C’est aussi vrai du dessin d’humour, dans lequel on aime bien rejouer la scène où Lemuel Gulliver, sur l’île de Lilliput, se réveille couché sur le dos, retenu par des câbles. Le 1er décembre 2018, André-Philippe Côté a ainsi mis en scène le premier ministre de l’Ontario, Doug Ford. Le 9 novembre 2020, Michael de Adder appliquait le même traitement au 45e président des États-Unis.
Grâce au magnifique site Wikia La BD de journal au Québec, l’Oreille tendue découvre une publicité illustrée parue dans la Presse le 8 mai 1943, en pleine Deuxième Guerre mondiale. Il s’agit d’encourager les lecteurs du quotidien montréalais à participer à l’effort de guerre et à acheter des Obligations de la Victoire : tout effort individuel, même modeste, contribuera à financer «la machine de guerre la plus puissante de l’histoire du monde».
La littérature et le dessin, armes de guerre ?
P.-S.—Oui, vous avez bien lu, l’Oreille tendue évoquait la caricature de Côté dans son livre Nos Lumières (2020).
La semaine dernière, en goguette conjugale sherbrookoise, l’Oreille tendue a visité une exposition consacrée à Voltaire. Son attention a été attirée, entre autres choses, par une publicité de la bière Molson représentant l’écrivain.
Pourquoi citer Candide et parler d’«arpents de neige» ? C’est que Voltaire «était convaincu que le Canada ne valait pas qu’on se batte pour le conserver», dit l’annonce. Des «arpents de neige», cela vaudrait bien peu.
Cette publicité n’a pas paru que dans le quotidien montréalais le Devoir (9 avril 1954, p. 5), comme l’indique le musée diocésain de Sherbrooke; on la trouve aussi — recherche non exhaustive — dans l’Action catholique (23 juin 1954, p. 21) et dans le Droit (28 juillet 1954, p. 15).
Cette «réclame» s’inscrit dans «une série publiée par Molson’s», dit-on. Qu’y trouve-t-on ? Sous l’intitulé «Qui a dit… ?», d’autres personnages historiques sont associés à des phrases, parfois datées :
«Le temps c’est de l’argent !» («François» Bacon, 1620, le Bien public, 21 mai 1954, p. 6);
«Je répondrai par la bouche de mes canons» (Frontenac, 1690, le Droit, 21 avril 1954, p. 15 et 21 juin 1954, p. 15);
«Après moi le déluge» (Louis XV à Mme de Pompadour, le Droit, 28 mai 1954, p. 24 et 25 août 1954, p. 11);
«Une armée marche sur son ventre» (Napoléon, le Guide, 18 février 1954, p. 6; le Canada, 26 mai 1954, p. 8; le Clairon maskoutain, 28 mai 1954, p. 14);
«Les Canadiennes sont si jolies que ça repose les yeux lorsqu’on en rencontre une qui l’est moins» (Mark Twain, 1881, le Droit, 16 février 1954, p. 12 et 20 août 1954, p. 10);
«Le XXe siècle appartient au Canada» (Wilfrid Laurier, le Bien public, 18 juin 1954, p. 6).
Chaque publicité est illustrée par un portrait de la personne à qui on doit la citation, sauf pour Napoléon : au lieu d’une représentation d’époque, on a dessiné quatre militaires contemporains, sourire aux lèvres, remplissant leur plateau de victuailles.
Le slogan «La bière que votre arrière-grand-père buvait» ne correspond guère aux exigences de la publicité actuelle, laquelle préfère généralement l’ultramoderne à la tradition. Molson l’a pourtant utilisé pendant des décennies. Il apparaît en effet dès les années 1910 (la Presse, 30 mai 1916, p. 10).
Ce n’est pas la première fois que Molson fait appel à l’histoire pour vendre ses produits. En 1931, le XVIIe siècle était à l’honneur : Louis Hébert défrichant son champ en 1620 (le Nouvelliste, 24 octobre 1931, p. 5); Lambert Closse défendant l’Hôtel-Dieu en 1652 (la Presse, 16 juin 1931, p. 21); Louis Joliet quittant Lachine en 1673 (le Progrès du Golfe, 1er mai 1931, p. 4). Chaque réclame était accompagnée de sa vignette explicative.
En 1952, la campagne publicitaire porte sur les richesses contemporaines du Québec : le titane (le Journal de Waterloo, 1er février 1952, p. 2); le tourisme (le Guide, 24 avril 1952, p. 4); les ressources naturelles (le Guide, 1er mai 1952, p. 5); le cuivre (le Petit Journal, 24 juin 1952, p. 22). La perspective n’est plus historique, mais économique.
Nos «arrière-grands-pères» — nos «arrière-grands-mères» ? — s’instruisaient en buvant. Envions-les.
P.-S.—En matière de bière, on trouvera d’autres publicités québécoises illustrées ici.
Selon le Petit Robert (édition numérique de 2018), une somme est une «Œuvre qui résume toutes les connaissances relatives à une science, à un sujet». On pourrait dès lors s’attendre à ce qu’il s’agisse d’un texte monumental. Pourtant, la Relation de voyage en Amérique (XVIe-XVIIIe siècles), de Réal Ouellet (1935-2022), ne compte que 138 pages d’analyse et c’est une somme.
Réal Ouellet était un des spécialistes les plus réputés du récit de voyage; d’abord centrées sur le XVIIIe siècle en Nouvelle-France, ses recherches s’étaient progressivement étendues historiquement — vers les XVIe et XVIIe siècles — et géographiquement — vers les Antilles. Sa bibliographie comporte autant des éditions de texte (Champlain, Sagard, Leclercq, Exquemelin, Pelleprat, Bouton, Saugrain, Lahontan, etc.) que des travaux critiques fondamentaux (articles, chapitres de livres, ouvrages collectifs, etc.).
La Relation de voyage en Amérique «reprend et réorganise» des études parues sur deux décennies (p. 7). Le corpus est étendu, avec quelques œuvres auxquelles Ouellet revient souvent, celles de Jean de Léry, de Jacques Cartier, de Paul Lejeune («peu suspect de sympathie envers les Amérindiens», p. 105), de Robert Challe, de Lahontan («relateur atypique», p. 46), de Bougainville. Les exemples sont frappants et judicieusement choisis. Les lectures sont minutieuses et toujours collées sur les textes : figures de rhétorique (prétérition, hyperbole), système pronominal (qui parle ?), types de citations, appartenances génériques (mémoires, journal, lettre, carnet), procédés d’écriture (comparaison, énumération) — voilà de l’analyse de texte à son meilleur.
La structure de l’ensemble est particulièrement claire. La «perspective globalisante d’une poétique de la relation de voyage» (p. 57) ici défendue repose sur une prise de position clairement posée et indiscutablement utile. Toute relation de voyage exige, dans des proportions variables, trois gestes : narrer (chapitre III), décrire (IV), commenter (V). Dans les deux premiers chapitres, Ouellet expose la nature duelle du «pacte viatique» («cautionner une action colonisatrice et […] légitimer une écriture», p. 9), puis réfléchit au passage «du voyage à l’écriture» (quels genres pratiquer ?). Les deux derniers portent sur les mécanismes de la «parole rapportée» et sur la mise en scène du «sujet scripteur». La conclusion démonte avec brio les rapports du fictionnel et de la relation de voyage : quoi qu’elle puisse affirmer à ce sujet, celle-ci «revendique une place dans l’espace littéraire, formellement et thématiquement, par l’apologie qu’elle fait du plaisir d’écrire et de lire» (p. 133).
Les textes abordés sont anciens, mais souvent rapportés à des pratiques modernes (le cinéma) et à des auteurs du XXe siècle (Saint-Exupéry, Michel Butor, Thomas Mann, Alain Robbe-Grillet). Réal Ouellet était aussi écrivain : les échos entre l’étude de 2010 et un roman de 1996, l’Aventurier du hasard, sont nombreux. Des remarques sont étonnantes et fécondes : beaucoup de récits de voyage, par exemple, racontent des échecs, plus que des réussites, notamment sur le plan du «travail apostolique» (p. 102).
De la bien belle ouvrage, qui servira longtemps.
P.-S.—Les mots retenus par Ouellet en 2010 pour désigner les Autochtones et les esclaves noirs sont ceux que l’on a trop longtemps utilisés et que l’on essaie, de plus en plus, d’éviter aujourd’hui. On peut se demander s’il les emploierait encore en 2022.
Ouellet, Réal, la Relation de voyage en Amérique (XVIe-XVIIIe siècles). Au carrefour des genres, Sainte-Foy (Québec), Presses de l’Université Laval, «Collections de la République des lettres», série «Études», 2010, 165 p. Réédition : Paris, Hermann, «Collections de la République des lettres», série «Études», 2015, 165 p.