fait rien de tout cela. Pourquoi ? Parce qu’elle essaie de distinguer ce qui se passe dans sa cuisine de ce qui est diffusé sur les ondes de la radio. Au choix, on appellera cela pudeur, politesse, distance, culture ou civilisation.

Il ne s’agit évidemment pas d’empêcher Claude Legault ou Paolo Noël de parler comme ils parlent dans la vie de tous les jours, ni de penser ce qu’ils pensent. En revanche, si Radio-Canada tient à imposer à ses auditeurs ce genre d’émissions pipeul, pourquoi ne pas expliquer à certains de ses invités que le micro placé devant eux est là pour permettre de les enregistrer et que les propos qu’ils tiennent seront non seulement enregistrés mais rediffusés par la suite, parfois en heure de grande écoute, sur les ondes de la radio, et pas n’importe quelle radio, la radio d’État ? Peut-être parleraient-ils autrement, et d’autre chose.

C’est le début de l’année : on peut toujours rêver.

P.-S. — Au micro d’Antoine Perraud, l’animateur de Tire ta langue, Jérôme Bouvier, le médiateur de Radio France, déclarait le 6 novembre 2011 que, dans le service radiophonique public, il faut «combattre en permanence» ce qu’il appelle l’«entre-soi». C’était dans le cadre d’une émission intitulée «Quelle langue pour une radio de service public ?». Voilà une citation à méditer.

 

[Complément du 2 janvier 2012]

Annuellement, la télévision de Radio-Canada diffuse une revue de fin d’année dont on dit qu’elle devrait faire rire. Celle de 2011 était navrante — ce qui n’est guère étonnant — et elle souffrait du mal décrit ci-dessus — ce qui ne l’est pas plus. Stéphane Baillargeon, du Devoir, déplorait «l’entre-nous» de ce Bye Bye 2011. Sur son blogue, Jean-François Lisée, lui, se posait la question suivante : «Et si on disait Bye-Bye à la vulgarité ?» Il ne paraissait pas exagérément optimiste.

Citation carcérale du début d’année

Robert Benchley, Pourquoi je déteste Noël, 2011, couverture

«Pendant la période de Noël et du Nouvel An, une affreuse rumeur selon laquelle j’étais en prison a fait le tour des cabinets comptables et des salons de la ville. J’aimerais à présent éclaircir les choses : c’est moi qui ai lancé cette rumeur.»

Robert Benchley, Pourquoi je déteste Noël, traduction de Frédéric Brument, Paris, Wombat, coll. «Les Insensés», 2011, 89 p., p. 81.