Pauvre vieux

Portrait de Fontenelle

Parler d’air du temps ou d’esprit de l’époque ferait plouc : la chronique s’intitule donc «Zeitgeist». C’est dans le Devoir, sous la plume de Josée Blanchette.

Son article du 28 janvier s’intitule «Quand vieux rime avec heureux. Le bonheur, c’est comme l’eau» (p. B10). Il est précédé d’une citation : «Le plus grand secret pour le bonheur, c’est d’être bien avec soi.» C’est signé «Bernard Fontenelle».

Qui est ce «Bernard Fontenelle» ? S’agirait-il de Bernard Le Bovier de Fontenelle, né à Rouen en 1657, mort à Paris en 1757 à quelques jours de son centenaire ?

Oui, c’est lui. La phrase que le Devoir lui attribue se trouve bel et bien dans son traité Du bonheur (p. 49).

Il eut été fort marri de se voir devenu, comme n’importe quel quidam, un Bernard Fontenelle.

 

Référence

Fontenelle, Du bonheur par M. de Fontenelle suivi d’Aphorismes et de l’Essai sur l’histoire, Paris, Éditions d’art Édouard Pelletan, Helleu et Sergent, éditeurs, coll. «Philosophes et moralistes», 7, 1926, xxi/148 p. Ill. Préface de Luc Benoist. Portrait d’après Rigaud. Ornements de G. Corvel.

La vie après l’extrême

Écoutons Diderot dans le Neveu de Rameau : «si tout ici-bas était excellent, il n’y aurait rien d’excellent» (p. 25).

Paraphrasons-le : si tout ici-bas était extrême, il n’y aurait rien d’extrême.

On a tant et tant abusé du mot extrême qu’il est dorénavant nécessaire de trouver autre chose d’aussi fort pour mettre à la place. Une solution possible : passons à l’ultime.

Cela donne ultime.tv, un «ultime biscuit» (voir ci-dessous) ou «Le concours de chaussures ultime, du 1er au 19 septembre» chez Holt Renfrew à Montréal (la Presse, 4 septembre 2010, p 4, publicité).

On n’arrête pas le progrès.

Biscuit «ultime», étiquette

 

Référence

Diderot, Denis, le Neveu de Rameau. Satires, contes et entretiens, Paris, Librairie générale française, coll. «Le livre de poche», 5925, 1984, 414 p. Édition établie et commentée par Jacques et Anne-Marie Chouillet.

Elle, son associée

L’historien québécois Marcel Trudel vient de mourir. Un de ses anciens élèves, Jacques Mathieu, lui rend hommage dans le Devoir du 13 janvier (p. A9).

À la fin du texte, on lit ceci :

Je tiens d’ailleurs à signaler une anecdote à cet égard. Le jour de son 90e anniversaire de naissance, j’ai eu un contact téléphonique à sa résidence. Son associée m’a signalé que, ce matin-là, Marcel Trudel dérogeait à son habitude; il bêchait son jardin.

Associée ? L’Oreille tendue connaissait le commis déguisé en associé et le partenaire en affaires, et elle savait que ce mot désigne un statut particulier dans les cabinets d’avocats. De toute évidence, l’«associée» de Marcel Trudel ne relève d’aucune de ces catégories.

S’il n’est pas possible, à la lecture du panégyrique de Jacques Mathieu, de savoir ce que faisait cette «associée», outre répondre au téléphone, on notera cependant qu’il ne manque pas de piquant qu’un historien de la Nouvelle-France, intéressé par définition aux activités de la Compagnie des Cent-Associés, ait été proche d’une personne portant ce titre.

On relèvera, pour finir, que l’auteur de l’Influence de Voltaire au Canada (1945), le jour de ses 90 ans, bêchait encore son jardin, tel Candide cultivant le sien.

 

Référence

Trudel, Marcel, l’Influence de Voltaire au Canada, Montréal, Fides, 1945, 2 tomes. Tome I : de 1760 à 1850, 221 p.; tome II : de 1850 à 1900, 315 p.

Leçon d’anatomie

En légende d’une photo dans un quotidien : «Bruny Surin incarnera Michelot Antoine, un fier-à-bras avec des remords de conscience[,] dans le nouveau film de Marie-Ange Barbancourt» (la Presse, 10 décembre 2010, cahier Arts et spectacles, p. 1).

Avoir des remords ? L’Oreille tendue peut comprendre. Mais des remords de conscience ? Cela lui échappe. Connaissez-vous quelqu’un qui a déjà eu des remords de genou ? De pied gauche ? Où sont les remords sinon dans la conscience ?

P.-S. — L’expression est fréquente au XVIIIe siècle (Marivaux, Rousseau, Fréron, les Nouvelles ecclésiastiques, les Lettres édifiantes et curieuses des Jésuites) ? L’Oreille n’en disconvient pas. Ça ne la réconcilie pourtant pas avec elle.

Les idiotismes de métier

Christian Gailly, l’Incident, éd. de 2009, couverture

Diderot, dans la Satire première sur les caractères, et les mots de caractère, de profession, etc., explique, exemples à l’appui, combien le métier détermine le rapport au monde. Après avoir décrit un érudit, il passe à un autre personnage :

C’est le pendant du géomètre, qui, fatigué des éloges dont la capitale retentissait lorsque Racine donna son Iphigénie, voulut lire cette Iphigénie si vantée. Il prend la pièce; il se retire dans un coin; il lit une scène; deux scènes, à la troisième, il jette le livre en disant : Qu’est-ce que cela prouve ?… C’est le jugement et le mot d’un homme accoutumé dès ses jeunes ans à écrire à chaque bout de page : Ce qu’il fallait démontrer (p. 117).

C’est à ce texte que l’Oreille tendue pensait en lisant le roman l’Incident de Christian Gailly (1996), tout en sachant bien que les deux extraits qu’elle va citer ne correspondent pas tout à fait au propos de Diderot.

Le premier concerne deux femmes :

Elle espérait avoir affaire à la petite qu’elle aimait bien, une brunette à cheveux courts et visage de garçon, précisons, de beaux grands yeux verts noisette, avec des reflets verts, une bouche pleine de chair d’un brun sanguin presque violet, qui en prenant son pied lui donnait un vague plaisir (p. 13-14).

Pour tout un chacun, «prendre son pied» peut désigner le plaisir obtenu, fût-il «vague». Pour cette jeune vendeuse de chaussures, cela n’est pas toujours le cas, au sens premier.

Le second extrait met en scène une femme qui exerce une profession bien différente :

Elle fumait en écoutant le bruit de l’avenue. Elle regardait le ciel. Tout ça semblait tellement convenu, mais qu’est-ce que le convenu, sinon la vie elle-même ? Un ciel de soir de juin. Une fin de jour interminable. Large, douce. Vaste, agonie de couleurs chaudes. Des camaïeux de bleus éteints. Le gros rond du soleil dans la brume. Il descendait lentement derrière une rangée de cheminées, une sorte de dentier (p. 146).

Voilà à quoi pensent les dentistes devant un coucher de soleil.

 

Références

Diderot, Denis, le Neveu de Rameau. Satires, contes et entretiens, Paris, Librairie générale française, coll. «Le livre de poche», 5925, 1984, 414 p. Édition établie et commentée par Jacques et Anne-Marie Chouillet.

Gailly, Christian, l’Incident, Paris, Éditions de Minuit, coll. «Double», 63, 2009, 253 p. Édition originale : 1996.