Le Numéro 6 cultive-t-il son jardin ?

C’est entendu : le Prisonnier est une série «culte». Tournée en 1967 par la télévision britannique, elle fait partager quelques moments de la vie du Numéro 6 dans un mystérieux Village. Ce personnage, joué par Patrick McGoohan — qui est également un des concepteurs de la série —, y est enfermé après avoir voulu démissionner des services d’espionnage de Sa Majesté. On ne cesse, au long des 17 épisodes de la série, de l’interroger sur ses motivations : pourquoi a-t-il donc voulu s’en aller ? Lui refuse de se plier aux diktats de ses geôliers : «Je ne suis pas un numéro. Je suis un homme libre.»

Le Prisonnier fleure bon les sixties. On y met en scène l’individualisme bafoué, le pouvoir des images et de la croyance, la militarisation et le totalitarisme, la contre-culture et la révolution (à venir ou à empêcher), l’éducation et sa «subversion», le contrôle des esprits par la drogue. On y entend le «All You Need Is Love» des Beatles (à coté de l’Arlésienne de Bizet, il est vrai). Les vêtements, surtout ceux des vilains, sont bigarrés. Le réalisme n’est pas au rendez-vous, notamment dans les nombreuses bagarres (parodiques) auxquelles est mêlé le Numéro 6. Enfin, quiconque chercherait une explication claire à la situation de celui-ci ne la trouverait pas dans la série, ni même dans le dernier épisode, paradoxal à souhait.

Les exégètes ne manquent pourtant pas, dans des livres (The Official Prisoner Companion, 1988) ou sur le Web (ici et , par exemple). Ils ont repéré les allusions littéraires, ouvertes ou cryptées, à Cervantes, Shakespeare, Andersen ou Arthur Conan Doyle. Ils ont décrit les décors, essentiellement ceux du Village, même si tous les épisodes ne s’y déroulent pas. (Ce Village est en fait un hôtel du Pays de Galles, le Portmeirion, qui se faire gloire aujourd’hui d’avoir été le lieu principal du tournage.) Ils ont cherché, et expliqué, bien sûr, symboles sur symboles.

Le rapport de la série au XVIIIe siècle ne paraît cependant pas les avoir passionnés outre mesure. Pourtant, les Lumières y sont.

On trouve dans le Prisonnier des références explicites à la Révolution française, à la Bastille et à la guillotine (4e et 8e épisode), à Napoléon (6e, 8e et 15e épisode) et à Goethe (14e épisode : «Je vois que vous connaissez vos classiques», dit le Numéro 2 au Numéro 6). Les intérieurs fourmillent d’éléments de décor évoquant le XVIIIe siècle : objets, tableaux, costumes (3e, 5e, 8e et 9e épisode, parmi d’autres). Et il y a le jardin du Village et ses statues. Le Numéro 6 les découvre dès le premier épisode, où on les voit longuement, à partir de la vingt-septième minute, puis il les retrouve, plus brièvement, dans le 4e et le 9e. Une des statues ne peut qu’intriguer le dix-huitiémiste qui ne sommeille pas en l’Oreille tendue :

Statue de Voltaire ?

Que fait donc Voltaire — si c’est bien lui, mais ça en a tout l’air — dans ce jardin ? Ce ne serait pas sa seule présence : dans le 6e épisode, son nom est prononcé par un des chefs des tortionnaires, le Numéro 2, au moment où il fait visiter une bibliothèque au Numéro 6 : «Platon, Aristote, Voltaire, Rousseau, et les autres, ils sont tous là.» C’est un bien maigre point de départ, dans un monde où une chose peut toujours en cacher une autre.

P.-S. — La traduction française du Prisonnier est disponible gratuitement au Canada sur Tout.tv. Attention : risque aigu de dépendance.

 

[Complément du 27 septembre 2013]

Ce texte a été repris en revue : Melançon, Benoît, «Pot-pourri. Le Numéro 6 cultive-t-il son jardin ?», Cahiers Voltaire, 12, 2013, p. 303-304.

 

[Complément du 29 septembre 2022]

L’Oreille a aussi repris ce texte dans le livre qu’elle a fait paraître au début de 2020, Nos Lumières.

 

[Complément du 30 décembre 2022]

Il existe aussi une version de ce texte en ligne.

 

Référence

Melançon, Benoît, «Pot-pourri. Le Numéro 6 cultive-t-il son jardin ?», Cahiers Voltaire, 12, 2013, p. 303-304; repris, sous le titre «Le Numéro 6 cultive-t-il son jardin ?», dans Nos Lumières. Les classiques au jour le jour, Montréal, Del Busso éditeur, 2020, p. 78-79.

Sixième article d’un dictionnaire personnel de rhétorique

Denis Diderot, timbre commémoratif

Symploque

Définition

«Emploi simultané de l’anaphore [répétition initiale] et de l’épiphore [répétition finale]» (Gradus, éd. de 1980, p. 439).

Exemple

«Tu diras que c’est là se démener diablement; et tu auras raison. Tu diras que ce n’est pas la peine de tant tourner, pour trouver le dernier sommeil; et tu auras raison. Tu diras qu’il faut revenir le plus tôt possible et par le plus court chemin; et tu auras raison» (lettre de Diderot à sa femme, octobre 1773, éd. Roth-Varloot, vol. XIII, p. 73).

 

Références

Diderot, Denis, Correspondance, Paris, Éditions de Minuit, 1955-1970, 16 vol. Éditée par Georges Roth, puis par Jean Varloot.

Dupriez, Bernard, Gradus. Les procédés littéraires (Dictionnaire), Paris, Union générale d’éditions, coll. «10/18», 1370, 1980, 541 p.

Mon sex-appeal (et celui de Voltaire)

Ses lecteurs lui pardonneront, du moins elle l’espère, un bref élan d’immodestie : l’Oreille tendue a du succès auprès des dames. La preuve ?

Il y a quelques jours, elle publiait ici une réflexion sur la série télévisée Mad Men et Voltaire. Depuis, plusieurs personnes du sexe, certaines moins vêtues que d’autres, se sont abonnées à son compte Twitter.

Cela prouve, s’il en était besoin, que le nom de Voltaire fait encore vibrer les âmes bien nées.

Écho staëlien

Avant Mad Men, il y eut The Sopranos. L’enquête littéraire qu’on peut y mener n’est pas sans intérêt.

Pour s’en tenir à la littérature française, on notera des allusions brèves à Abélard et Héloïse (cinquième saison, sixième épisode; sixième saison, onzième épisode) et à Jacques Prévert (sixième saison, deuxième épisode). Il y en a de plus longues, et de plus précises, à Madame Bovary dans le sixième épisode de la cinquième saison, justement intitulé «Sentimental Education» : Carmela Soprano, l’épouse de Tony, le caïd de la mafia du New Jersey, se fait héroïne flaubertienne dans sa relation avec Robert Wegler, le conseiller pédagogique de son fils A.J. (L’agence Bloomberg s’est intéressée à l’intertexte flaubertien ici.)

La sœur aînée d’A.J., Meadow, est étudiante et elle a des lettres. Dans le septième épisode de la deuxième saison, «D-Girl», elle essaie de discuter de l’éducation et de la situation existentielle de son frère avec lui et ses parents. Qui convoque-t-elle ?

Meadow : You want him to read anything other than Hustler ? Hello. He got assigned The Stranger. You want him to be an educated person ? What do you think education is ? You just make more money ? This is education.

Anthony Junior : Do you ever think like : Why were we born ?

Meadow : Madame de Staël said : In life one must choose between boredom and suffering.

Tony : Go to your room.

Anthony Junior : No, I’m serious. Why were we born ?

Carmela : We were born because of Adam and Eve, that’s why. Now go upstairs and do your math.

Anthony Junior : Algebra ? That’s the most boring.

Tony : Well, your other choice is sufferin’. You wanna start now ?

Bref, Camus (The Stranger, l’Étranger) et Mme de Staël, ça ne marchera pas très fort : les enfants iront cacher leurs interrogations et leur culture dans leur chambre.

 

[Complément du 26 juillet 2019]

Meadow mérite des félicitations pour son érudition. Elle reprend un passage d’une lettre de Mme de Staël à Claude Hochet du 1er octobre 1800 : «Il faut choisir dans la vie entre l’ennui et le tourment : je donne l’un et l’hiver l’autre» (p. 326).

 

[Complément du 10 juin 2020]

L’Oreille a repris ce texte, sous le titre «Mme de Staël et la mafia», dans le livre qu’elle a fait paraître au début de 2020, Nos Lumières.

 

Références

Melançon, Benoît, Nos Lumières. Les classiques au jour le jour, Montréal, Del Busso éditeur, 2020, 194 p.

Staël, Germaine de, Correspondance générale. Tome IV. Première partie. Du directoire au Consulat. 1er décembre 1796-15 décembre 1800, Paris, Chez Jean-Jacques Pauvert, 1976, xii/337 p. Ill. Texte établi et présenté par Béatrice W. Jasinski.