Accouplements 220

Bondrée et Tangente vers l’est, couvertures, collage

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Michaud, Andrée A., Bondrée, Montréal, Québec Amérique, coll. «qa», 2020. Édition numérique. Édition originale : 2014.

«Certains croyaient que Larue avait nommé sa fille Emma à cause de l’admiration qu’il portait à Flaubert et à Emma Bovary, mais ce n’était pas le cas. S’il appréciait Flaubert, il fuyait les Bovary comme la peste. C’était sa femme qui avait choisi ce prénom, y voyant une parenté avec le verbe “aimer”. Larue était trop stupide, à cette époque, trop amoureux pour la contredire et lui indiquer qu’Emma mettait le verbe au passé, j’aimai, tu aimas, il aima. Il le regrettait aujourd’hui, quand il songeait que sa fille portait le nom d’une héroïne dont l’amour dérivait dans le souvenir.»

Kerangal, Maylis de, Tangente vers l’est, Paris, Verticales, coll. «Minimales / Verticales», 2012, 136 p. Édition numérique.

«Ils se sont donné leurs prénoms, se sont donné du feu, se sont donné des clopes. Elle lui a précisé qu’elle était française, frantsouzkaïa et toujours ce geste de poser la paume sur le sternum en appuyant la seconde syllabe, frantsouzkaïa, et en face d’elle, Aliocha a hoché la tête. Une Française, il est déçu — ne sait pourtant rien des femmes françaises, rien, ne connaît d’elles que des Fantine, des Eugénie ou des Emma, femmes obligatoires dont il avait entrevu des fragments de psyché dans des manuels scolaires et reléguées loin de celles qui l’éblouissent, Lady Gaga en tête.»

 

P.-S.—En effet : ce n’est pas la première Emma que nous croisons chez Maylis de Kerangal (voir ici).

Accouplements 219

Naissance d'un pont et Madame Bovary, couvertures, collage

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Flaubert, Gustave, Madame Bovary, Paris, Garnier-Flammarion, coll. «GF», 86, 1966, 441 p. Chronologie et préface par Jacques Suffel. Édition originale : 1857.

«Une fois, au milieu du jour, en pleine campagne, au moment où le soleil dardait le plus fort contre les vieilles lanternes argentées, une main nue passa sous les petits rideaux de toile jaune et jeta des déchirures de papier, qui se dispersèrent au vent et s’abattirent plus loin, comme des papillons blancs, sur un champ de trèfles rouges tout en fleur» (p. 270).

Kerangal, Mailys de, Naissance d’un pont, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 5339, 2020, 336 p. Édition numérique. Édition originale : 2010.

«Avant de redémarrer la voiture, Shakira avait pris soin d’essuyer le sable collé sur ses pieds à l’aide de mouchoirs en papier glissés entre ses doigts de pied, puis froissés d’une pression sèche et jetés par la vitre, un par un, la boîte entière bientôt dilapidée. Sanche avait suivi du regard les kleenex blancs qui flottaient en l’air, voletaient doucement, déformés au moindre souffle, se redéposaient enfin au sol, maculant peu à peu tout le paysage.»

 

P.-S.—Toujours dans Naissance d’un pont : «un mouflon blanc aux grosses cornes ambrées recourbées en arceaux comme la coiffure à rouleaux de Mme Bovary».

P.-P.-S.—En sa jeunesse, l’Oreille tendue a consacré quelques lignes à la scène flaubertienne dite «du fiacre» : Melançon, Benoît, «Faire catleya au XVIIIe siècle», Études françaises, 32, 2, automne 1996, p. 65-81. https://doi.org/1866/28660

Accouplements 207

Patrice Desbiens, Fa que, 2023, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Patrice Desbiens, «Canicule», dans Fa que, Montréal, Mains libres, 2023, 69 p., p. 25.

les longs reculons
des camions de livraison
résonnent et tonnent
dans la chaleur cruelle
de la ruelle

Paul Verlaine, «Chanson d’automne», dans Poèmes saturniens, 1866.

Les sanglots longs
Des violons
De l’automne
Blessent mon cœur
D’une langueur
Monotone

 

P.-S.—Le recueil de Desbiens contient un poème intitulé «Verlaine» (p. 49).

Accouplements 206

Le restaurant Madame Bovary, à Boucherville, présenté dans la Presse+ en 2017

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Dans la Presse+ du jour, Dominic Tardif rend compte du premier roman d’Étienne Tremblay, le Plein d’ordinaire (Montréal, Les Herbes rouges, 2023, 320 p.), et interviewe son auteur.

À un moment, ils causent Flaubert :

Inspiré par l’aversion pour la métaphore d’un Paul Léautaud — «J’apprécie les belles images, mais je n’ai pas beaucoup de patience pour la fumisterie des artifices inutiles» —, Étienne Tremblay dit aussi avoir été marqué par l’absence de jugement avec laquelle Flaubert considère ses personnages. Votre journaliste lui souligne que son flemmard de narrateur a beaucoup en commun avec une certaine Emma Bovary, qui ne parvenait à pleinement exister que par l’entremise de sa riche imagination.

«C’est vrai qu’il y a un certain bovarysme bouchervillois chez Mathieu», acquiesce le jeune auteur en riant, fort probablement la première fois de l’histoire de l’humanité que ces deux mots furent prononcés dans la même phrase.

L’association des mots bovarysme et bouchervillois n’irait donc pas de soi. Ça se discute.

En effet, dans la même Presse+, le 24 juin 2017, une chronique gastronomique s’intitule «Flaubert à Boucherville». Elle porte sur le restaurant Madame Bovary.

Méditons sur ces liens plus fréquents qu’on ne le pense.

P.-S.—Tardif offre une belle diaphore à ses lecteurs : «Mathieu vend de l’essence et s’éloigne peu à peu de la sienne.»

Les notes de monsieur Marcotte

Portrait de Gilles Marcotte

 

«Et vive l’érudition !…»
Littérature et circonstances, p. 345 n. 39

L’Oreille tendue a récemment rédigé une notice biobibliographique sur son ancien professeur, collègue et commensal Gilles Marcotte (1925-2015). Elle a alors relu quelques-uns des textes de cet «accompagnateur» de la littérature québécoise (mais pas que).

Elle connaissait déjà plusieurs traits de son style : adresses au lecteur («comme vous et moi»), doublées d’un «nous» de connivence («Nous le demanderons à Bérénice Einberg»), usage de la première personne («Je préparais un examen de littérature canadienne-française»), recours à l’italique (dans le Libraire, de Gérard Bessette, «Jodoin ne voulait rien savoir»), usage de l’ironie («On ne recrute pas un tigre et un lion […] sans s’attirer quelques ennuis»), présence épisodique de l’anglais («good news is bad news»).

(Les citations qui précèdent sont toutes tirées d’Une littérature qui se fait et du Roman à l’imparfait.)

Elle avait cependant été trop peu sensible à sa manière d’utiliser les notes.

Une littérature qui se fait paraît en 1962. Dans la réédition de 1994, Gilles Marcotte ne se permet qu’une nouvelle note, d’autodérision, s’agissant de l’édition, qu’il croyait définitive, des poèmes d’Émile Nelligan : «Prophétie imprudente…» (p. 127 n. 1)

Parmi les cinq romanciers auxquels s’attache principalement Marcotte dans le Roman à l’imparfait (1976), il y a Gérard Bessette. Marcotte préfère le Bessette romancier au Bessette critique. Ce dernier s’en prend au réalisme d’un rêve décrit par Victor-Lévy Beaulieu ? «Le rêve doit-il donc être soumis aux contraintes de l’exactitude anatomique ?…» (p. 22 n. 6) Il est insatisfait d’un autre passage du même VLB ? «Pourquoi Beaulieu n’a-t-il pas écrit un roman de Bessette ?» (p. 33 n. 22)

À côté de ces notes ironiques, on en trouve une où Lautréamont parle pour l’auteur — et c’est une splendeur : «Les rapports — d’emprunt, de transformation, et cetera — entre l’œuvre de [Réjean] Ducharme et le texte lautréamontien sont si nombreux et si complexes qu’il ne saurait être question de les inventorier ici : “allez-y voir vous-même, si vous ne voulez pas me croire” (Lautréamont, op. cit., p. 365)» (p. 63 n. 6). En effet, ces «rapports» ne seront pas «inventoriés» tout de suite; ils ne le seront que dans un article de 1990.

Une note du Roman à l’imparfait contient une mauvaise blague (p. 163 n. 28). Une autre permet d’être plus sévère en bas de page que dans le corps du texte, sur Marie-Claire Blais (p. 114). Deux notes de la page 155, au sujet de Jacques Godbout, sont inattendues : «La réalité, la vérité, sont dans les cuisses» (n. 23); «Les cuisses, Dieu, la vérité : étonnante salade…» (n. 24)

Restent les notes où on dit ce qu’on ne fera pas : «La psychanalyse aurait évidemment beaucoup à dire là-dessus…» (p. 77 n. 27) et celles où on se demande si on fera ce qu’on est en train de faire : «Faut-il faire observer que cette description du roman traditionnel pousse à la caricature les traits qui le constituent ?» (p. 177 n. 8)

Qu’en est-il des autres livres de Gilles Marcotte, étant entendu que les notes bibliographiques ont été laissées de côté, de même que celles qui ne contiennent qu’une citation ou que de l’information ? On trouvera ci-dessous quelques remarques non exhaustives.

Des ouvrages critiques en sont dépourvus, par exemple la Prose de Rimbaud (1983). Dans le cas de La littérature est inutile (2009), c’est plus radical :

L’auteur s’est permis de faire des changements, mineurs ou (plus rarement) assez importants, dans les textes ici reproduits. Il a également supprimé les notes de bas de page. Les lecteurs exigeants pourront les retrouver dans les périodiques et ouvrages dont ils sont extraits (p. 227).

Serons-nous des «lecteurs exigeants» ?

Dans les livres où il y en a, une note peut contenir son potentiel de polémique. Dans le Temps des poètes (1969), dans le corps du texte, Marcotte parle de «poésie canadienne-française» (p. 30). En note, il s’explique — façon de parler : «Ou québécoise, comme on voudra. Je note cependant que ce dernier adjectif prête à confusion, pour les deux raisons que voici : 1) il existe une ville appelée Québec; 2) il existe au Québec des écrivains de langue anglaise» (p. 33 n. 29).

En 1989, Littérature et circonstance regroupe 25 «études». Les notes sont nombreuses; elles font 16 pages en fin de volume. Retenons-en deux : «Un siècle [après Crémazie], Yves Berger parlera de la “bourgeoisie québécoise” comme de “la plus bête du monde”. Conservons quelques doutes. La concurrence internationale , dans la bêtise, est assez vive» (p. 333 n. 3); «Ainsi presque tous les romans de Jacques Ferron sont, en partie du moins, des romans à clés. Il n’est peut-être pas important de connaître les portes qu’ouvrent ces clés; il est utile de savoir que l’auteur aime s’amuser avec des clés» (p. 344 n. 2). On signalera itou, dans le recueil, la récurrence des formules comme «On se souvient que» (p. 339 n. 15, p. 341 n. 11), «bien sûr» (p. 343 n. 2, p. 347 n. 4) ou «On aura reconnu» (p. 345 n. 32).

S’agissant de Rimbaud, en 1993, on frôle le même pédantisme professoral : «On sait que le personnage principal de ce roman [Dévadé, de Réjean Ducharme] porte le nom de Bottom» (p. 103 n. 23). Le sait-on vraiment ? S’en souvient-on ? Est-ce bien sûr ? L’avez-vous reconnu ?

Le recueil l’Amateur de musique (1992) ne contient qu’une note, dans laquelle l’amateur de musique se tâte : dans son Journal 1981-1984, Julien Green a-t-il fait une faute ? «Mais je ne suis pas sûr… Je lis donc le texte tel qu’il est imprimé» (p. 153 n.).

Dans le Lecteur de poèmes (2000), l’auteur offre une utile mise en garde : «Qu’on ne lise pas ici un jugement négatif sur la critique universitaire» (p. 86 n. 5). (Merci.)

Les deux seules notes de la Petite anthologie péremptoire de la littérature québécoise (2006) nuancent un propos («Soyons honnête», p. 10 n. 1) et rappellent la perspective du livre (p. 35 n. 2).

En août 1996, Gilles Marcotte publiait dans le magazine l’Actualité une lettre à sa cousine. Il y évoquait les «tremendous footnotes» de l’ouvrage d’un de ses jeunes collègues. Lui, il n’allait jamais jusque-là, mais il faut néanmoins lire les siennes.

P.-S.—Oui, Gilles Marcotte aime beaucoup les points de suspension.

P.-P.-S.—Non, l’Oreille n’a pas relu tous les écrits de Marcotte pour rédiger ceci.

P.-P.-P.-S.—Oui, elle aime beaucoup les notes de Marcotte, mais sa favorite est de quelqu’un d’autre.

P.-P.-P.-P.-S.—Oui, ce «jeune collègue», c’était l’Oreille.

 

Références

Larose, Jean, Gilles Marcotte et Dominique Noguez, Rimbaud, Montréal, Hurtubise HMH, coll. «L’atelier des modernes», 1993, 144 p.

Marcotte, Gilles, le Temps des poètes. Description critique de la poésie actuelle au Canada français, Montréal, HMH, 1969, 247 p.

Marcotte, Gilles, le Roman à l’imparfait. Essais sur le roman québécois d’aujourd’hui, Montréal, La Presse, coll. «Échanges», 1976, 194 p. Nouvelle édition revue et corrigée : le Roman à l’imparfait. La «révolution tranquille» du roman québécois. Essais, Montréal, L’Hexagone, coll. «Typo», 32, 1989, 257 p.

Marcotte, Gilles, la Prose de Rimbaud, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1983, 163 p. Rééd. : Montréal, Boréal, 1989, 196 p.

Marcotte, Gilles, Littérature et circonstances. Essais, Montréal, L’Hexagone, coll. «Essais littéraires», 4, 1989, 350 p.

Marcotte, Gilles, «Réjean Ducharme lecteur de Lautréamont», Études françaises, 26, 1, printemps 1990, p. 87-127. https://doi.org/10.7202/035806ar

Marcotte, Gilles, l’Amateur de musique, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1992, 238 p.

Marcotte, Gilles, Une littérature qui se fait. Essais critiques sur la littérature canadienne-française, Montréal, Bibliothèque québécoise, 1994, 338 p. Présentation de Jean Larose. Édition originale : 1962.

Marcotte, Gilles, «Lettre à ma cousine», l’Actualité, 21, 12, 1er août 1996, p. 77-78.

Marcotte, Gilles, le Lecteur de poèmes précédé de Autobiographie d’un non-poète, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 2000, 210 p.

Marcotte, Gilles, Petite anthologie péremptoire de la littérature québécoise, Montréal, Fides, coll. «Les grandes conférences», 2006, 42 p.

Marcotte, Gilles, La littérature est inutile. Exercices de lecture, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 2009, 233 p.