Les zeugmes du dimanche matin et du Méridien de Greenwich

Jean Echenoz, le Méridien de Greenwich, 1979, couverture

«Selmer promena longuement le faisceau de sa lampe, en tous sens et en vain» (p. 188).

«Murés dans leurs propres corps, ils s’étaient bornés à se désirer vaguement avant de s’endormir, chacun de son côté et de son mieux […]» (p. 213).

«Toutes sortes de balles et d’idées sinistres le traversaient […]» (p. 233).

«la tour Eiffel, […] porte, outre son propre poids, le nom de l’homme qui l’a fait construire» (p. 237).

Jean Echenoz, le Méridien de Greenwich. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1979, 255 p.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Le moteur de Bergounioux

Pierre Bergounioux, Aimer la grammaire, 2010, couverture

«Il s’agit d’abord de comprendre que toute phrase simple, si longue soit-elle, relève inévitablement de la structure fondamentale à trois groupes nominaux, rangés dans l’ordre, et un groupe verbal (GN1-GV-GN2-GN2’’). On peut la comparer au moteur à quatre temps (passant par les phases successives d’admission, compression, explosion, échappement et recommençant le cycle).»

Pierre Bergounioux, Aimer la grammaire, Paris, Nathan, 2010, 63 p., p. 56.

P.-S. — GN1/sujet; GV/verbe; GN2/objet; GN2’’/destinataire (p. 33).

Vingt-troisième article d’un dictionnaire personnel de rhétorique

Denis Diderot, Jaques le fataliste et son maître, éd. de 1976, couverture

Digression

Définition

«En rhétorique, partie du discours judiciaire qui sort du sujet principal, mais avec l’intention de mieux disposer l’auditoire : il s’agit de distraire celui-ci par des informations accessoires quand la matière devient trop sèche, d’exposer des faits ou des événements tragiques dans un contexte religieux qui en atténue les effets (cf. les Oraisons funèbres de Bossuet), ou encore de renforcer la tension par une suspension du thème central au moment même d’un tournant décisif (effet de retardement).

En tant que technique narrative, la digression a été abondamment mobilisée au cours de la seconde moitié du XVIIIe s., au point de devenir l’axe même autour duquel le récit s’articule : cf. Tristram Shandy (1760) de L. Sterne, et Jacques le fataliste (1778) de Diderot» (Dictionnaire des termes littéraires, p. 143).

Exemples

«Esquisser ce personnage, ce sera peindre une certaine portion de la jeunesse actuelle. Ici la digression sera de l’histoire» (Béatrix).

«Caine avait d’ailleurs fini par ne plus s’intéresser qu’à la confection minutieuse de ce leurre, pure apparence, contenant vide et formel, efficace comme peut l’être un accessoire de théâtre, qui — digression — prodigue toujours un peu plus des particularités réelles de l’objet qu’il simule, et en restitue ainsi tous les traits bien mieux que ne le ferait au même endroit l’objet lui-même, délivré dans sa vérité molle» (le Méridien de Greenwich, p. 221).

Remarques

1. Tous les auteurs n’ont pas l’amabilité d’Honoré de Balzac, de Jean Echenoz ou de Fontenelle (Digression sur les Anciens et les Modernes, 1687). Il est le plus souvent difficile de savoir quand commence (et donc où finit) une digression.

2. La pièce «Digression» se trouve sur l’album The Very Best of de Lennie Tristano (2009).

3. De la digression, on dit fréquemment qu’elle est «longue». Voilà pourquoi nombre d’auteurs s’excusent d’y avoir recours.

4. Il peut arriver que la digression soit niée : «Ce qui a pu paraître au lecteur une digression n’en est pas une, en vérité» (le Peintre de la vie moderne).

5. On peut sans mal contester la datation (1778) de Jacques le fataliste par le Dictionnaire des termes littéraires.

 

[Complément du 11 juin 2015]

Laurence Sterne ? Tristram Shandy ? «Digressions, incontestably, are the sunshine;—they are the life, the soul of reading;—take them out of this book for instance,—you might as well take the book along with them;—one cold eternal winter would reign in every page of it; restore them to the writer;—he steps forth like a bridegroom,—bids All hail; brings in variety and forbids the appetite to fail» (éd. 1979, p. 95).

 

[Complément du 1er novembre 2016]

Qu’arrive-t-il quand une doctorante soutient sa thèse sur la digression ? Clémentine Mélois, la doctorante, et Jean-Bernard Pouy, un membre de son jury, ont joué la chose dans la livraison du 30 octobre 2016 de l’émission Des Papous dans la tête de France Culture. C’est digressif à souhait.

 

[Complément du 29 mai 2023]

Ceci, dans le plus récent roman de François Hébert, Frank va parler (2023) :

Quelqu’un me fera peut-être remarquer que je fais une digression à la manière de Laurence Sterne.
Non ?
Mais oui !

 

Références

Balzac, Honoré de, Béatrix, Saint-Cyr-sur-Loire, publie.net, coll. «Nos classiques», 2011. Édition numérique. Édition originale : 1845.

Baudelaire, Charles, le Peintre de la vie moderne, Saint-Cyr-sur-Loire, publie.net, coll. «Nos classiques», 2010. Édition numérique. Édition originale : 1869.

Echenoz, Jean, le Méridien de Greenwich. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1979, 255 p.

Hébert, François, Frank va parler. Roman, Montréal, Leméac, 2023, 203 p.

Sterne, Laurence, The Life and Opinions of Tristram Shandy. Gentleman, Penguin Books, coll. «The Penguin English Library», 1979, 659 p. Ill. Edited by Graham Petrie with an Introduction by Christopher Ricks. Édition originale : 1759.

Van Gorp, Hendrik, Dirk Delabastita, Lieven D’hulst, Rita Ghesquiere, Rainier Grutman et Georges Legros, Dictionnaire des termes littéraires, Paris, Honoré Champion, coll. «Dictionnaires & références», 6, 2001, 533 p.

Subtil distinguo, ter

Quand le Devoir se trompe, le journal publie un «Rectificatif» : «Une erreur s’est glissée le vendredi 1er février en page B 9 dans la légende la photo accompagnant le texte sur Israël. La photo montrait la statue d’un soldat israélien (et non un véritable militaire) sur le terrain d’un poste de l’armée israélienne du mont Bental, sur le plateau du Golan» (4 février 2013, p. A8).

Quand la Presse se trompe, le journal publie une «Précision» sur un «malentendu» : «Dans un article publié le 26 janvier 2013 sur le site web lapresse.ca, nous avons erronément indiqué que Me Anne-France Goldwater, l’avocate de la requérante dans l’affaire de “Lola et Éric”, avait identifié “Éric” lors d’une entrevue diffusée sur les ondes du 98,5 FM et qu’elle s’exposait à des accusations d’outrage au tribunal. Or, il s’avère que Me Goldwater n’a jamais identifié “Éric” lors de cette entrevue et qu’elle n’a donc commis aucune infraction de nature juridique ou déontologique. Nous sommes désolés de ce malentendu» (31 janvier 2013, p. A2).

Ce n’est pas du tout la même chose : celui qui «rectifie» s’est trompé («erreur»), alors que celui qui «précise» s’est trompé («erronément»).

(L’Oreille tendue remercie un de ses fidèles lecteurs, Colibrius, d’avoir attiré son attention sur cette fine distinction.)

 

[Complément du 7 février 2013]

L’amateur de «rectificatifs» / «précisions» se doit de connaître le Tumblr Errratum (avec trois r) de @xkr.

 

[Complément du 21 août 2015]

Ceci, dans la Presse+ du jour :

La Presse+, 21 août 2015, rectificatif

 

Y aurait-il un changement de vocabulaire à la Presse ? Y reconnaîtrait-on (enfin) qu’on peut se tromper (à l’occasion) ?

 

[Complément du 26 août 2015]

Cela aura duré cinq jours.

La Presse+, 26 août 2015